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Manichéisme de la lecture dans les vies de jeunes filles

Le f onctionnement de l’Œuvre des Bons livres : une reconnaissance des lectrices ?

3.2. Des vies des lectrices idéales comme propédeutique à la bonne lecture

3.2.2. Manichéisme de la lecture dans les vies de jeunes filles

Venons-en au traitement de la lecture dans ces biographies. Ces ouvrages reposent sur un manichéisme affiché dans la mesure où ils ne présentent qu’une seule ligne de conduite : il n’y a pas de doute possible, c’est l’éducation religieuse qui convient le mieux aux jeunes filles. Ils ne reprennent que rarement l’un des ressorts de la littérature pédagogique que nous avons déjà mis en avant, et que Bénédicte Monicat relève également dans son étude des romans de l’apprentissage, à savoir l’opposition entre deux figures contraires de jeunes filles395.

394 Amélie Weiler, Journal d’une jeune fille mal dans son siècle, entrée du 2 février 1840.

395 Ceux-ci constituent le pendant sécularisé de la littérature édifiante que nous examinons ici. Le Journal de Marguerite, publié par Victorine Monniot en 1858 et réédité 158 fois est sans doute le plus connu, mais nous en trouvons des exemples dès les années 1840, comme les Mémoires d’une petite fille devenue grande, d’Eugénie Foa (1840). Cette chronologie illustre bien le développement parallèle de ces deux modèles, utilisant l’écriture de soi comme ressort et publiés parfois par les mêmes éditeurs. En revanche, les romans de l’apprentissage sont écrits dans leur très grande majorité par des femmes, et, bien qu’édifiants, remplissent un objectif avant tout

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L’exhortation au bien passe par ce cas unique de vie exemplaire et omet la « mauvaise » vie de jeune fille. Focalisés sur la jeunesse, ces ouvrages mettent logiquement en avant la période des études au couvent et sur l’accomplissement du rite de la première communion. La plupart des biographiées sont orphelines et ont trouvé au couvent un second foyer. Eulalie, née en 1823, orpheline de mère, est ainsi envoyée par son père au Sacré-Cœur d’Amiens puis de Metz396. Après un premier apprentissage de la lecture dans le foyer familial, la jeune fille exprime la transformation qu’a opérée sur elle l’enseignement délivré au couvent – le renforcement de sa foi et de son assiduité au travail –, le plaisir d’évoluer dans cet univers clos et l’acceptation des bornes qui sont imposées au travail intellectuel. « Comment est-il possible, me disais-je ce matin, que l’on ne trouve pas du plaisir à nos études de femmes397 ? », se demande ainsi Eugénie, la jeune diariste « découverte » par Ernest Fouinet. Point de tricherie, de bavardages, qui sont les défauts des autres pensionnaires, mais tout un ensemble de petites vertus construit le caractère moral de la jeune fille. La pratique de la lecture telle qu'elle est exposée ne s'écarte jamais des normes de lecture définies pour les jeunes filles, voire les durcit encore, en ne permettant aucun écart. Car une lecture mal contrôlée peut exacerber certains défauts chez les jeunes filles : la curiosité, l’amour-propre et la vanité. Elle doit exclusivement servir de support à la pratique religieuse : la lecture de loisir y est bannie, le temps de lecture est limité, généralement à un quart d’heure, le matin ou le soir au moment de la prière, et doit être suivi d’une méditation.

Cette pratique restrictive est inscrite dans les règlements de vie que les jeunes filles sont incitées à rédiger au moment de leur communion, et dont certains sont par ailleurs reproduits dans ces mélanges. Ainsi celui d’Elisabeth-Fénéline de Sainte-Marie :

1. Je ferai chaque jour ma prière du matin et du soir, avec toute l'attention qu'il faut pour cette sainte action.

2. Je dirai tous les jours les Litanies de la sainte Vierge et le chapelet de l'enfant Jésus. (…) 5. Je ferai chaque jour une petite lecture de piété d'un quart d'heure au moins, et je penserai souvent à Dieu, surtout à midi et le Soir398.

pédagogique. Sur ce sujet, voir Bénédicte Monicat, Devoirs d’écriture, op. cit., et notamment les chapitres « Les filles se racontent » (p. 115-135) et « Jeunes filles modèles et modèles de jeunes filles » (p. 211-226).

396 La Dernière couronne d’Eulalie, op. cit., p. 10-13.

397Journal d’Eugénie (15 juin-octobre 183 ?), publié en extraits dans le Journal des jeunes personnes, 1833, t. 1, p. 151-154.

398 Abbé P. A. J., Un ange sur la terre. Vie et écrits de Elizabeth Fénéline de Ainte-Marie, Paris, C. Dillet, 1840 [1849], p. 2 et sq. Rédigés principalement au moment de la communion, il n’était pas rare que les femmes écrivent plusieurs règlements de vie, à différents moments de leur existence. Certains ont été conservés et témoignent d’un modèle assez fixe, comme ceux, successifs, de Pauline de Castellane*. Voir infra, chapitre 7, section « Un

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L’omniprésence de la religion, qui s’explique davantage par l’origine de ces textes que par leurs destinataires, les distingue des romans où sont racontées des vies de jeunes filles, au sein desquels la composante religieuse apparaît beaucoup plus discrète399. La figure de lectrice exemplaire est elle-même construite sur la lecture d'œuvres exemplaires, de préférences prescrites par le confesseur ou par la mère de la jeune fille. Caroline Clément écrit ainsi dans son autobiographie spirituelle :

Cependant ma vie devint plus sérieuse, plus occupée. Je pris goût aux bonnes lectures400. La Vie des Saints, les Actes des Martyrs, la Vie des Pères du désert, les Méditations sur les vérités de la religion, le Pensez-y bien étaient des livres que je lisais de préférence et presque toujours en compagnie de ma bonne mère qui, instruite à fond de toutes ces choses, se faisait un bonheur de m’expliquer ce que je ne comprenais pas401.

Plus loin, elle ajoute que son confesseur lui prêta les Maximes spirituelles et les Méditations

sur l’amour de Dieu, du père Grou, un jésuite de la fin du XVIIIe siècle. L'Imitation de Jésus-Christ, l'Introduction à la vie dévote, les Vies de saints, les Exercices de Saint-Ignace constituent encore cette bibliothèque idéale devant agir sur la bonne lectrice et l’aider à corriger ses rares défauts402. L’abandon ou le rejet des « mauvaises » lectures, l’expression revient fréquemment sous la plume des jeunes filles, apportent une preuve supplémentaire du contrôle de soi nécessaire pour se conformer à l’idéalité de la lectrice chrétienne : « J’ai été hier chez Mme K*** », écrit ainsi Louise-Edmée Ancelot, « qui nous parla des lectures et s’étonna que j’aie lu Paul et Virginie. Si elle sait que j’en ai lu bien d’autres, plus dangereux encore ! j’ai eu le bonheur que ces livres ne m’ont point fait de mal. Si j’ai une fille, jamais elle ne les lira403. »

quotidien de lecture bien ordonné ».

399 Bénédicte Monicat, Devoirs d’écriture, op. cit., p. 122. 400 En gras dans le texte.

401 R. P. Henry, Histoire d’une âme victime, Caroline Clément (1825-1887), op. cit., p. 22.

402 « Chacune de nous, travaillant à l’aiguille, cause plus librement de parures à la mode, des petits ouvrages de femmes inventés dernièrement, ou des compagnes absentes et des maîtres quelque fois ; souvent c’est pour rire, et j’avoue que je suis emportée alors par je ne sais quelle malignité dont je me blâme, mais on est presque corrigé quand on se connaît bien ; j’ai vu cela dans un livre… », Journal d’Eugénie, s. d., Journal des jeunes personnes, année 1833, t. 1, p. 153.

403 Ce texte diffère quelque peu des autres, par son origine : l’histoire de Louise-Edmée a été publiée par son fils Georges Lachaud en 1888. Louise-Edmée est née en 1825 et est probablement la fille naturelle d’Alfred de Vigny et de Virginie Ancelot. Son fils insère dans son ouvrage des extraits de journaux tenus par sa mère, affirme-t-il, à l’âge de treize et seize ans, au convent des dames de Picpus. Georges Lachaud, Histoire d’une âme, Paris, Impr. D. Fontaine, 1888, p. 38.

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Pour les jeunes filles pieuses, les œuvres prescrites doivent agir comme des exemples ; c’est l’une des fonctions essentielles de la littérature en général que d’en produire, rappelle Emmanuel Bouju. Mais la littérature édifiante dépasse ce stade pour produire le bon exemple, le cas générique, exemplaire. Dans ce schéma de fonctionnement, le « savoir-lire » doit se transformer en un « savoir-vivre404 ».

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