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Trajectoires de lectrices dans la première moitié du XIX e siècle

Afin d’étayer cette biographie chorale des lectrices, nous procéderons en quatre parties. Dans la première partie, nous restituerons l’appareil discursif des autorités morales, religieuses et médicales dans la première moitié du siècle. Il s’agira d’abord de voir comment est pensée la lecture des femmes, englobant les lectrices dans un « elles » collectif, ce que nous ferons dans les chapitres 1 à 3. Pour l’essentiel, ces discours s’adressent à des femmes éduquées et issues des milieux les plus favorisés, destinées à devenir des épouses et des mères capables de prendre en charge l’éducation de leurs enfants et d’agir pour la moralisation de la société. L’idée de la différence ontologique des sexes conduit à décrire les pratiques culturelles des femmes, dont la lecture, dans un lien de dépendance avec la « nature féminine » en général. La mauvaise lecture, empathique et sensible, est rejetée du côté du féminin, par opposition à la lecture distanciée, critique, et implicitement masculine. La littérature pédagogique n’est pas en reste. Elle propose une propédeutique de la lecture qui oblige à s’interroger sur la sexuation non de l’apprentissage en tant que tel mais bien de l’éducation par le livre, et sur les limites imposées – ou non – à l’accès au savoir pour les femmes. Les lectures frivoles et amorales sont donc condamnées, tandis que les écrits des pédagogues ou les auteurs de littérature pour jeunes filles, les éditeurs des biographies pieuses tentent de délimiter ce que peut être une bonne littérature, utile, pour les lectrices.

100 Sur ces différentes notions, voir Philippe Artières et Dominique Kalifa, « L’historien et les archives personnelles », art. cit.

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Malgré leurs origines diverses, les principaux arguments circulent entre supports médiatiques et visent la « construction d'un réel, qui modélise des figures critiques ou édifiantes101 ». Il faudrait dès lors traiter la catégorie de la lectrice lors de ce premier XIXe siècle comme un type représentatif qui nous dévoilerait des conflictualités au sein des représentations contemporaines. Les modèles comportementaux face au livre – négatifs ou positifs – qu'on y repère, qu'assènent les prescriptions morales et que concrétisent les politiques éditoriales, définissent alors le périmètre autorisé de la lecture des femmes. Depuis son apprentissage jusqu'à sa maîtrise en tant que compétence critique, chaque étape du savoir lire est scrutée, analysée, et rapportée aux catégories de la bonne ou de la mauvaise lecture. Cet ensemble discursif est un critère majeur de définition du féminin qui « enserre102 » les pratiques de lecture des femmes dans des normes genrées.

Dans les deux parties suivantes, tendues entre le « nous » et le « je » des lectrices, nous traiterons l’ensemble des écrits personnels pour suivre les trajectoires des lectrices.

La seconde partie portera plus spécifiquement sur l’apprentissage de la lecture, mal connu en dehors des sources didactiques, normatives et institutionnelles, alors même que les enfants sont inclus par Martyn Lyons parmi les « nouveaux lecteurs » au début du XIXe siècle103. L’expérience des « élèves » restituée dans les souvenirs permet de revenir sur les modalités concrètes de son déroulement qui, à l’heure de grands débats sur les méthodes de lecture et de la naissance de la littérature de jeunesse, n’a pourtant rien de figé, ce que nous verrons dans le chapitre 4. Concernant l’éducation des filles, on y voit la place déjà très prégnante de l’éducation maternelle, faiblement concurrencée par les autres systèmes éducatifs. Surtout, davantage que les méthodes d’enseignement de la lecture, qui pourtant font alors débat, les écrits personnels montrent une sexuation progressive de l’éducation, que nous examinerons

101 Michèle Riot-Sarcey, « De la représentation », Romantisme, 2000, n°110, Dossier « De la représentation, histoire et littérature », p. 3-12.

102 Michèle Riot-Sarcey définit ainsi la notion d’enserrement : « Prise entre sa capacité d’être et les différents interdits, la jeune fille, l’épouse, la mère, à chaque étape de la vie, réduites à une identité assignée, pactisent avec les contraintes, tout en cherchant à exister. Le je au féminin, plus qu’un autre, oscille entre elles et eux ». Michèle Riot-Sarcey, « Un autre regard sur l’histoire », in Idem (dir.) De la différence des sexes. Le genre en histoire, Paris, Bibliothèque Historique Larousse, 2010, p. 20.

103 Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 2001 [1997], p. 406-416. L’enfant lecteur est de fait l’un des grands oubliés des travaux sur la lecture, comme le souligne Matthew O. Grenby dans The Child Reader. 1700-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Dans l’Histoire de l’enfance, Egle Becchi appréhende justement cette question à partir de l’exemple de deux autobiographies. Voir Egle Becchi, « Écritures enfantines, lectures adultes », in Egle Becchi et Dominique Julia (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, t. 2. Du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, p. 485-510. Pourtant, la relégation de ces pages en fin de volumes souligne bien le traitement à part fait à cette approche. Les travaux récents d’Emmanuelle Chapron, portant sur le XVIIIe siècle, proposent justement de faire le lien entre les différentes approches, entre littérature didactique, politiques éditoriales et souvenirs de lecture. Emmanuelle Chapron, Travailler avec les livres, XVIIe-XXIe siècles, vol. 1, Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016.

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dans le chapitre 5. Si on n’apprend pas à lire comme une fille, en revanche l’usage du livre tel qu’il est transmis dans l’éducation et la dissociation progressive des lectures pour les filles et pour les garçons ont bien pour conséquence de construire un rapport différencié à l’univers livresque et au savoir. On doit alors bien prendre la mesure de ce qu’a pu représenter, même de manière informelle, bricolée et peu reconnue socialement, l’accès de certaines à des territoires intellectuels considérés alors comme masculins.

Mais il faut aussi redonner aux lectrices leur part d’action, de création, d’inventivité, en ne les excluant pas des principaux phénomènes de transformation du monde de l’imprimé au début du siècle. Ce sera l’objet de la troisième partie. Ainsi, la très grande diversité des lectures, interdisant de se cantonner aux deux poncifs de la « lectrice romanesque » et de la « lectrice dévote », ressort avec éclat dans la bibliothèque virtuelle que nous avons pu dresser à partir des écrits personnels, et qui est présentée en annexe. Celle-ci, analysée dans le chapitre 6, déborde largement, nous le verrons, l’idée d’une littérature pour les femmes.

Les écrits personnels apparaissent comme un lieu idéal pour prendre la mesure de l'écart entre la normativité des discours et le concret des pratiques et des usages, comme nous le verrons dans les chapitres 7 et 8. Cette tension apparaît notamment au sujet de la lecture du roman et des livres de piété. La première, toujours suspecte et déconseillée aux jeunes filles, illustre avec force à quel point l’incorporation d’une norme peut conduire à produire un discours sur soi performatif, qui rend compte des efforts individuels pour se conformer à une telle norme ; la seconde, bien que représentant à l’inverse la preuve d’une bonne pratique, apparaît dans le quotidien d’une majorité des lectrices beaucoup plus lâche. La multiplication de l’imprimé et la diversification des accès au livre, nous le verrons, ouvrent une brèche dans l’appropriation des textes, jusqu’alors décrétée par d’autres. Les nombreux accès détournés au livre, les multiples écarts ou résistances aux consignes de lecture montrent bien qu’une part de l’action des individues leur échappe, et que, comme l’écrit Giovanni Levi, cette liberté laissée aux acteurs·trices brise les homogénéités apparentes des systèmes normatifs104.

Dans la dernière partie, nous nous arrêterons sur deux cas qui problématisent différemment les significations possibles de l’acte de lecture. Ces cas n’ont pas été choisis pour leurs caractères extraordinaires, mais parce qu’ils font problème par rapport aux régularités apparentes de la lecture des femmes.

104 Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 1989/44, n°6, p. 1325-1336.

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Dans le chapitre 9, à partir de la comparaison de deux trajectoires individuelles, celle de Sophie Ulliac-Trémadeure et celle de Justine Guillery, et en adoptant une méthode d’écriture biographique, il s’agira d’interroger les différents types de positionnement social engendrées par l’expérience de la subjectivation par la lecture. Chacune des deux lectrices trouve la clé de son indépendance dans une pratique continue, tout au long de la vie, de la lecture, et celle-ci acquiert alors une dimension symbolique forte, témoignant de l’attrait du savoir accessible par le livre. Mais l’une tente de faire concorder cette conscience de soi et de la condition inégalitaire des femmes avec la normalité sociale, au prix non pas d’une abdication de l’individualité, mais d’une adhésion à l’idée de l’égalité dans la différence. L’autre, au contraire, fait un choix radicalement différent, celui de la marginalité sociale que vient conforter une soif de lire, révélant l’impossibilité de s’inclure dans un modèle de féminité plus qu’un autre.

Ensuite, dans une ultime étude de cas présentée dans le chapitre 10, nous questionnerons les possibilités de penser en termes collectifs l’émancipation par le savoir. Après les bouleversements de la révolution de 1830, ou dans le contexte de la naissance des mouvements ouvriers au milieu des années 1840, la nécessité de lire est traitée d’une manière radicalement différente dans la presse féministe saint-simonienne puis dans le projet politique de Flora Tristan. Il ne s’agit pas d’une recherche égotiste de la satisfaction d’un goût, de la distinction de soi ou de l’introspection, mais bien de faire émerger une conscience collective de la domination, qui ensuite peut porter des revendications concrètes pour l’amélioration de la condition féminine.

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Partie 1. Les discours sur la

lecture des femmes dans la

première moitié du XIX

e

siècle :

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