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Les manuels scolaires méritent qu’on s’y intéresse de plus près. Ils constituent des outils indispensables pour appréhender les finalités pédagogiques d’une époque. Au-delà, en tant que « condensé[s] de la société qui [les] a produit[s]212 », ils nous renseignent sur les normes et les valeurs d’une époque, qu’ils transmettent de manière explicite et intentionnelle. C’est particulièrement vrai à partir de la Révolution, moment où ils acquièrent une existence législative et relèvent d’une conception politique213. De nombreux travaux en sociologie ont en outre montré qu’ils étaient traversés par les représentations genrées d’une époque et que, en tant que supports pédagogiques, ils contribuaient à transmettre cet ordre symbolique214.

210 Ibid.

211 Christiane Juaneda-Albarede souligne que l’expression « méthode de lecture », désignant une méthode pour l’enseignement de la lecture, n’est couramment utilisée qu’à partir de 1830. Christiane Juaneda-Albarede, L’Enfant et l’apprentissage de la lecture en France au XIXe siècle : lecture et compréhension, thèse de 3e cycle en sciences de l’éducation, sous la direction d’Éric Plaisance, Université Paris Descartes, 1990, p. 204.

212 Alain Choppin, « L’histoire des manuels scolaires. Une approche globale », art. cit.

213 Alain Choppin, « Le cadre législatif et réglementaire des manuels scolaires. De la Révolution à 1939 », Histoire de l’éducation, 1986/1, n°29, p. 21-58. Un décret de 1793 les organise en deux catégories : ceux destinés à transmettre les connaissances élémentaires, et ceux destinés à transmettre les valeurs civiques et morales propres aux idéaux républicains.

214 Abondants en sociologie depuis les années 1970 (voir Annie Decroux-Masson, Papa lit et maman coud, Paris, Denoël-Gonthier, 1979). On se reportera à la synthèse et l’outil méthodologique élaborés par Sylvie Cromer et Carole Brugeilles, Analyser les représentations du masculin et du féminin dans les manuels scolaires, Paris, CEPED, 2005. D’un point de vue historique, il manque encore une grande synthèse sur cette question : c’est davantage le thème de la construction de la nation et de la transmission des valeurs républicaines qui a jusqu’à maintenant été privilégié à partir des manuels scolaires. Denise Guillaume, dans Le Destin des femmes et l’école. Manuels d’histoire et société, Paris, L’Harmattan, 1999, traite des figures féminines dans les manuels scolaires d’histoire, mais à partir de la fin du XIXe siècle. Pour le XIXe siècle, on notera l’étude de Linda L. Clark, Schooling

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De ce fait, ils mettent au jour les forces directrices d’un enseignement de la lecture et nous permettent de poser directement la question de la sexuation du rapport à la lecture durant les apprentissages. Au début du XIXe siècle, comme encore aujourd’hui, la lecture possède des spécificités par rapport aux autres apprentissages élémentaires, voire à l’ensemble des disciplines scolaires, que Jean Hébrard résume de la façon suivante :

[…] l’accès à n’importe quel contenu de savoir présuppose toujours qu’en amont, un travail a eu lieu efficacement autour de ces apprentissages préalables qui, pour n’avoir pas de légitimité disciplinaire, sont en quelque sorte l’accompagnement obligé de tous ceux qui existent215.

Enjeu social et culturel, la maîtrise des compétences de lecture est suivie attentivement par les institutions étatiques d’un pays qui surveillent le niveau d’illettrisme de la société et y mesurent le « succès » des institutions scolaires216. Conçue certes comme le premier palier de l’alphabétisation, et comme le fondement commun à tous les autres apprentissages, elle fait surtout accéder les enfants au monde de la culture écrite. Les abécédaires, les méthodes et les livres de lecture courante reflètent la fin et les moyens assignés à l’apprentissage de la lecture217. Ces derniers évoluent et il est possible de restituer leur historicité. Sous la IIIe République, l’objectif affiché est explicitement politique : il s’agit, depuis les premiers apprentissages jusqu’à la sortie de l’école, de former des citoyens à qui des livres de lecture courante comme le célèbre Tour de France par deuxenfants s’attachent à transmettre les valeurs d’appartenance à une même nation et l’attachement au régime républicain218. En amont dans le siècle, la lecture demeure investie d’un fort objectif d’édification de l’enfant. Elle s’apprend alors à partir

the Daughters of Marianne : Textbooks and the Socialization of Girls in Modern French Primary Schools, Albany, State University of New York, 1984, qui porte sur la IIIe République.

215 Jean Hébrard, « La scolarisation des savoirs élémentaires à l’époque moderne », op. cit. ; voir aussi Pierre Boutan, « La langue des Messieurs ». Histoire de l’enseignement du français à l’école primaire, Paris, Armand Colin, 1996, p. 168.

216 On peut, à partir des discours institutionnels sur la lecture, prendre le pouls du rapport au savoir d’une société et analyser la traduction de cette question en problème politique. Ainsi, en 1850, la question se cristallise autour du contrôle de l’accès des masses à la lecture, vecteur potentiel de déstabilisation de l’ordre établi ; un siècle plus tard, la « crise de la lecture » à l’heure de l’apogée des mass media renverse le paradigme : comment « redonner » le goût de lire aux classes populaires ? Pour une étude approfondie de ces débats, on se rapportera à Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours sur la lecture, op. cit., et notamment le chapitre 24 « Lecteurs en perdition : illettrisme et illetrés », ainsi que Bernard Lahire, L’Invention de l’illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La découverte, 2005.

217 Une fois le déchiffrage des mots acquis, l’enfant abandonne les abécédaires, syllabaires ou tableaux de mots pour passer aux livres de lecture courante : c’est à ce stade qu’on estime qu’il peut comprendre le sens du texte. 218 La lecture n’est pas la seule concernée : c’est le rôle de l’école républicaine dans son ensemble, et donc de toutes les disciplines qui y sont enseignées. Pour une perspective générale, on se rapportera à Yves Déloye, École et citoyenneté : l’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy, Paris, Presses de Sciences Po, 1994. Pour l’analyse de l’histoire, Christian Amalvi, « L’exemple des grands hommes de l’histoire de France à l’école et au foyer, 1814-1914 », Romantisme, 1998/28, n°100, p. 91-103.

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d’historiettes moralisantes. Les préceptes et les exemples contenus dans ces premiers manuels ne visent pas tant à développer l’enfant en tant qu’individu qu’à lui faire accepter sa place dans un ordre social patriarcal et chrétien, présenté comme immuable219.

Anne-Marie Chartier comme Christiane Juaneda-Albarades ont montré qu’on ne pouvait parler véritablement de manuels de lecture avant le début du XIXe siècle220. Néanmoins, à partir de ce moment, les enjeux relatifs à l’alphabétisation de plus en plus massive de la société française conduisent hommes politiques, pédagogues et éditeurs à s’en préoccuper ; l’écriture des manuels scolaires entremêle alors des contraintes institutionnelles, commerciales, pragmatiques et idéologiques221. La création de prix ou de commissions spécialement dédiées aux manuels de lecture témoigne de l’attention que les instances éducatives et politiques du pays portent à cette question. Ainsi, en 1817, la Société pour l’instruction élémentaire récompense l’ouvrage de Laurent de Jussieu, Simon de Nantua. Fondée en 1815 à l’initiative du baron Gérando, cette organisation a pour principal objectif la propagation de la méthode mutuelle, en vue de diffuser l’instruction parmi les populations pauvres. Le concours annuel qu’elle organise couronne un ouvrage « où seraient tracés avec simplicité, précision et sagesse les principes de la religion chrétienne, de morale, de prudence sociale qui doivent diriger la conduite des hommes dans toutes les conditions, et les qualités de père, de fils, de mari, de citoyen, de sujet, de maître et d’ouvrier222 ». Le livre devient rapidement un classique des livres de lecture courante et il est également couronné en 1829 par le prix Montyon qui distingue, dans un esprit proche de la Société pour l’instruction, les meilleurs ouvrages de morale. Un même souci anime le ministère de l’Instruction élémentaire dès les débuts de la monarchie de Juillet : en 1831 est créée une commission chargée de dresser la liste des livres pour les écoles primaires, livres qui doivent « exercer les enfants sur la lecture et leur transmettre des principes solides223 ». Un million d’exemplaires de l’Alphabet et premier livre de lecture courante, publié par Hachette,est alors distribué dans les écoles du royaume entre 1831 et 1834. Preuve de la collusion entre intérêts politiques et commerciaux, les auteurs sont Louis Hachette et Ambroise

219 L’analyse sociologique des contenus des livres de lecture contemporains a montré que la thématique principale développée aujourd’hui était centrée sur l’individu et son développement. Carole Brugeilles, Sylvie Cromer et Nathalie Panissal, « Le sexisme au programme ? Représentations sexuées dans les livres de lecture de référence à l’école », Travail, Genre et Sociétés, 2009/1, n°21, p. 107-129.

220 Anne-Marie Chartier, L’École et la lecture obligatoire, op. cit., p. 56-57 ; Cristina Juaneda-Albarades, L’Enfant et l’apprentissage de la lecture, op. cit., p. 23.

221 Anne-Marie Chartier et Jean Hébard, Discours sur la lecture, op. cit., p. 332. 222 Cité par Anne-Marie Chartier Jean Hébard, ibid., p. 340.

223 Instruction aux recteurs du 2 juin 1831, cité par Alain Choppin, « Le cadre législatif et réglementaire des manuels scolaires », art. cit.

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Rendu, conseiller de Guizot224. Par la suite, après la réforme de 1833, l’Inspection générale de l’école élémentaire est chargée de vérifier la conformité des bibliothèques scolaires avec les prescriptions du Conseil Royal225.

Avant que ne soient dissociées deux étapes dans l’enseignement de la lecture, le déchiffrement du texte et l’apprentissage de savoirs livresques, ces manuels se divisent généralement en deux parties : l’alphabet d’abord, puis des textes instructifs226. La tonalité didactique de ces manuels n’est pas propre à l’éducation des garçons ou des filles : au-delà elle tourne autour de la morale et s’applique indifféremment aux enfants des deux sexes. La lecture doit inculquer aux enfants les devoirs moraux tels que le respect et l’obéissance envers les parents et la valeur du travail, ainsi que des vertus chrétiennes simples comme la charité et la tolérance.

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