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L’origine sociale des parents joue très fortement quant à la qualité de l’instruction qu’une petite fille ou un petit garçon pouvait recevoir au début du XIXe siècle. On voit effectivement, à travers les souvenirs personnels, une véritable gradation en fonction des ressources des parents113. Pour les filles comme pour les garçons, l’apprentissage de la lecture dans les petites écoles reste l’apanage des classes populaires. Gardons-nous de relier systématiquement cette donnée à l’analphabétisme des parents des familles populaires : une première sensibilisation au livre et à la lecture pouvait se transmettre malgré des compétences modestes. Dans certaines familles populaires, parmi les fractions les moins pauvres, comme celles d’Élisa Perrotin ou de Marie Ravenel, fille d’un artisan tanneur pour l’une, d’un meunier pour l’autre, les mères savent au moins lire, et sont en mesure de transmettre cette compétence à leur fille. Marie Ravenel apprend les rudiments de la lecture auprès de sa mère, la mère d’Élisa Perrotin possédait des livres dans lesquels sa fille pouvait s’exercer114. Toutefois, pour les femmes des classes populaires, la nécessité de travailler constitue un obstacle majeur à la prise en charge de l’éducation des enfants, et le discours sur les mères-éducatrices s’adressait

113 D’autres facteurs entrent en compte, notamment le rang dans la fratrie ou la sororie, comme nous le verrons au chapitre suivant.

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exclusivement à celles qui disposaient du temps nécessaire pour cela. La situation d’Amélie Bosquet*, qui grandit à Rouen sous la Restauration, relève bien ces contradictions : sa mère, issue du petit monde du commerce – son père était marchand de fruits -, a acquis une certaine aisance financière, puisqu’elle employait quelques ouvrières dans une fabrique de rouennerie115, secteur phare de l’industrie cotonnière rouennaise au début du XIXe siècle. Mère célibataire, elle ne peut s’occuper de l’éducation de sa fille et l’envoie dès l’âge de cinq ans en demi-pension dans une institution laïque116.

Par conséquent, dans les quelques témoignages de femmes d’origine populaire, la relation d’apprentissage s’inverse : c’est la fille qui rapidement surpasse les compétences de la mère. Suzanne, envoyée à l’école charitable par une mère qui désire l’instruction pour sa fille, fait, plus tard, la lecture à ses parents et devient leur « lectrice en titre117 ». Les jeunes occupent une place essentielle dans cette pratique qui renverse complètement les schémas d’apprentissages classiques de la lecture qui vont du maître vers l’élève. Car ils·elles déploient alors une compétence que leurs parents n’ont pas nécessairement acquise, ou bien mal acquise, voire oubliée. Cette pratique peut s’étendre au-delà de la relation parent-enfant, puisque l’oralisation du texte élargit considérablement la communauté de lecteurs en incluant « [les] mal alphabétisés comme les analphabètes118 ». Rien ne garantit une écoute attentive, à l’instar de l’auditeur rieur qui indigne Marie Ravenel lors de la lecture qu’elle fit devant des amis de ses parents119. On retrouve la trace de ces pratiques particulières dans nombre d’autobiographies ouvrières, surtout dans la France de la scolarisation massive de la fin du XIXe siècle : le ou la jeune écolie·r·e importe ainsi au domicile familial un savoir extérieur, celui de l’école. Plus on remonte dans le siècle plus ces traces se font rares, mais, malgré leur parcimonie, elles doivent nous interroger sur les multiples voies de pénétration de l’écrit dans les familles populaires. Suzanne Voilquin, Élisa Perrotin et Marie Ravenel sont toutes trois passées par une petite école charitable ou de village afin d’y préparer leur communion qui impliquait, avec plus ou moins de distance, nécessairement un premier rapport à l’écrit. Et les filles, bien qu’accusant un retard d’alphabétisation par rapport aux garçons, n’étaient pas exclues de ces dynamiques.

115 AD de la Seine Maritime, registre d’état-civil 3E 00999, acte de mariage n°533, entre Geneviève Fossard et Pierre Goujon, le 8 octobre 1829. Voir aussi André Dubuc, « Flaubert et la Rouennaise Amélie Bosquet », Les Amis de Flaubert, 1965, Bulletin n°27, p. 19.

116 Amélie n’est reconnue par son père, qui ne vit pas avec la mère et la fille, que cinq jours après sa naissance, et sa mère se remarie avec un autre homme lorsqu’Amélie à 14 ans. Amélie Bosquet, « Une écolière sous la Restauration. Fragments de mémoires inédits », Revue Bleue, n°8, 21 août 1897.

117 Suzanne Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, op. cit., p. 66.

118 Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, op. cit., p. 346-347.

119 Marie Ravenel raconte ainsi comment elle était sollicitée par ses parents pour lire à voix haute à une société nombreuse, d’amis et de gens de passage. Marie Ravenel, Poésies et mémoires, op. cit., p. 250.

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Cette relation inversée acquiert dans les souvenirs une forte valeur symbolique : se présenter comme l’unique membre de la famille à maîtriser l’accès à la culture lettrée est un élément de présentation, voire de mise en scène de soi. Par ce biais, il s’agit d’appuyer la différence du rapport à l’écrit entre les générations et donc de s’affirmer autre par rapport à son groupe social d’origine120. Cet « arrachement culturel121 » est d’autant plus valorisé qu’il est largement associé dans les souvenirs à une forme d’autodidaxie, et prouve également l’effort supplémentaire auquel a été confrontée la jeune lectrice122. Le corollaire de cette distinction parfois recherchée étant une solitude subie : Suzanne Voilquin, Élisa Perrotin ou Marie Ravenel se décrivent bien souvent comme mises à l’écart de la sociabilité familiale du fait de ces compétences singularisantes, faisant l’épreuve par conséquent de la lecture silencieuse et solitaire.

Pour important qu’il soit, l’idéal de l’éducation maternelle est avant tout destiné aux femmes des milieux les plus favorisés, disposant à la fois des compétences et du temps pour s’y consacrer. Pour répondre à l’injonction de l’éducation maternelle, et alors que la nouvelle génération de ces mères, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, n’a pas nécessairement reçu une instruction poussée, différentes solutions sont proposées au début du siècle. L’expérience la plus connue fut le plus célèbre cours d’éducation maternelle ouvert en 1820 par Lévi-Alvarez, rue de Seine à Paris, qui a attiré 300 à 400 mères de familles jusqu’à sa fermeture en 1836 ; d’autres virent le jour parallèlement, et Françoise Mayeur évoque un total de 2000 élèves pour les cours parisiens sous la monarchie de Juillet123. Ils devaient permettre aux mères de restituer l’enseignement reçu à leurs filles et diffuser les idées novatrices sur l’éducation. Mais ils furent, là aussi, avant tout le privilège des élites urbaines. Toutes les jeunes filles n’ont certes pas pu apprendre à lire auprès de leurs mères, qui devaient elles-mêmes détenir les compétences et le temps nécessaire à cet « emploi » informel, et en avoir la volonté.

Il n’empêche que la génération que nous étudions bénéficie d’un avantage par rapport aux précédentes : le décollage de l’alphabétisation des femmes se répercute sur la capacité des mères à transmettre des savoirs. C’est sensible dans les sources puisqu’elles réinscrivent

120 Martyn Lyons, « La culture littéraire des travailleurs », art. cit. et Jean Hébrard, « L’autodidaxie exemplaire. Comment Valentin Jamerey-Duval a-t-il appris à lire ? » in Roger Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, op. cit., p. 29-78.

121 Ibid.

122 Remarque que Willem Frijhoff étend à l’ensemble des souvenirs d’autodidactes populaires. Voir Willem Frijhoff, « Autodidaxies, XVIe-XIXe siècles. Jalons pour la construction d’un objet historique », Histoire de l’éducation, 1996/70, n°1, p. 5-27.

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largement leur trajectoire d’apprentissage au sein d’une évolution positive de l’instruction des femmes de leur famille. De fait, les grand-mères, et plus généralement les femmes âgées évoluant dans l’entourage proche – tantes etc. -, sont rejetées du côté de l’ignorance. « Ma grand-mère était une très belle personne et d’une intelligence, d’un esprit, d’une imagination extrêmement vive, mais sans aucune instruction », écrit Marie-Hélène Vallet*, née en 1814 dans une famille de la petite bourgeoisie clermontoise, car « [s]on père avait trouvé qu’il était trop dangereux d’apprendre à lire à sa fille124 ». Pourtant, à la génération suivante, sa mère a été élevée en pension, et par la suite s’est préoccupée de l’éducation de sa fille, en lisant « tous les livres à la mode125 » sur le sujet. Ignorantes, peu instruites, racontant les contes oralement, les grands-mères appartiennent dans les souvenirs à la tradition, à un temps déjà lointain où les femmes n’entretenaient qu’un rapport balbutiant à la culture écrite. En dehors de quelques cas extrêmes, comme l’aristocrate lettrée qu’était Aurore de Saxe, la grand-mère de George Sand, toutes soulignent l’écart qui se creuse entre les générations. On peut y voir la trace d’un effet de seuil concernant l’alphabétisation des femmes, qui se situerait dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. Pour autant gardons-nous d’en faire une lecture téléologique. Dans ces récits s’élabore la construction d’une figure de la vieille femme, teintée de nostalgie et d’admiration généalogique mais en même temps figée dans une vision passive de la vieillesse féminine126.

Souvenirs d’une vocation : le rôle des mères dans

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