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Quand l’Église investit le terrain des écritures de soi

Le f onctionnement de l’Œuvre des Bons livres : une reconnaissance des lectrices ?

3.2. Des vies des lectrices idéales comme propédeutique à la bonne lecture

3.2.1. Quand l’Église investit le terrain des écritures de soi

L’Association de l’Œuvre écrivait dans sa brochure de présentation : « Les contraires se combattent par les contraires, et les bons livres neutralisent au moins les funestes effets des mauvais375. » De cette alliance entre l’Église catholique et le monde de l’édition émerge, en conséquence, une nouvelle catégorie éditoriale qui vient jouxter celle des romans moraux à destination des lectrices. Il s’agit des vies de jeunes filles composées à partir de leurs écrits personnels. Philippe Lejeune comme Francis Marcoin font remonter l’apparition du « genre » à la décennie 1840 avec la publication simultanée du journal spirituel de la jeune Eulalie et d’Agnès de Lauvens, Mémoires de sœur Saint-Louis376. Nous avons trouvé deux titres

372 Herminie de la Bassemoûturie, Souvenirs biographiques et littéraires recueillis par le R. P. Henri Thomas, Tournai, Casterman, 1867, p. 117.

373 Bibliographie catholique, tome 1er, 1841.

374 Gustave Flaubert, Madame Bovary, édition établie par Thierry Laget, Paris, Gallimard « Folio classique », 2001, p. 292.

375 Association de la Propagation des bons livres établie à Lyon, op. cit., non paginé.

376 La Dernière couronne d’Eulalie, ou Souvenirs sur une enfant de Marie du Sacré-Cœur de Metz, Metz, Impr. De Collignon, 1842 ; Agnès de Lauvens ou les Mémoires de Sœur St-Louis, contenant divers souvenirs de son

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légèrement antérieurs qui reposent sur un protocole éditorial similaire, à la différence qu’ils mélangent biographies pieuses et correspondances des jeunes filles. Il s’agit de la Vie et Lettres de Léonie publié en 1832 par Périsse, l’éditeur catholique lyonnais, et Eugénie. Vie et lettres

d’une orpheline. Morte à l’âge de vingt-trois ans (Paris, A. Le Clere, 1839). Ce type de publication devient de plus en plus courant à partir des années 1860 avant de connaître son apogée, semble-t-il, dans les deux dernières décennies du siècle377. Ces « vies » nous intéressent tout particulièrement pour plusieurs raisons. D’une part, elles sont adressées directement aux lectrices, et surtout aux jeunes lectrices. La Vie de Léonie ou encore Le Modèle de Piété au milieu du monde, ou Vie de Marie-Charlotte D*** (Paris, Lehuby, 1843) figurent ainsi parmi les ouvrages recommandés aux jeunes personnes dans le Catalogue méthodique des meilleurs

ouvrages d’instruction religieuse, de l’abbé des Billiers378, justement publié par la

Bibliographie catholique que nous évoquions précédemment. D’autre part, l’originalité de leur structure discursive, mêlant extraits d’écrits personnels et interventions d’un tiers – le plus souvent un clerc –, montre comment l’écriture de soi devient un modèle proposé aux jeunes filles, témoignant du succès de cette pratique au XIXe siècle. Et enfin, les vies proposées dans ces recueils relatent les parcours de jeunes filles nées entre les années 1810 et 1830, des contemporaines donc des scriptrices dont nous étudierons dans les parties suivantes les écrits personnels. Elles peuvent par conséquent se lire en miroir de notre corpus principal, en tant que modèles vertueux ou centrifuges379.

Nous voudrions donc ici nous arrêter sur ce corpus de textes relativement peu étudiés car à mi-chemin entre plusieurs genres littéraires, la littérature édifiante d’un côté et les écrits personnels de l’autre. Il s’agit d’un ensemble assez hétéroclite de souvenirs de vies de jeunes filles, qui mélangent extraits de papiers personnels rarement authentifiables et récits biographiques le plus souvent posthumes, et empruntent donc largement aux Vies de saint·e·s par leur caractère sinon hagiographique du moins édifiant. La littérature édifiante prenant appui

éducation et de sa vie dans le monde, recueillis et publiés par Louis Veuillot, Tours, Mame, 1842. Voir Philippe Lejeune, Le Moi des Demoiselles, op. cit.,p. 302 et Francis Marcoin, « Une éducation contre le monde : les Bibliothèques de la jeunesse catholique », in Michelle Hequet (dir), L’Éducation des filles au temps de George Sand, Artois Presse Université, 1998, p. 121-130.

377 Le succès de l’ouvrage Une âme sœur d’Eugénie de Guérin, Octavie de Gallery, publié par l’abbé H. Burel en 1902, montre la longévité de ce genre.

378 Catalogue méthodique des meilleurs ouvrages d’instruction religieuse, de l’abbé des Billiers, Paris, Bibliographie catholique, 1844. À noter que les lectures des jeunes garçons font aussi l’objet d’une rubrique, mais qu’on n’y trouve pas de vies édifiantes. Aux « mères de famille, pour l’éducation de ses enfants, et ses devoirs domestiques », l’abbé conseille de lire des Vies de femmes « qui se sont sanctifiées dans l’état du mariage ». Ibid., p. 41.

379 Ces textes sont d’ailleurs classés dans la cote Ln 27 de la BnF, regroupant l’ensemble des biographies. Nous les avons isolés du reste du corpus en raison de leur fonction éditoriale spécifique et de leur composition. Elles appartiennent davantage à la littérature édifiante qu’à la littérature de l’intime, même si elles contribuent grandement à brouiller les frontières entre les deux.

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sur des vies exemplaires possède une longue histoire. Plongeant ses racines dans les écrits des Pères de l’Eglise, elle doit avant tout « construire les bonnes mœurs, les vertus380 ». L’ensemble de la littérature édifiante, Vies de saint·e·s comprises, connaît une évolution sensible au XIXe siècle. Dans un mouvement de sécularisation, elle doit désormais s’ancrer dans l’époque et être rendue plus accessible à un public entendu381. La publication de Vies de saint·e·s – et surtout de saintes qui, de préférence, ont été mères et épouses –, modèle plutôt stable entre les XVIIe et XIXe siècles382, prend ce virage à partir des années 1840. C’est en tout cas ce qu’avance Alexandra Delattre : auparavant les Vies de saintes s’articulaient sur un modèle vertical, l’objectif étant de faire accéder les lectrices à la sainteté. Désormais, on aurait selon elle un modèle davantage horizontal, en direction d’un lectorat plus populaire, par lequel il s’agirait « uniquement » de diffuser le bon exemple383. Et dans ce modèle, les jeunes filles sont à la fois la cible privilégiée et les « héroïnes » des vies édifiantes. Si l’on ne peut qu’être d’accord sur le fond, on doit toutefois nuancer cette affirmation : la lecture de Vies de saintes reste d’actualité, songeons par exemple à la vie de Thérèse d’Avila, toujours éditée au XIXe siècle, ou encore au succès rencontré par les écrits autobiographiques de Thérèse de Lisieux au début du XXe siècle. Les biographies édifiantes ne remplacent pas les Vies de saint·e·s, mais les entrecroisements que connaissent les deux modèles témoignent surtout d’une évolution des pratiques de dévotion : la promotion par le romantisme d’une religion plus « affective » conduit notamment à rejeter le mysticisme384.

L’introduction à la vie d’Octavie de Gallery (1811-1873) rédigée par l’abbé Burel restitue bien ce pas fait par la littérature édifiante en direction des saintes laïques :

Mais, il faut bien l’avouer, la vie de la plupart des saints canonisés prête plus à notre admiration qu’à notre imitation.

380 Définition qu’en donne le Littré. Cité dans Stéphane Michaud, « Introduction », in Idem (dir.), L’Édification. Morales et cultures au XIXe siècle, Paris, Créaphis, 1993, p. 23-34.

381 Stéphane Michaud, « Introduction », art. cit.

382 Même si, dès le XVIIe siècle, à la faveur de la Réforme catholique, le modèle se « modernise » pour répondre davantage aux attentes des contemporain·e·s. Pour suivre cette évolution, on se reportera au dossier « Lire et écrire les Vies de saints : regards croisés XVIIe-XIXe siècles », publié par Sophie Houdard, Marion de Lencquesaing et Didier Philippot, mis en ligne par le Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire, URL :

https://dossiersgrihl.revues.org/6322.

383 Alexandra Delattre, « La pureté impossible. Le monde catholique face au roman honnête », Romantisme, 2014/3 (n°165), p. 21-30.

384 Claude Savart, Les Catholiques en France au XIXe siècle, op. cit., p. 653-656. On trouve toujours, par ailleurs, de très nombreuses vies de religieuses ayant été actives au XIXe siècle. Une centaine d’entre elles, publiées entre 1830 et 1870, constituent la source principale du bel ouvrage d’Odile Arnold, Le Corps et l’âme. La vie des religieuses au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1984. Mais il est difficile de savoir à quel point leur usage a dépassé le cadre interne des congrégations.

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[…] De nos jours encore, des saints nombreux de toutes conditions, âmes d’apôtres, vierges pures, héroïques mères de famille honorent et sanctifient la face de la terre ; mais leurs vertus, le plus souvent accomplies dans l’humilité, sous le regard de Dieu, sont ensevelies dans les ténèbres de l’oubli385 […].

Il est possible de repérer des récurrences dans la présentation et la composition de ces textes : principalement publiés par des religieux après la mort de la jeune fille, ces derniers attestent avoir eu accès et/ou reproduire fidèlement leurs écrits personnels. Aussi, le corps du texte entremêle extraits de ces documents intimes, qu’il s’agisse de lettres, d’entrées de journal voire d’extraits de mémoires, et l’appareil biographique à proprement parler, sans qu’il soit toujours aisé de distinguer le document du récit, et sans que la chronologie soit toujours bien respectée. Ainsi dans Histoire d’une âme victime. Caroline Clément (1825-1887), le père Henry détaille le matériau autobiographique auquel il aurait eu accès pour compiler ce recueil : un journal spirituel, des lettres et trois autobiographies spirituelles rédigées à la demande de ses directeurs de conscience successifs et rédigées à des époques différentes de la vie de Caroline, 1849, 1860 et 1881386. Parmi les autres matériaux collectés dans ces divers ouvrages, on trouve encore des règlements de vie ou des notes de lecture. Partant, ils se proposent de rendre public tout un ensemble hétéroclite d’écrits de jeunes filles et ainsi, d’offrir un véritable accès à leur intimité quotidienne et de dévoiler leurs âmes. « Toutes ces confidences, reprend l’abbé Burel au sujet d’Octavie, où elle fera couler sous nos yeux le flot si pur de ses pensées et nous dévoilera les replis les plus cachés de son cœur, sont le secret des lettres intimes et du Journal

plus intime encore de son âme387. »

L’usage de ces textes nécessite plusieurs précautions : s’il est possible, parfois, d’attester de l’existence de telle ou telle jeune fille dont il est question grâce, par exemple, aux documents d’état civil388, rien n’est moins garanti que l’authenticité du matériau autobiographique employé par le préfacier ou l’éditeur. On hésitera donc à les ranger parmi les écrits personnels, comme cela a pu être fait parfois, ce qui nous obligent un traitement à part. Ensuite, à moins de disposer du texte original, il demeure impossible de connaître la longueur

385 Abbé H. Burel, Une âme sœur d’Eugénie de Guérin : Octavie de Gallery, Paris, René Hatin, 1902, p. IX-XI. 386 R. P. Henry, Histoire d’une âme victime. Caroline Clément (1825-1887), Paris, Téquy, 1917, p. X.

387 Abbé H. Burel, Une âme sœur d’Eugénie de Guérin, op. cit., 1902, p. XII.

388 Ainsi d’Eugénie de Renoult, dont les lettres ont été publiées dès 1839 dans Eugénie. Vie et lettres d’une orpheline morte à l’âge de vingt-trois ans (Paris, Adrien Le Clere, 1839), née le 21 décembre 1805 à Marseille-en-Beauvaisis et décédée le 25 janvier 1829 dans la même ville (AD Oise Tables décennales des naissances, mariages, décès, Marseille-en-Beauvaisis, 1803-1832).

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des coupes qui y ont été effectuées. Il ne fait aucun doute qu’ils n’ont pas été reproduits in extenso mais passés au crible de la censure, allégés de certains mots ou passages, réagencés pour appuyer la démonstration. Cela a d’ailleurs été le cas aussi de nombreux journaux « laïcs » de jeunes filles, celui de Marie-Edmée Pau ou de Marie Bashkirsteff389, publiés dans les dernières décennies du siècle et le début du suivant. Malgré le doute sur leur authenticité – les faux mémoires et les faux journaux abondent dès le début du XIXe siècle –, ils correspondent néanmoins à des pratiques d’écriture de soi encouragées par l’Église catholique. Philippe Lejeune voit justement dans les journaux spirituels l’un des pôles extrêmes de l’écriture diaristique des jeunes filles au début du siècle390 ; quant aux « autobiographies spirituelles », il semblerait que la pratique ait été largement employée dans les institutions religieuses féminines dès l’époque moderne dans toute l’Europe catholique391. Incidemment, la publication de ces mélanges laisse entrevoir une pratique d’écriture de soi plus largement répandue que ce que les archives privées permettent d’atteindre.

L’objectif des biographies pieuses relève de l’édification par l’exemple : les jeunes filles modèles, voire proches de la sainteté, dont la vie est ainsi exposée, sont de véritables exempla

pour les jeunes filles. L’usage des matériaux autobiographiques accentue encore la valeur performative de ces textes et on peut se demander dans quelle mesure la forte ambition de vérité affichée modifie les codes de lecture par rapport à des ouvrages appartenant explicitement à la fiction392. Amélie Weiler*, jeune bourgeoise strasbourgeoise qui écrit son journal dans les années 1840, compte ainsi parmi les textes ayant suscité son désir d’écrire son propre journal les fragments du journal d’Eugénie393, publié par Ernest Fouinet en 1833. Elle raconte au sujet de sa lecture :

Une autre fois je lus encore quelques pages d’un journal signé du seul nom d’Eugénie. Quelles observations fines et spirituelles dans un auteur de seize ans ! Et elle mourut dans la fleur de l’âge

389 On lira à ce sujet la préface de Nicole Cadène, dans « Mon énigme éternel ». Marie-Edmée Pau, une jeune fille française sous le second Empire (Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2012) et la préface de l’édition du journal de Marie Bashkirsteff par le Cercle des amis de Marie Bashkirsteff (1995-2003).

390 Philippe Lejeune, Le Moi des demoiselles, op. cit., p. 18.

391 Sur la fréquence de cette pratique dans l’Espagne moderne, voir Isabelle Poutrin, Le Voile et la Plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, Casa de Velazquez, 1994. Elle indiquait que seule l’Italie comptait un nombre d’autobiographies spirituelles comparable à l’Espagne pour l’époque moderne.

392 Bien que certains entretiennent un flou sur la frontière entre fiction et vérité. Mais selon Bénédicte Monicat, « la volonté de moralisation a un poids [encore] plus important, sinon une plus grande intensité, dans ses avatars romanesques ». Bénédicte Monicat, Devoirs d’écriture, op. cit., p. 212.

393 Il s’agit vraisemblablement du Journal d’Eugénie, publié en extraits par Ernest Fouinet dans le Journal des jeunes personnes entre 1833 et 1834. Journal des jeunes personnes, Année 1833, t. 1, p. 98-100, 151-154, 213-217 et Année 1834, t. 2, p.131-135.

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cette jeune personne intéressante, dit celui qui publia cette partie de son manuscrit. Née au sein de l’opulence et d’une famille distinguée, douée d’un esprit supérieur, d’agréments physiques et de talents que la plus parfaite éducation avait développés, la mort devait briser cette jeune existence et cet être charmant ne devait paraître qu’un moment sur la terre pur y lisser l’éternel regret de sa perte394.

Bien que publiés par un littérateur habitué des colonnes de la presse pour la jeunesse, et dont les romans ont, pour certains, été récompensés par le prix Montyon, les extraits du journal de cette jeune fille de quatorze ans sont rangés sans hésitation par la diariste aux côtés d’autres textes autobiographiques célèbres, les Mémoires de Mme Campan par exemple.

Cependant, l’extrême codification de leur forme – une préface présentant les principales vertus de l’« héroïne », des extraits se concentrant sur les « étapes clefs » de la vie d’une jeune fille comme la première communion ou le couvent, l’accent mis sur les activités solitaires telles que la prière ou l’étude au détriment des sociabilités amicales ou des jeux – a aussi bien pu constituer un frein à leur appropriation par les jeunes lectrices. De par leur statutde modèles de conduite, essentiellement à destination des jeunes filles, mais aussi de modèles d’écritures de soi, il serait intéressant de mener une étude plus approfondie sur leur réception durant le second Empire et d’essayer de mesurer leur influence sur les pratiques d’écriture des journaux de jeunes filles à cette même période.

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