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Lire les pratiques de lecture dans les écrits personnels : difficultés et propositions méthodologiques

Depuis les années 1970, à l’aune des inflexions d’une histoire sociale soucieuse de redonner une voix aux oublié·e·s de l’histoire76, mais aussi en raison du tournant épistémologique consacrant le « retour du sujet77 » dans l’ensemble des sciences sociales, les écrits personnels ont acquis un statut de source historique78. Leur apport en histoire des femmes et du genre, d’abord dans l’histoire de la vie privée, puis dans l’histoire des sexualités et celle de la construction du masculin et du féminin, ne fait plus de doute79.

Fréquemment mobilisés, ils font pourtant toujours l’objet de soupçons : l’un tient à la tension présente dans tout écrit de soi entre la subjectivité avouée du scripteur ou de la scriptrice

Corbin, « Le vertige des foisonnements. Esquisse panoramique d’une histoire sans nom », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1992/1, n°39, p. 103-126.

75 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., t. 1., p. 248-249.

76 L’entreprise pionnière menée par François Maspéro avec sa collection « Actes et mémoires du peuple » lancée en 1975 s’inscrivait dans une nouvelle veine de l’histoire sociale, militante – ouvrière ou féministe – qui s’intéressait aux individus. Les Mémoires de Louise Michel* furent le premier titre de la collection, qui réédita également les Souvenirs de Suzanne Voilquin.

77 François Dosse, L’Empire du sens. L’humanisation des sciences sociales, Paris, La Découverte, 1995, p. 10-16. 78 Sur cette historiographie, voir la très bonne synthèse proposée par Philippe Artières et Dominique Kalifa, en présentation du dossier « L’historien et les archives personnelles : pas à pas », Sociétés et représentations, 2002/1, n°13, p. 7-15, et aussi Philippe Artières et Jean-François Laé, Archives personnelles. Histoire, anthropologie et sociologie, Paris, Armand Colin, 2011.

79 Pour le XIXe siècle, outre le volume 4 de L’Histoire de la vie privée dirigé par Michelle Perrot (Paris, Seuil, 1987), citons notamment l’ouvrage de Gabrielle Houbre, La Discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des filles et des garçons à l’âge du romantisme, Paris, Plon, 1997 et celui de Déborah Gutermann-Jacquet, Les Équivoques du genre. Devenir homme et femme à l’âge romantique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, qui s’appuient sur la littérature normative et la littérature de l’intime pour étudier la construction des identités de genre durant l’adolescence. Celui d’Anne-Marie Sohn, Chrysalides. Femmes dans la vie privée, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, 2 vol., en croisant archives judiciaires et personnelles, cet ouvrage a profondément renouvelé l’approche historique des sexualités. Enfin, le volume collectif Une histoire sans les hommes est-elle possible ? Genre et masculinités, dirigé également par Anne-Marie Sohn (Lyon, ENS Éditions, 2015) souligne bien l’apport actuel des écrits personnels dans l’étude des masculinités.

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et la prétention de vérité qu’il·elle énonce, l’autre à la représentativité même de cette parole, le dernier à son historicité. Alors que la spécificité du récit historique par rapport à la littérature tient à ce qu’il repose sur un tout autre rapport au vrai, comme l’avait avancé Paul Veyne80, les écrits personnels brouillent de nouveau les frontières. Ivan Jablonka qualifie d’ailleurs de « littérature du réel » « toute cette littérature [qui] révèle une pensée historienne, sociologique et anthropologique, forte de certains outils d’intelligibilité : une manière de comprendre le présent et le passé81 ».

Cette ambigüité est encore renforcée au sujet de l’autobiographie, puisque, comme l’explique Jeremy Popkin, celle-ci possède plus que les autres écrits personnels des similitudes intrinsèques avec le texte historique82. De fait, l'historien comme l'autobiographe se propose de « raconter la vérité » d’une époque et de le faire le plus souvent sur un mode chronologique. Cette revendication de la vérité du récit est incluse dans le pacte autobiographique - Philippe Lejeune parle même de « pacte référentiel83 » -, les informations et documents fournis par l’autobiographe devant permettre au lecteur de vérifier le propos. Observateur privilégié de son temps historique, il n'est pas pour autant un observateur omniscient ; il concède bien souvent la subjectivité de ses propos, mais néanmoins propose, en tant que « témoin oculaire », un regard sur une époque, un groupe, une génération.

Cette subjectivité avouée laisse démuni·e l’historien·ne, moins armé·e par exemple que le sociologue qui, dès le départ, s’interroge sur la relation d’enquête et la parole de l’enquêté·e, ou que le ou la spécialiste de littérature davantage coutumier·e du travail sur le texte singulier. Surtout, l’autobiographe use des instruments narratifs proches de la fiction, et on y distingue mal faits et fiction, le « je » et le monde, le subjectif et l'objectif et, - finalement - la littérature et l'histoire84. Joliment qualifiée par Laura Marcus d' « agent double85 », l’autobiographie porterait en elle, génériquement, ce défaut. Quand l’écriture de l’histoire se veut objective et

80 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1978, p. 23.

81 Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 9.

82 Jeremy Popkin, History, Historians and Autobiography, Chicago, Chicago University Press, 2005, p. 11-14. 83 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996 [1975], p. 36.

84 Les mémoires écrits dans la première partie du XIXe siècle font, eux aussi, volontairement usage de la fiction, comme l’a montré Damien Zanone. Enfin, certains textes revendiquent clairement le brouillage des genres, ainsi de l’ « autobiographie à masque de roman » publié par Hortense Allart*, Les Enchantements de madame Prudence de Saman (1862). Voir Damien Zanone, « Un livre curieux (Les Enchantements de Prudence d’Hortense Allart). Le Temps, 16 octobre 1872 », in Christine Planté (éd.), George Sand critique (1833-1876). Textes de George Sand sur la littérature présentés, édités et annotés, Tussn, Éditions du Lérot, 2006, p. 731-743, et Idem, Écrire son temps, op. cit., en particulier p. 293-298.

85 Laura Marcus, Auto/biographical Discourses, 1994, citée par Jeremy Popkin, History, Historians and Autobiography, op. cit., p. 13.

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critique86, l’écriture de soi repose sur la confiance et l’empathie. Se pose toujours la question de la parole de l’individu·e et de la représentativité historique de sa trajectoire. Un journal, une lettre, une autobiographie donnent accès à la vie d’un·e individu·e et, bien qu’on puisse y repérer des modalités de présentation de soi propres à une communauté sociale, confessionnelle, professionnelle, y relever des habitudes, des pratiques, des gestes ancrés dans ces communautés, leur caractère idiosyncrasique semble empêcher toute tentative de généralisation87.

Enfin, encore aujourd’hui, l’augmentation de la littérature personnelle à l’orée du XIXe siècle est perçue comme le signe de la montée en puissance du « moi » dans l’Europe romantique, évolution qui tracerait les lignes de l’individualisation de la société occidentale88. Cette idée bute toutefois sur deux écueils, puisque d’une part les écrits personnels, comme l’écrit Georges Gusdorf, se laissent difficilement enfermer dans des catégories définitionnelles rigides, et d’autre part, si l’on peut parler dans certains cas de littérature intime pour le début du XIXe siècle, celle-ci ne peut être appréhendée comme l’expression univoque d’un « moi » romantique89.

De plus, si l’on assiste bien au cours du siècle à une féminisation de l’écriture de soi90, Philippe Lejeune pour le journal ou Éliane Lecarme-Taborne pour l’autobiographie ont

86 C’est la principale raison, selon Jeremy Popkins, de la distanciation de l’histoire par rapport aux écrits personnels, remontant à la fin du XIXe siècle, lorsque l’histoire se constitue en science. Les débats actuels autour de l’écriture de l’histoire comme littérature et de la place du « je » de l’historien·ne, déplacés par rapport à ceux des années 1980 sur le linguistic turn, témoignent bien aussi de l’intérêt suscité par l’écriture personnelle en histoire.

87 Il paraît donc inévitable de se positionner en tant que chercheur·e à un extrême, comme le rappelaient Anna Iuso et Daniel Fabre : soit l’accumulation des textes, le plus grand nombre venant faire émerger une « communauté » et apporter la preuve si ce n’est de l’exhaustivité, du moins de leur meilleure représentativité ; soit, à l’opposé, l’analyse à partir d’un cas unique, prioritairement une vie d’individu·e extraordinaire, tel le parricide Pierre Rivière étudié par Michel Foucault l’exceptionnel de sa trajectoire soulignant davantage la norme et ses possibles transgressions.Anna Iuso, « Les archives du moi ou la passion autobiographique », Terrain, n°28, 1997, p. 125-138 et Daniel Fabre, « Vivre, écrire, archiver », Sociétés et Représentations, 2002/1, n°13, p. 17-42 ; Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… Un cas de parricide au XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1973.

88 Béatrice Didier insistait particulièrement sur ce point dans Le Journal intime, Paris, PUF, 1976, quand Philippe Lejeune proposait de dater la naissance de l’autobiographie moderne aux Confessions de Rousseau, parues entre 1782 et 1789. Pierre Pachet commence lui par l’analyse du journal de Samuel Pepys (1660-1669), tout en soulignant qu’on ne peut pas parler, pour cet exemple, de journal intime. Pierre Pachet, Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Le Bruit du temps, 2015 [1990], p. 19.

89 Georges Gusdorf, Lignes de vie 1. Les Écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1990 et notamment le chapitre 3 « L’acte de naissance des écritures du moi ? », p. 53-67. Pour un contre-exemple probant, on verra les travaux de Jean-Claude Schmitt sur l’individu et les écritures personnelles au Moyen-Age, La Conversion d’Hermann le Juif. Autobiographie, histoire et fiction, Paris, Seuil, 2013. Pour le XIXe siècle, on lira avec profit la très dense introduction au journal d’Aline De Quelen (1824) proposée par Laurent Le Gall, qui fait le point sur ces différents écueils. Laurent Le Gall, « Aux lisières du moi. 1824 à Kerliver par Aline de Quelen », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2016/1, n°52, p. 159-171.

90 Phénomène historique qui tient notamment à l’évolution des logiques de répartition sexuée des activités domestiques, et derrière lequel il serait vain de rechercher une écriture spécifiquement féminine, comme l’ont bien montré les travaux sur les correspondances familiales ou les journaux d’adolescent·e·s. Sur ce sujet, voir Daniel Fabre (dir.), Écritures ordinaires, Paris, PUF, 2003, et Isabelle Lacoue-Labarthe et Sylvie Mouysset, « De l’"ombre légère" à la "machine à écrire familiale". L’écriture quotidienne des femmes », Clio. Histoire, Femmes

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bien souligné à quel point on devait se garder d’y voir une libération de la parole féminine et l’affirmation d’une conscience collective et critique91. Au début du siècle, les pratiques d’écriture sont encadrées et codifiées, apprises aux jeunes filles pour les former au style, les habituer à faire leur examen de conscience. Les journaux, lettres, circulent dans un cercle plus ou moins élargi, sont donnés à lire, aux parents, frères et sœurs, ami·e·s… Principe même de la relation épistolaire, c’est aussi particulièrement vrai pour le journal personnel qui prend part à un « protocole éducatif92 » où le geste de l’écriture de soi est encouragé, imité.

Ces rappels nous paraissent particulièrement importants pour délimiter un territoire d’analyse rigoureuse des écrits personnels, qui évite notamment la surinterprétation. Car leur usage est la seule voie possible pour faire une véritable histoire de la lecture avec les femmes. Cela pour deux raisons essentiellement : d’une part, journaux personnels, correspondances et autobiographies fixent par écrit le souvenir d'un acte guetté par l'oubli ; d’autre part, en tant qu’écriture sur soi, ils autorisent à interroger la place de la lecture dans la construction des identités sexuées, rigides en apparence mais sujettes à de multiples déplacements.

L’ensemble des traces de lecture qu’on repère dans les écrits personnels peut être analysé à la lumière des grandes catégories de l’histoire de la lecture : l’apprentissage, les modalités concrètes d’accès au livre ou à l’imprimé, sa pratique et ses usages quotidiens (entre, par exemple, lecture collective et individuelle, lecture studieuse et lecture de loisir). Ces différentes catégories peuvent être refondues à l’aide de l’histoire des femmes et du genre, grâce à l’analyse de la répartition sexuée des savoirs et des dynamiques sociales assignant le féminin au privé. Interroger ces découpages et leur pertinence à partir des traces de lecture doit conduire à incarner les lectrices, au-delà des figures fantasmées, et à saisir la manière dont elles participent aux transformations du monde de l’imprimé au début du XIXe siècle, de manière non excluante, c’est-à-dire sans partir du principe qu’elles ont des pratiques de lecture différentes de celles des lecteurs.En même temps, les écrits personnels, les tabous et les règles de présentation de soi qui les modèlent, amènent à prendre la juste mesure à la fois de l’inertie

et Sociétés, 2012, n°35, p. 7-20, ainsi que Cécile Dauphin et Danièle Poublan (dir.), Ces bonnes lettres. Une correspondance familiale au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1995 ; Brigitte Diaz et Jürgen Siess (dir.), L’Épistolaire au féminin. Correspondances de femmes (XVIIIe-XXe siècles), Caen, Presses universitaires de Caen, 2006 ; Marilyn Himmesoëte, Juvenilia. Journaux personnels d’adolescents du XIXe siècle, thèse de littérature sous la direction de José-Luiz Diaz, Université Paris 7 Diderot, 2012.

91 Philippe Lejeune, Le Moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Seuil, 1993 ; Éliane Lecarme-Taborne, « L’autobiographie des femmes », Fabula LHT, 2010, n°7, [en ligne] URL :

http://www.fabula.org/lht/7/lecarme-tabone.html.

92 Philippe Lejeune, « "Et le cahier ?" Journaux en famille : les Coquebert de Montbret », Lalies, 2008, n°28, p. 189-203.

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des normes et des conventions, transmises par l’école, la famille, l’Église, incorporées par les lectrices93, et de la part de contingence qui réside dans toute action, donc de la marge de manœuvre laissée aux lectrices. À interroger donc le genre comme système qui oriente la lecture en reproduisant, certes, les normes, mais en installant en leur sein des écarts, des fissures, qui font évoluer l’ordre social.

Par conséquent, il ne s’agira pas dans les écrits personnels de débusquer le faux ou la tromperie, mais de mettre au jour les possibles ; de rechercher l’individue exceptionnelle ou exemplaire, mais de croiser les régularités et les singularités qu’on y repère pour interroger les écarts. Comme l’écrit Michèle Riot-Sarcey, faire l’histoire du genre au XIXe siècle, c’est prendre en compte que

ce que les femmes sont, dans leurs rôles, dans leurs fonctions, c’est précisément ce que les autorités morales et politiques veulent qu’elles soient ; la tension individuelle est si grande entre la volonté d’être et le devoir être, si particulière, si différente entre les individus, qu’elle n’est perceptible que singulièrement94.

Étudier les pratiques de lecture restitue bien ces différentes tensions, dans la mesure où elles s’inscrivent dans des usages sociaux du livre et des rapports au savoir hiérarchisés, mais laissent aussi s’exprimer une subjectivité, d’une lectrice qui braconne dans le texte tout en s’imaginant un autre destin, d’une autre qui cherche à se conformer à son identité sociale tout en questionnant cette même identité, de certaines qui entrevoient le moyen de nourrir collectivement une critique de leur domination. Ce sont ainsi les usages du livre qui permettent de régler le rapport entre la lectrice et une identité collective nouvelle à construire : on y observe les interrogations individuelles sur les limites du savoir accessible aux femmes, sur les capacités à raisonner, dans une interaction constante entre le « je » et les autres. Entre ce qu’on pourrait interpréter comme de la résignation et ce qui apparaît plus visiblement comme une posture critique, toute une gamme de positionnements se déploie dans les écrits personnels, ce qui empêche les tentatives de modélisation de la « lectrice dévote » ou de la « lectrice féministe » et oblige à être attentif aux appropriations individuelles, dans toute leur pluralité.

93 Bernard Lepetit, dans Les Formes de l’expérience, écrivait que la norme, « catégorie qui sert de repère et d’instrument interprétatif et légitimant l’action », « s’objective dans les institutions qui forment le cadre et les moyens de l’intervention humaine, s’incorpore par apprentissage ou par mémorisation, se perpétue par le recours qu’on y fait pour légitimer l’action. Bernard Lepetit, « Histoires des pratiques, pratiques de l’histoire », in Idem (dir.), Les Formes de l’expérience : une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, p. 31.

94 Michèle Riot-Sarcey, « Histoire : du genre au singulier », in Idem, Le Genre en questions. Pouvoir, politique, écriture de l’histoire, Paris, Créaphis, 2016, p. 311.

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Dans cette perspective, approcher chaque texte en vertu de son statut unique et de l’historicité des écritures de soi permet de saisir comment, dans l’action performative de l’écriture de soi, la scriptrice évalue sa conformité ou non à un modèle de féminité présenté comme idéal, et donc sa singularité ou sa normalité95. Quand bien même ce modèle a constitué une grille de référence surplombante pour les femmes du XIXe siècle, il a sans cesse été retravaillé, déplacé, transformé par celles qui y ont adhéré ou qui l’ont critiqué, comme l’écrivaient déjà les auteur·e·s de l’Histoire des femmes en Occident96.La lecture, nous en faisons l’hypothèse, est l’un des lieux de cette épreuve. Pour autant que les normes et les conventions « définissent, pour chaque communauté, des usages légitimes du livre, des façons de lire, des instruments et des procédures d’interprétation97 », les souvenirs de lecture permettent justement de prendre la mesure de la performativité que les hommes et les femmes du début du XIXe siècle plaçaient à la fois dans l’inculcation des manières de lire et dans l’écriture de soi. Cette question est centrale ici dans la mesure où les manières de se présenter dans une lettre, dans un journal ou dans une autobiographie en tant que lectrice modèle ou lectrice déviante révèlent les positionnements possibles par rapport aux assignations identitaires du féminin. Plus qu’un moi homogène de la lectrice, se dessinent dans ces souvenirs les différentes voies empruntées par ces femmes pour exister, en s’y conformant, en se les réappropriant ou en les transgressant. Dans un double mouvement de retour sur soi, c’est alors dans l’écriture des souvenirs de lecture que se joue la subjectivation des lectrices, ce processus étant entendu comme la « constitution d’un rapport réflexif à soi-même, dans une ou plusieurs sphères de pratiques, qui reconfigure l’identité sociale de l’individu98 ».

Multiplier les échelles d’analyse99, entre l’individuel et le collectif, entre le « je » de la lectrice et le « elles » des injonctions normatives, permet dès lors de réinsérer les trajectoires des lectrices dans cette première moitié de siècle tout en écartant le risque d’une histoire fragmentée. Ces trajectoires forment une véritable biographie chorale des lectrices au XIXe

95 Judith Butler propose d’analyser le récit de soi de la façon suivante : « Quand le "je" cherche à se définir, il peut commencer par lui-même, mais il découvrira que ce soi est déjà impliqué dans une temporalité sociale qui excède ses propres capacités de narration. […] Il n’y a pas de construction de soi (poesis) en dehors d’un certain mode de subjectivation (ou d’assujettissement) et donc il n’y a pas non plus de constitution de soi en dehors des formes possibles que peut prendre un sujet ». Judith Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007, p. 7 & 17. L’un des concepts clés de la philosophe est celui de performativité, qui d’analyser comment le genre se réalise dans l’énonciation et la répétition des gestes, des attributs, des comportements associés au féminin ou au masculin. Voir Idem, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2015 [1990], p. 265-266. 96 Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, Le XIXe siècle, in Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, op. cit., t. 4, p. 15. Sur cette question, voir aussi Jo Burr Margadant (dir.), The New Biography. Performing Femininity in Nineteenth-Century France, Berkeley, University of California Press, 2000.

97 Roger Chartier, Culture écrite et société, loc. cit.

98 Federico Tarragoni, La Sociologie de l’individu, Paris, La Découverte, 2017, p. 100 [sous presse]. 99 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1996.

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siècle. S’agissant d’étudier un corpus important d’écrits personnels, Daniel Fabre parle de « communauté textuelle » quand Philippe Lejeune au sujet des autobiographies évoque des biographies collectives. Tous deux mettent en avant la perspective de les appréhender sous l’angle des régularités qu’on y repère. À n’en pas douter, en écrivant sur leurs lectures, ces

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