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La religieuse incompétente, une figure caricaturale ?

Des rares témoignages de filles d’origine populaire que nous possédons, il ressort que le lieu par excellence de la première découverte du livre et de la lecture demeure la petite école, à un âge qui se situe entre sept et neuf ans. C’est l’une des différences les plus notables qui ressort en fonction du milieu social, et c’est une caractéristique que l’on retrouve également

82 Martyn Lyons, Readers and Society, op. cit., et plus particulièrement le chapitre 6 « Reading Peasants : the Pragmatic Uses of the Written Word », p. 129-155.

83 L’efficacité des différentes méthodes de lecture et des modes d’enseignement fait l’objet de vifs débats parmi les spécialistes de la culture scolaire, hier comme aujourd’hui. Elle est, peut-on avancer, encore plus délicate à appréhender ici, pour deux raisons. D’une part il s’agit de filles, dont les rythmes, les lieux d’éducation étaient bien moins formalisés ; d’autre part aucune méthode de lecture ne s’impose véritablement durant le premier XIXe siècle. Il ne nous appartient donc pas, en tant qu’historienne, d’en juger ici. Nous souhaitons, en retraçant ces trajectoires d’apprentissage, présenter d’une part les informations concrètes de l’apprentissage de la lecture et comprendre comment les différences qu’on y repère travaillent par la suite le rapport à la lecture dans les autobiographies.

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dans les autobiographies ouvrières masculines. Les parents des familles populaires peuvent décider d’envoyer leur enfant dans une petite école autant pour une question de contrainte matérielle, pratique – ils ne peuvent pas prendre en charge leurs enfants, quand ceux-ci ne travaillent pas ou n’aident pas les adultes – qu’en raison de la motivation à instruire leur enfant. Hommes ou femmes, les autobiographes d’origine populaire nous présentent des écoles qui semblent figées dans l’Ancien Régime. Agricol Perdiguier (1805-1875), compagnon du tour de France et auteur en 1839 du célèbre Livre du compagnonnage, fréquente ainsi dans son enfance l’école de Morières, près d’Avignon, la seule école du village. Dirigée par un unique maître, elle accueille donc filles et garçons de tous âges, ensemble, dans la même classe, selon une pratique assez répandue84. Pour le primaire, l’enseignement libre, c’est-à-dire une école fondée par un maître ou une institutrice, rémunéré·e par les parents, est encore la formule la plus répandue. Dans l’école d’Agricol, les tarifs du maître sont progressifs : 1 franc pour apprendre à lire, 1,50 francs pour apprendre en plus à écrire, et ainsi de suite85.

Le tableau dressé par Suzanne Voilquin*, fille d’un ouvrier chapelier parisien, au sujet de sa petite école charitable n’est guère différent, si ce n’est que la figure de la religieuse incompétente remplace ici celle du maître d’école incapable. Tenue par les Sœurs de Saint-Vincent, également appelées Filles de la Charité, l’école fait partie d’un ensemble conventuel plus vaste, situé au cloître Saint-Merry, au cœur de Paris, abritant également un hospice86. Les congrégations ouvraient ce type d’établissement en suivant la mission caritative de leur vocation religieuse et ne concevaient pas leur fonction enseignante comme un service public87. L’exigence en matière scolaire y est faible et le programme s’en ressent : « Rien de simplifié comme le programme des études, arrêté en cette sainte demeure : prier d'abord, chanter des cantiques, écouter de pieuses et banales exhortations, apprendre quelque peu à lire et à écrire, et réciter par cœur le samedi l'évangile du jour88. »

84 Si la mixité dans l’école primaire apparaît pour beaucoup incongrue et que la séparation des sexes, sujet de nombreux rappels de l’Église, est finalement inscrite dans la loi, par la circulaire de 1836 (cette circulaire impose une clôture dans la salle d’école pour séparer les deux sexes, autorisés cependant à être regroupés dans une unique école de village), elle était courante et largement tolérée notamment dans les écoles rurales, par manque de moyens. 85 Agricol Perdiguier, Mémoires d’un compagnon, Paris, François Maspéro, « Actes et mémoires du peuple », 1977, p. 40-41.

86 Jacques-Antoine Dulaure, Histoire civile, morale et physique de Paris, depuis les premiers temps historiques jusqu’à nos jours, T. IX, Paris, Guillaume, 1824, p. 61-62.

87 Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. 3, op. cit., p. 363. Rapidement pourtant, c’est la fonction enseignante qui a constitué le moteur de la croissance des congrégations au cours du siècle. Claude Langlois, Le Catholicisme au féminin, op. cit., p. 323 sq.

88 Suzanne Voilquin, Souvenirs d'une fille du peuple, ou la saint-simonienne en Egypte, Paris, E. Sauzet, 1865, p. 53.

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Dans ces descriptions, comme l’a montré Martyn Lyons, il s’agit pour beaucoup de mettre l’accent sur la réussite sociale et l’effort face aux difficultés inhérentes à leur condition. Mais les petites écoles pouvaient également accueillir des enfants du monde du petit commerce, ou de la petite bourgeoisie. Et dans leur globalité, les témoignages sur les petites écoles portent un jugement fortement dépréciatif sur ces lieux d’éducation, tant au regard du mode d’enseignement en vigueur que de la compétence du maître ou de l’institutrice. Déjà dans la première version de ses souvenirs d’enfance qu’Amélie Lenormant rédige en 1822, alors qu’elle n’a que dix-neuf ans, elle dénonce l’incongruité de la prise en charge par une unique et vieille religieuse de l’ensemble des élèves89. Fille d’un médecin, elle est originaire, comme Élisa Perrotin, de la petite ville de Belley. À vingt ans d’écart, elles décrivent des situations bien différentes. Élisa fréquente l’école des sœurs en externe, tandis que sa sœur est en pension. Au début de la monarchie de Juillet, les sœurs de Saint-Joseph, spécialisées dans l’éducation des jeunes filles pauvres dans l’Est de la France, ont ouvert une école à Belley, tandis que les Bernardines y tiennent un pensionnat. Durant les toutes premières années du siècle, la situation que décrit Amélie Lenormant tient autant au manque de moyens qu’à la désorganisation que connurent les congrégations enseignantes dans l’immédiat de l’après Révolution. Si Napoléon les rétablit dans leur droit de tenir des établissements scolaires, les réouvertures prennent du temps, et entre-temps de nombreuses religieuses s’installent, en dehors de leur congrégation, en tant que maîtresses d’école. Cette situation explique la présence de nombreuses maîtresses « incapables90 » dans des écoles de filles parfois informelles, comme le raconte Ernest Renan au sujet de l’éducation de sa sœur Henriette* : « Quelques vieilles religieuses, chassées de leur couvent par la Révolution et devenues maîtresses d’école, lui apprirent à lire et à réciter les psaumes en latin91. » De plus, la présence des religieuses peut créer des conflits entre les communautés villageoises ou urbaines, les autorités ecclésiastiques, voire les familles. Ainsi, à Montluçon, l’installation en 1825 des dames de Saint-Maur, que fréquente par la suite Élisabeth de Bonnefonds92, est loin de faire consensus. La communauté urbaine accepte mal ce retour des religieuses, et dépose des plaintes successives, dès l’ouverture de la petite école, pour en dénoncer soit l’insalubrité, l’exiguïté, ou encore l’incompétence de la maîtresse. Il est vrai qu’une seule institutrice prenait alors en charge plus de soixante élèves en même temps93, et

89 Amélie Lenormant, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, op. cit., fol. 334.

90 Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, op. cit., t. 3, p. 125. 91 Ernest Renan, Ma sœur Henriette, Paris, Calmann-Lévy, p. 7.

92 Issue d’une famille de l’aristocratie rurale, elle suit d’abord en externe les leçons d’une communauté religieuse proche de la demeure familiale, avant d’entrer chez les Dames de Saint-Maur en tant que pensionnaire.

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que celle-ci, une ancienne bernardine, qui exerçait auparavant librement, est déjà âgée de 60 ans quand elle y est affectée. À l’inverse, la correspondance de la congrégation met en avant le désir des parents pour l’ouverture de classes pour filles. Celles-ci sont en revanche très hiérarchisées en fonction de la position sociale des parents : quelques places de pensionnaires en nombre très limité pour les familles les plus aisées, puis des classes externes pour les parents qui peuvent payer la rétribution qu’ils souhaitent, enfin les classes gratuites pour les filles des familles pauvres.

Ces témoignages nous permettent d’appréhender un débat qui court au XIXe siècle. Alors qu’après la loi Guizot, les tableaux quadriennaux sur l’enseignement primaire commandés par le ministère de l’Instruction publique dressent un portrait grotesque de ces instituteurs laïcs et privés comme pour mieux souligner le progressisme affiché de la réforme Guizot, les descriptions de la prise en charge des filles par les religieuses remplissent la même fonction : appuyer leur inefficacité et leur archaïsme pour mieux mettre en relief la nécessité d’une prise en charge publique de l’éducation des filles. De manière intéressante, et alors qu’il y a également beaucoup de femmes laïques qui ouvrent des écoles, sans grande compétence, ce sont les religieuses qui sont stigmatisées ici.

Comme le rappelle Françoise Mayeur, nombre de religieuses ou de laïques n’avaient pas vocation à enseigner, et ont endossé la fonction d’institutrice de façon circonstancielle. Stéphanie de Beauharnais*, adoptée par Joséphine et Napoléon en 1804, raconte que dans son enfance elle avait été confiée à deux anciennes religieuses du couvent princier du Panthémont. Celles-ci ont éduqué la petite fille dans le Périgord, selon un programme mêlant, dans les souvenirs de la future grande-duchesse de Bade, la Bible, Robinson et les contes de Gessner. « Je voudrais bien savoir si mes nobles dames de Panthémont […] avaient beaucoup réfléchi pour en arriver à ce merveilleux plan d’instruction94 », écrit-elle avec tendresse.

Être institutrice n’est pas encore un métier aussi réglementé que pour les hommes : dès 1816 les institutrices laïques doivent passer un brevet de capacité certes, mais jusqu’à la mise en place des premières écoles normales d’institutrices en 1838, il n’existe pas de parcours professionnalisant95. Les femmes qui s’installent donc en tant qu’institutrices ont des profils et des compétences très variables, entre la « maîtresse » de l’école de village que fréquente Marie

94 « Souvenirs de Stéphanie de Beauharnais », Revue des deux mondes, 1er mars 1932, t. 8, p. 70.

95 Françoise Mayeur, L’Éducation des filles en France, op. cit., p. 85-86. Le brevet de capacité n’est obligatoire pour les religieuses que par l’ordonnance de 1836. Mises en place par le règlement de 1837, les écoles normales pour filles ne forment alors que des institutrices du primaire, et non du secondaire. Rebecca Rogers, Les Bourgeoises au pensionnat, op. cit., p. 150-151.

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Ravenel et qui, apparemment, ne put rien lui apprendre car elle ne parlait pas français96, et la jeune aristocrate cultivée, qui s’installe en tant qu’institutrice pour faire face au déclassement social induit par la Révolution, et qui instruit Henriette Renan après son passage auprès des religieuses97. Ce panorama met en exergue l’hétérogénéité des actrices impliquées dans l’apprentissage de la lecture, pour les filles. Si nous avons insisté toutefois sur la figure de la religieuse incompétente, c’est qu’elle remplit, semble-t-il, la même fonction que celle de l’instituteur dans les écoles de garçons du début du siècle. Ces religieuses, surnommées les « béates » dans le Tableau de l’instruction primaire de 1837 et reléguées à un ancien temps révolu, deviennent les figures caricaturales de l’apprentissage de la lecture98.

La lecture et l’ « organisation pédagogique

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