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En revanche, elle adopte une attitude beaucoup plus ambiguë envers les romans. D’un côté elle les fustige, de l’autre, elle incite à en lire.Dans les premiers numéros, elle affiche une position ferme en faveur du roman, proche de celle de son premier article évoqué ci-dessus :

Il est très rare que j'aie l'occasion d'annoncer un roman dans le Journal des Demoiselles. C'est une lecture qu'on ne peut permettre aux jeunes personnes qu'avec les plus grandes précautions ; de sévères moralistes disent même qu'elle devrait leur être entièrement interdite. Je ne suis pas de cet avis.

Puisque le sentiment sur lequel on base la plupart des romans existe, pourquoi ne pas montrer de bonne heure aux femmes ce qu'il peut avoir de noble ou de dangereux ? Les romans, surtout les romans modernes, ont cela de bon, c'est qu'ils agrandissent le cercle de la vie réelle307.

Quelques années plus tard en revanche, prenant acte de l’évolution de la production contemporaine, elle change radicalement d’opinion :

Il y a bien longtemps, mesdemoiselles, que je n'ai pu vous recommander de roman, parce que l'imagination des auteurs de ces sortes d'ouvrages s'exerce d'ordinaire sur des sujets où la vérité et l'erreur sont également à craindre pour de jeunes têtes. Jadis le romanesque se composait de tableaux enchanteurs, héroïques, sublimes, d'une dangereuse passion ; et cette fausseté faisait dire

305 Sur ces pétitions, voir Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes, op. cit. p. 95-96 et Rebecca Rogers, Les Bourgeoises au pensionnat, op. cit., p. 118-123.

306 Journal des demoiselles, n°7, 15 août 1833. 307 Journal des demoiselles, n°5, 15 juin 1833.

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à nos mères : « Évitez la lecture des romans ». Aujourd’hui, le hideux, l'atroce, l'absurde sont poussés à la même extrémité que le fut autrefois le beau idéal ; si bien que lire des romans, c'est blesser la pudeur, c'est vivre en mauvaise compagnie, risquer de contracter quelques-unes de ces lâches indulgences que donne la fréquentation du vice, même sans le partager. Ainsi donc, à présent plus que jamais, les romans doivent être bannis de la bibliothèque des jeunes filles308.

D’une part, la lecture du roman s’inscrit dans une sorte de continuité logique de l’éducation des filles. Il remplace peu ou prou les fables, rejetées du côté de l’enfance et destinées aux « petites sœurs » des lectrices potentielles. Trop didactiques, les fables ne délivrent que des portraits édifiants auxquelles les lectrices peuvent difficilement s’identifier. Le roman quant à lui apporte une autre forme de connaissance, réservée à un public plus âgé : seul, il peut « donner une idée de la diversité des sentiments et des caractères que l’on rencontre dans la société309» et permet de connaître les hommes et les femmes, qu’il est le plus à même de décrire. Mieux, il arme les lectrices qui font leur entrée dans la « vie réelle » en leur donnant des clés de compréhension de la société contemporaine.

Les deux articles de 1833 reprennent les principaux termes du débat sur le roman et sur le réalisme au début des années 1830. En affichant une intention de moralité tout en arborant une vraisemblance, il appartient aux genres recommandables et gagne en légitimité. Si à l’inverse, il s’attache de trop près à décrire les vices de la société actuelle, il en devient indécent310. Pourtant, le propos d’Alida de Savignac apparaît presque novateur en 1833 à l’intérieur du discours pédagogique sur l’éducation des filles. En octroyant au roman un rôle formateur, la presse joue un rôle d’avant-garde dans la promotion d’un genre qui est longtemps demeuré aux yeux des pédagogues comme un genre dévoyé, à l’opposé de la définition d’un outil didactique. Mais en 1837, son ton a changé. Sa diatribe contre le roman résume les deux pôles, anciens et récents, de la critique contre le roman. Alors qu’en 1833 la presse réfutait les arguments des « sévères moralistes », elle se range désormais de leur côté. En peignant de manière trop intense, voire exagérée, les passions humaines, le roman leurre les lecteurs·trices qui n’en maîtrisent pas les effets sur leur imagination. En même temps, Alida de Savignac prend acte des évolutions récentes constatées par la critique littéraire tant au sujet du contenu du roman réaliste que des modalités et des rythmes de publication. En 1836, rappelons-le, paraît dans la Presse d’Émile de Girardin le premier feuilleton, et cette nouveauté éditoriale suscite

308 Critique de Picciola, roman de Xavier Saintine, Journal des demoiselles, n°3, Mars 1837. 309 « Littérature française », Journal des demoiselles, n°1, art. cit.

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des craintes sur l’extension du public potentiellement touché par ce biais. De plus, les romans de Balzac, Sue ou encore Paul de Kock, en s’attachant désormais soit à décrire la trivialité des mœurs de la bonne société soit à se situer au plus près de la réalité misérable des classes populaires, provoquent le malaise et la réprobation d’une grande partie de la critique littéraire. Le débat sur le roman est largement relancé à ce moment précis, et Alida de Savignac s’en tient à une position critique assez classique qui repose sur deux principes majeurs, comme le rappelle Judith Lyon-Caen : « tous les objets à représenter ne se valent pas ; la qualité d’une œuvre tient à sa moralité – celle des intentions de l’auteur comme celle de ses effets sur ses lecteurs311. »

Alida de Savignac poursuit pourtant son attaque contre la littérature contemporaine et la prolifération romanesque en admettant l’existence d’exceptions. Et elles sont nombreuses. Car bien qu’elle s’en défende régulièrement, les romans occupent, proportionnellement, une place non négligeable au sein de sa revue littéraire. Pour l’année 1837, sur trente titres recensés, on trouve cinq romans : Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre ; Picciola, de Xavier Saintine ; Sathaniel, de Frédéric Soulié ; Emmerick de Mauroger, de Mme de Cubières ;

Valérie, de Mme de Krüdener. Leur respectabilité tient à la fois à la « sous-catégorie » auquel

ils appartiennent – roman historique pour l’ouvrage de Soulié312, roman par lettres pour celui de Mme de Cubières ou de Mme de Krüdener – ou à leur statut de classique de la littérature – ainsi de Paul et Virginie, qualifié de « diamant du XVIIIe siècle313 ». Surtout, ils évitent les travers des romans contemporains, comme celui de Mme de Cubières qu’elle a « préservée de l'avalanche du romantisme314 » et leur moralité ne fait aucun doute : Picciola reçoit ainsi le prix Montyon, qui couronne l’ouvrage le plus utile aux mœurs. Ce prix apporte au livre récompensé une caution morale qui explique qu’Alida n’hésite pas à signaler les ouvrages récompensés dans sa rubrique, et d’ailleurs elle se réjouit de ce qu’elle pressent comme un tournant moral dans l’écriture de fiction315. Il ne faut pas pour autant y voir une littérature pour demoiselles cantonnée aux ouvrages édifiants. De fait, Francis Marcoin explique que ce prix a créé, « aux confins du roman, de la littérature de jeunesse ou du livre purement édifiant, […] un espace

311 Ibid., p. 53.

312 Sathaniel compose la deuxième partie de ses Romans historiques du Languedoc, qui commencent à paraître en 1836.

313 Journal des demoiselles, n°1, janvier 1837. 314 Journal des demoiselles, n°6, juin 1837.

315 « Les auteurs qui écrivent aujourd’hui inclinent sensiblement vers la morale, et surtout vers la religion : si ces bonnes dispositions continuent, un romancier se croira avoir l'obligation d'un prédicateur en chaire, et nos revues littéraires seront insuffisantes pour vous tenir au courant des ouvrages que vous pourrez lire. » Journal des demoiselles, n°6, juin 1837. Parmi les autres ouvrages récompensés par le prix et recommandés par Alida de Savignac, on trouve Le Petit Bossu de Sophie Ulliac-Trémadeure, ou Emmerick de Mauroger de Mme de Cubières.

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d’écriture316. » C’est d’ailleurs ce maniement du drame léger et de l’instruction morale qui permet à Xavier de Saintine d’obtenir le prix pour son roman racontant l’histoire du comte de Charney, emprisonné après la chute de Napoléon Ier, qui s’éprend d’une fleur et se livre à des réflexions scientifiques et métaphysiques317.

Enfin, il est un « sous-genre » qui échappe à ce régime d’exceptionnalité : les fictions pour la jeunesse, que la critique du Journal des demoiselles distingue nettement de la catégorie beaucoup plus vaste, protéiforme et indéterminée dans laquelle elle range l’ensemble de la littérature contemporaine. C’est pourtant bien de romans dont il s’agit quand elle recommande les ouvrages de ses consœurs, Sophie Ulliac-Trémadeure, Élisa Voïart ou les siens. Mais la finalité instructive de ces ouvrages et la caution morale apportée par leurs auteures, par ailleurs collaboratrices régulières du journal donc implicitement hors de tout soupçon318, les écartent de sa censure. Leur portée se situe du côté de la valeur morale qu’elle y trouve : dans ses critiques, elle en déprécie la valeur esthétique en les rangeant en dehors du canon littéraire – « petit », « joli » sont les termes utilisés pour qualifier ces romans.

Le format des critiques adopté par Alida de Savignac dans le Journal des demoiselles, proche de celui qu’elle emploie dans le Journal des femmes et qui se retrouve largement dans la presse littéraire de la monarchie de Juillet, permet d’inclure de longs extraits des ouvrages traités, sans autre commentaire de la part de la/du journaliste. Alida de Savignac use ainsi de cette écriture journalistique pour le compte-rendu d’Eugénie Grandet, roman de Balzac paru en 1834. Celui-ci a été reçu très favorablement lors de sa parution, considéré comme apte à être mis entre toutes les mains319. En tant que lectrice critique, elle ne se prononce pourtant pas sur l’ouvrage, mais en offre à ses lectrices un résumé très détaillé de l’intrigue ainsi qu’une longue citation – l’article occupe plus de neuf colonnes dans le journal ; ainsi elle entérine implicitement sa validation critique et son succès public. C’est alors un moyen de rendre accessible les textes de fictions – ou du moins une partie – à des lectrices qui n’ont pas nécessairement les moyens ou l’autorisation de les lire : « mais j'ai voulu vous la donner aussi complète que possible, car beaucoup d'entre vous, mesdemoiselles, ne lisent point de romans320 », écrit-elle au sujet de Sathaniel, un roman de Frédéric Soulié. De plus, en ce qui

316 Francis Marcoin, « L’effet Montyon », Romantisme, 1996, n°93, p. 65-82. 317 Ibid.

318 Christine Léger-Paturneau, Le Journal des Demoiselles, op. cit., t. 1, p. 162.

319 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, édition établie par Jacques Noiray, Paris, Gallimard « Folio classique », 2016, p. 358.

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concerne le reste de cette vaste littérature romanesque, elle soumet parfois deux niveaux de lecture, comme c’est le cas pour le Médecin de campagne, toujours de Balzac :

Cet excellent livre est un peu sérieux, et peut-être trop fort pour vous, mesdemoiselles, et rien n'est plus dangereux que de fatiguer l'esprit encore léger de très jeunes personnes par des lectures au-dessus de leurs forces : elles se dégoûtent de ce qu'elles n'ont pas compris, puis, quand l'âge a formé leur compréhension, elles repoussent des ouvrages utiles par la seule raison qu'elles croient de bonne foi les avoir lus. Mon but est donc, en vous parlant du Médecin de campagne, non de vous engager à le lire, mais de vous faire la part de plaisir et de profit que vous pouvez y trouver dès à présent, en vous recommandant d'y chercher plus tard les hauts enseignements qui y sont renfermés321.

Cette critique résume à elle seule la position ambivalente d’Alida de Savignac et, plus généralement, le statut ambigu de la critique littéraire : cibler un public, tout en incluant d’autres lecteurs potentiels, se faire prescripteur, parfois censeur, tout autorisant une part d’appropriation individuelle. Alida de Savignac distingue ici lectrice compétente et lectrice incompétente, en fonction de l’âge, tout en admettant l’idée d’une possible progression dans l’apprentissage des compétences critiques de lecture. Sa rubrique littéraire constitue de fait un bon outil d’information sur l’actualité littéraire, certes partielle et partiale. Elle y suit les publications et retranscrit, plus ou moins implicitement, les principaux débats qui animent la critique littéraire pendant les années 1830. Ce faisant, la journaliste laisse une porte ouverte vers une éducation par le livre plus poussée. Indiquer des ouvrages même pour les critiquer négativement et en déconseiller la lecture peut susciter la curiosité et l’envie de lire.

Alida de Savignac ne porte pas seule cette ambition parfois déguisée d’ouvrir le champ du savoir autorisé aux femmes. À l’aube des années 1830, après l’espoir suscité par la révolution de Juillet, des voix discordantes sur l’éducation des filles se font entendre beaucoup plus ouvertement, à travers des pétitions ou des articles de journaux. À l’instar d’Eugénie Niboyet, qui fonde Le Conseiller des femmes à Lyon en 1833 pour qu’elles ne restent pas « en dehors de l’impulsion sociale imprimée à leur siècle » malgré l’absence de loi en faveur de leur éducation322, elles dénoncent l’ignorance dans laquelle sont maintenues les femmes et appellent à une réforme de l’enseignement public des filles.

321 Journal des demoiselles, n°10, novembre 1833. 322 Le Conseiller des femmes, prospectus, 1er octobre 1833.

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Largement oubliée après la Révolution française, la question de l’éducation des filles suscite donc un regain d’intérêt dès 1810 et en son sein, celle de l’apprentissage de la lecture, considéré comme un apprentissage nécessaire mais dont on réfléchit aux finalités, à la progressivité maîtrisée, aux limites raisonnables. Cette question est d’autant plus importante alors que l’éducation domestique, promue par Rousseau au siècle précédent, accorde aux mères de famille un rôle inédit et fortement valorisé socialement. Alors, la littérature pédagogique élabore un modèle de relation mère-fille autour d’un partage de valeurs, de pratiques et d’objets culturels. En cela, cette littérature est vectrice d’un idéal de féminité qu’une lecture rapide pourrait interpréter de manière trop uniforme. Certes, l’éducation religieuse et la lecture en commun de livres de piété demeurent l’un des piliers de cette éducation maternelle. Mais on le voit, les auteur·e·s des traités l’élargissent à l’acquisition de tout un savoir pratique qui doit permettre aux jeunes filles d’être armées face à l’existence qui les attend. Le temps n’est plus à l’éducation monacale qui préservait les jeunes filles du monde extérieur. L’idéal bourgeois d’une femme régentant tout l’univers domestique oblige désormais à reconfigurer le champ des savoirs enseignés : c’est l’utilité qui doit alors prévaloir. Cette première étape franchie et maîtrisée, des auteures comme Pauline Guizot laissent ensuite la porte ouverte à des lectures plus approfondies, sollicitant le raisonnement ou formant à de nouvelles disciplines comme la science, l’histoire contemporaine, ou l’anglais – que Pauline Guizot préconise d’apprendre par la lecture de traités de charité. Paradoxalement, en insistant sur cette éducation extra-scolaire, moins formalisée du point de vue des contenus, des âges et des étapes d’apprentissage, on peut se demander jusqu’à quel point les jeunes filles y sont incitées à développer une certaine autonomie dans leurs pratiques de lecture. Sans être ouvertement subversives, on voit comment ces auteures, tout en reprenant à leur compte les idées arrêtées sur les finalités de l’éducation des filles, peuvent déplacer le champ des savoirs préposés à l’éducation de la future mère et épouse et laissent déjà entrevoir d’autres perspectives. C’est toute l’ambiguïté de la plupart des textes sur l’éducation des filles écrits par des femmes : prendre acte de la place actuelle des femmes dans la société de leur temps, et de l’éducation comme un moyen d’y parvenir, tout en promouvant, discrètement, un accès au savoir et à la raison.

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Chapitre 3. Idéalité de la lecture des

femmes : discours religieux et

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