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Comment prévenir ces maladies ? Comment les soigner ? De même que, on l’a vu, les médecins éprouvent des difficultés à déterminer les causes des maux de femmes, de même ils hésitent quant aux moyens préventifs et curatifs à prescrire à leurs patientes. En dehors d’Esquirol et de quelques médecins aliénistes, la plupart a encore recourt à une thérapeutique traditionnelle. Le médecin consulté par Laure d’Yvrande propose un traitement classique et déjà éprouvé : il s’agit d’éliminer les symptômes physiques par l’application de cataplasmes, de sangsues, de calmer les crises à force de frictions. Toutefois, dans un double mouvement de naissance de l’hygiénisme au début du XIXe siècle et de renouveau de la pensée pédagogique, les médecins préconisent également une véritable hygiène de vie visant à corriger, en amont, les causes physiques et morales de ces maladies102.

Bien que certains préconisent encore l’ablation du clitoris, cette hygiène, indistinctement de la maladie considérée, doit s’appliquer prioritairement aux jeunes filles puisque ces différents maux surviennent de manière propice au moment de la puberté. On redoute leur entrée dans la sexualité103. Tous les auteurs étudiés ici reviennent donc sur l’impérieuse nécessité de focaliser toute l’attention sur l’éducation des jeunes filles. Indirectement, bien qu’ils n’en soient pas la cible première, ils s’adressent alors aux parents : la diffusion nouvelle que connaissent les ouvrages médicaux assure une visibilité certaine à leurs thèses. Ce faisant, les médecins se font les nouveaux pédagogues, promoteurs d’une éducation bourgeoise désormais vissée sur la question morale. Durant la petite enfance, rappellent-ils, l’éducation n’a pas besoin d’être sexuée ; toutefois, étant donné que, d’une manière générale, la puberté arrive plus tôt chez les filles que chez les garçons, leur éducation morale doit commencer avant même les premiers signes de modification physiologique, alors qu’elles appartiennent encore à un état « d’enfance morale104 ». La puberté commence vers

102 Gregory Quin a bien montré, dans sa thèse, cette évolution concomitante au début du XIXe siècle, et la promotion, en conséquence, de l’exercice physique dans la pensée pédagogique. Voir Gregory Quin,Le Mouvement peut-il guérir ? Histoire de l'engagement des médecins français dans l'élaboration de l'éducation physique (1741-1888), thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, sous la direction de Nicolas Bancel et de Rebecca Rogers, Université de Lausanne et Université Paris Descartes, 2010.

103 Gabrielle Houbre, La Discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des filles et des garçons à l’âge du romantisme, op. cit., p. 165 sq.

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douze ans, âge auquel l’enfant passe imperceptiblement de la « petite fille » à la « jeune fille ». Significativement, il n’y a pas d’entrée « garçon » ou « jeune garçon », « jeune homme » dans le Dictionnaire des Sciences Médicales, alors que l’entrée « Fille105 » contient de longues pages sur l’éducation. Dans l’ensemble de ces ouvrages, on retrouve l’idée que « le meilleur traitement de l'hystérie consiste à diriger à l'avance, d'une manière convenable, le développement physique et moral des jeunes personnes106 ». Maladies de l’excès, le remède sera la modération, élevée alors au rang de véritable vertu morale chez les femmes. Elle constitue le principe de base d’une saine éducation : modération dans l’alimentation, modération dans l’activité physique, modération dans l’activité intellectuelle. Les jeunes filles se voient prescrire un régime précis : interdiction de tous les aliments considérés comme excitants107; préconisation d’exercices physiques modérés mais réguliers : marche au grand air, si possible à la campagne ou en voyage, des bains pas trop chauds. Les travaux ménagers peuvent suppléer efficacement au manque d’exercice physique, tandis que les travaux d’aiguille inculquent la vertu et l’humilité. Tout l’environnement physique de la jeune fille est soumis à l’examen des médecins : les vêtements portés ne doivent pas procurer de sensation voluptueuse sur la peau, les lits ne doivent pas être trop moelleux. Le corps doit toujours être en action, la journée de la jeune fille pleinement remplie : l’oisiveté, la langueur et la paresse sont bannies.

Discipliner le corps donc, mais aussi l’esprit. Du point de vue moral, « il importe également d'éloigner tout ce qui peut exciter les sens ou l'imagination, et surtout les exciter prématurément. On habituera donc les enfants au langage de la raison et de la saine morale, afin de leur former un bon jugement et des mœurs pures108 ». L’ordonnance d’une bonne lecture s’inscrit logiquement dans cette étape du développement moral de la jeune fille, et la métaphore de l’excès alimentaire est reprise. Elle concerne aussi bien le type de livre lu – un « poison » - que la manière de lire - une lectrice « dévore » ses livres - et est attachée spécifiquement à la lecture féminine. La discipline à laquelle est soumise la sexualité féminine peut alors commencer par ce que Marie Baudry appelle une « diététique » de la lecture109. Un « goût sévère », « une morale épurée110 » doivent donc présider aux choix des livres. Il est pourtant

105 Julien-Joseph Virey, « Fille », Dictionnaire des Sciences médicales, op. cit, t. 15, p. 498-538.

106 « Hystérie », Encyclopédie du XIXe siècle, Paris : au bureau de « l'Encyclopédie du XIXe siècle », 1836-1853, t. 14, p. 261.

107 La longue liste varie selon les auteurs, mais on y retrouve toujours les mêmes catégories : l’alcool, notamment le champagne, le café, les viandes rouges, les épices, etc.

108 Jean-Baptiste Louyer-Villarmay, Dictionnaire des Sciences médicales, op. cit, t. 23, p. 253. 109 Voir Marie Baudry, Lectrices romanesques, op. cit., p. 296.

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plus facile de proscrire que de prescrire : si, on l’a vu, les interdits sont nombreux et détaillés, les médecins ne s’attardent guère sur les lectures autorisées, et les rangent sous la catégorie unique des « bons » livres ; tout au plus celles-ci doivent être « utiles et agréables », leitmotiv également de la littérature pédagogique de ce début de siècle, au mieux gaies et amusantes.

Quels livres peut-on, dans les premières décennies du XIXe siècle, ranger derrière cette catégorie encore vague ? On pense aux titres qui constituent alors le corpus encore limité de la littérature pour enfants : les histoires moralisantes, comme celles de Berquin, les aventures de Télémaque, un classique de des livres pour enfants, ainsi que les ouvrages écrits spécifiquement à destination des demoiselles, dont le nombre commence à augmenter111. Comme dans les traités pédagogiques, la pratique de la lecture à haute voix est en revanche tolérée : on vante alors, en plus de l’élégance d’une belle diction, mais l’action bénéfique sur les poumons de la lecture à haute voix112. On peut y voir aussi un moyen de surveiller ce qui est lu, quand les lectures coupables se déroulent dans la solitude et le silence.

Derrière la définition de cette nouvelle hygiène éducative, tous les médecins s’accordent à dénoncer l’éducation actuelle des jeunes filles. Félix Voisin y revient longuement en émettant un point de vue original. Il ajoute à cet état de fait l’idée selon laquelle l’image de la jeune fille sensible serait particulièrement valorisée dans la société actuelle, et donc que l’éducation donnée aurait pour finalité de développer et d’augmenter cette sensibilité, avec toutes les conséquences négatives que cela implique113. Peut-on y voir la dénonciation du modèle éducatif aristocratique des Lumières, moins prude ? Une crainte de la permissivité des années de la Révolution ?

La bourgeoisie, effrayée par l’affirmation physique et morale des femmes pendant la Révolution, rebutée par la permissivité des comportements au tournant du siècle, s’empresse de soustraire ses filles aux influences pernicieuses en les barricadant derrière la double tutelle de l’Église et de la mère114.

111 Cette littérature pour la jeunesse n’a pas encore à ce moment-là d’identité propre. Elle se définit peu à peu selon des grandes catégories, dont les principales sont les ouvrages de morale, les manuels d’instruction et les éducations complètes. Pour ce qui est spécifiquement de la littérature pour demoiselles, voir la thèse d’Isabelle Havelange, La Littérature à l’usage des demoiselles (1750-1830), thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Dominique Julia, EHESS, 1984, et le corpus publié en ligne, qui met bien en lumière ces différentes ramifications : Un corpus inédit : les ouvrages écrits pour les demoiselles. Les livres pour les jeunes filles, 1750-1830, [en ligne], URL :

http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/?q=livresdem.

112 Marc Colombat de l’Isère, Traité des maladies de femmes, op. cit., p. 1120.

113 Félix Voisin, Des causes morales et physiques des maladies mentales, op. cit., p. 138. 114 Louise Bruit, « Introduction », in Louise Bruit et alii, Le Corps des jeunes filles, art. cit.

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De la médecine, pourrait-on ajouter. Il s’agit de fait de modifier l’imaginaire entourant la jeune fille en dénigrant un ancien modèle pour en proposer un nouveau ; dans ce changement de représentations à l’œuvre dans la France post-révolutionnaire, la preuve médicale apporte un argument solide, fiable, à partir duquel peuvent émerger de nouvelles pratiques éducatives. L’ensemble des gestes et des pensées de la jeune fille doit être orienté, guidé, façonné. Pierre après pierre, on voit à travers le discours médical se préciser les grandes lignes de l’éducation des filles du XIXe siècle, et la distinction nette entre éducation et instruction. L’éducation des filles sera morale, l’éducation intellectuelle, elle, est ici passée sous silence ou, du moins, réduite à un minimum115. Enfin, la mise en application de ces préceptes suppose la collaboration de la famille, milieu naturel du développement de l’enfant. Le foyer en devient le lieu idéal, celui qui les préserve des tentations extérieures de la ville et de la promiscuité. Pensionnats et couvents sont suspectés de laxisme ; la surveillance y serait relâchée et les jeunes filles pourraient alors y expérimenter tous les plaisirs interdits : en premier lieu, l’onanisme, les relations homosexuelles, les lectures secrètes. Se dessine donc, en filigrane, l’image de la mère éducatrice, dont le modèle s’impose à la Restauration pour triompher sous le Second Empire116. À la fois « mentor et précepteur117», guide et modèle, elle est la mieux placée pour conduire cette éducation. Ainsi retranchée dans un espace géographique délimité, entourée d’une sociabilité choisie, guidée dans le développement de ses goûts, la jeune fille évitera les maux propres à son sexe.

Quand la privation de lectures permet une sexualité

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