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Le f onctionnement de l’Œuvre des Bons livres : une reconnaissance des lectrices ?

Chapitre 4. Apprentissages et usages enfantins du livre

4.1. La bibliothèque des enfants Guérin

4.2.1. L’aveu d’une singularité

« À quatre ans, je savais très bien lire58. » L’affirmation de George Sand a de quoi surprendre : faudrait-il y voir la marque d’une précocité de l’écrivaine, et par conséquent sa grande aptitude par rapport à la maîtrise de l’écrit ? Ou au contraire, s’agit-il d’une autocélébration de soi ? De fait, la précocité de la lecture constitue presque un topos de l’autobiographie d’écrivain59, recherchant dans son récit d’apprentissage la preuve d’un talent littéraire. George Sand construit son autobiographie aussi comme celle de sa trajectoire d’auteure, nourrie dès sa jeunesse de nombreuses lectures. « Quel écrivain », interroge Martine Reid, « n’a pas été un grand lecteur60 ? » À la lecture de notre corpus, on pourrait même avancer qu’il s’agit là d’une donnée fondamentale des récits autobiographiques, révélant la profonde pénétration du monde de l’écrit dans la culture occidentale. La « venue » à la lecture, très tôt, revêt presque une dimension naturelle dans la trajectoire de l’autobiographe, de la même façon que Rousseau écrivait : « Je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps où je date sans interruption la conscience de moi-même61 ». Si les références explicites au philosophe genevois sont rares, la majorité des auteures du corpus affirment avoir appris à lire très jeunes, généralement avant sept ans, âge auquel elles se souviennent avoir déjà été en mesure de lire seules.

Réinséré dans les trajectoires autobiographiques, l’âge précoce de la découverte de la lecture acquiert une forte valeur symbolique de « présentation de soi » : l’entrée dans le monde

58 George Sand, Histoire de ma vie, op. cit., p. 565.

59 Jean-Claude Pompougnac, « Récits d’apprentissage », in Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours sur la lecture, op. cit., p. 495-527. Ce dernier étudie dans cette perspective les autobiographies de François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Ragon et François Cavanna. Voir également Brigitte Louichon, La Littérature après coup, op. cit., p. 91-95.

60 Martine Reid, « Une femme qui écrit », in George Sand, Histoire de ma vie, op. cit., p. 12. 61 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Genève, 1782, p. 7.

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de la lecture ainsi racontée se rapporte aussi bien à un apprentissage en soi qu’à un récit de formation de l’individu·e, dont elle devient un signe distinctif, l’un des premiers que l’on retient, rétrospectivement, dans sa trajectoire. Martyn Lyons, étudiant le rapport à la culture dans les autobiographies ouvrières, y voit une manière de se démarquer par rapport à son groupe social d’origine62. D’ailleurs, Marie Ravenel*, fille d’un meunier du Calvados née dans un hameau rural près de Cherbourg en 1811, écrit ainsi :

À l’âge de trois ans, j’entassais dans un coin tout ce que je trouvais de livres, et c’était ma propriété. Alors ma mère commença à m’enseigner l’alphabet ; et, deux ans après, je lisais parfaitement bien dans tous les livres alors en usage dans les écoles de campagne63.

Marie Ravenel comme Élisa Perrotin* (1818-1887), fille d’un tanneur de Belley, dans l’Ain, estiment qu’à sept ans elles avaient déjà lu tous les livres que leurs mères possédaient, et qu’elles les dépassaient en compétence64.

Il y a bien là un enjeu d’affirmation de l’individualité de l’individu·e qui se découvre dans ses différences à l’Autre, où la problématique de l’origine sociale croise celle du genre. Car pour de nombreuses scriptrices cette assertion permet de se singulariser par rapport aux autres membres féminins de la famille – la mère, les sœurs, les ascendantes, les domestiques - et plus largement par rapport aux autres femmes de leur génération, reléguées malgré elles du côté de l’ignorance. « […] je lui dois d’avoir su lire de bonne heure mieux que la plupart des femmes65 », écrit ainsi Justine Guillery* (1789-1864) au sujet des leçons que lui donna sa grand-mère, une femme très cultivée et lectrice de la philosophie des Lumières. Au-delà de l’autocélébration, il peut s’agir également de souligner que leur accomplissement est d’autant plus remarquable eu égard aux obstacles à surmonter. Athénaïs Michelet* (1826-1899) reprend ainsi le modèle didactique de la bonne et de la mauvaise élève, que l’on retrouve dans la littérature pour jeunes filles66, pour accentuer ce qui l’oppose à sa sœur Sélima. Elle en dresse un portrait peu flatteur, davantage préoccupée par les soins du ménage et de sa toilette que par l’étude :

62 Martyn Lyons, « La culture littéraire des travailleurs. Autobiographies ouvrières dans l’Europe du XIXe siècle», Annales. Histoire, Sciences sociales, 2001/4, n°56, p. 927-946.

63 Marie Ravenel, Poésies et mémoires, Cherbourg, A. Mouchel, 1860, p. 226. 64 Élisa Perrotin, Mes Mémoires, manuscrit dactylographié, APA 1546, p. 2.

65 Justine Guillery, Mémoires. 1789-1846, édition établie et annotée par Marie-Paule de Weerdt-Pilorgue, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 37-38.

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C’était une jeune créole, toute au ménage ou à l’aiguille. Elle languissait sur les livres […]. Tout la séparait de moi. Elle allait à la ville, moi jamais. Au retour, elle s’enfermait avec ma mère. Sans entendre, je sentais bien qu’elle en rapportait tout un monde qui m’était étranger67.

Cette opposition renforce le projet d’ensemble du récit d’enfance d’Athénaïs, tenant à raconter le dépassement par l’étude de sa solitude et de sa difficulté à se conformer à son rôle de jeune fille. Les récits d’apprentissage tendent alors à situer l’autobiographe dans une certaine exceptionnalité sociale. Pourtant, différents rapports à la lecture se déploient pendant l’apprentissage, et pour singuliers qu’ils soient, ces récits ne doivent pas masquer une donnée fondamentale : ils sont toujours situés et reliés à des conditions concrètes d’apprentissage de la lecture. Derrière l’évidence d’une « venue à la lecture », cela nous permet de repérer une certaine régularité dans les parcours des filles.

Il en ressort alors que l’apprentissage de la lecture y apparaît si ce n’est nécessaire, du moins légitime. Et si des différences de classe et de genre existent – il n’est pas dans notre propos de les minimiser ici, il n’empêche qu’au début du XIXe siècle apprendre les rudiments de la lecture ne doit plus être considéré comme extraordinaire pour les filles. Toutes les femmes ne sont pas des lectrices bien sûr, mais à l’opposé celles-ci ne doivent pas être rejetées du côté de l’exception, de l’aristocrate lettrée ou de la jeune ouvrière en quête d’ascension sociale. Malgré le prisme déformant de notre corpus, puisque il s’agit de femmes qui maîtrisent l’écriture donc la lecture, les récits font état d’une certaine régularité en termes de temps de l’apprentissage, tout comme ils mettent au jour la pluralité d’acteurs, de situations d’accès à la lecture qui laissent entrevoir des voies multiples d’alphabétisation des filles. Chacune d’entre elles pourrait être analysée à l’aune de l’intérêt que les individu·e·s attribuent à l’apprentissage de la lecture : c’est ce qu’a bien montré Pierre Caspard dans son étude sur l’autodidaxie ordinaire dans la région de Neuchâtel. L’historien s’interrogeait sur les causes d’une alphabétisation massive d’une population rurale au XVIIIe siècle, et il y trouvait des raisons relevant aussi bien de la culture familiale que professionnelle68. Pour les filles nées au début du XIXe siècle, nous y reviendrons, on repère également un apprentissage précoce, qui a trait tant à la tradition religieuse qu’à la culture familiale69.

67 Athénaïs Michelet, Mémoires d’une enfant, op. cit., p. 28-29.

68 Pierre Caspard, « Pourquoi on a envie d’apprendre. L’autodidaxie ordinaire à Neuchâtel (XVIIIe siècle) », Histoire de l’éducation, 1996/1, vol. 70, p. 65-110.

69 Davantage que professionnelle dans le cas des filles, n’étant que de manière très exceptionnelle appelées à reprendre le métier paternel.

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En recroisant l’ensemble des trajectoires des scriptrices en tant que jeunes lectrices, il ressort que l’âge moyen du début de l’apprentissage de la lecture se situe entre cinq et sept ans. Nous avons vu que, dans les traités pédagogiques, cet âge fait débat, entre les tenants d’une éducation intellectuelle précoce et les partisans, suivant Rousseau, d’une éducation d’abord physique, jusqu’à l’âge d’environ dix ans. Ce débat ne semble pas avoir eu beaucoup d’influence ici. Il n’y a guère qu’Olympe Audouard*, fille d’un notable marseillais, qui apprend tardivement à lire pour des motifs pédagogiques se rapprochant des préceptes rousseauistes : « Mon père, partisan de la vie au grand air pour les enfants et d’un exercice journalier me laissait courir en liberté. J’étais un vrai diable, grimpant sur les arbres à faire damner les écureuils, piochant, bêchant, arrosant70. »En conséquence, il retarde l’âge de son apprentissage de la lecture à neuf ans ; c’est également l’âge auquel sa sœur est envoyée au couvent pour y préparer sa communion, bien qu’elle ne sache pas encore lire. Quand nous en possédons, les témoignages des mères mettent en revanche l’accent sur la volonté d’apprendre à lire très tôt à leurs enfants, filles comme garçons. Dans ses notes sur l’éducation de ses enfants, rédigées en 1792, Adelaïde de Castellane* préconise qu’ils apprennent à lire à partir de trois ans et demi, capacité qu’ils sont apparemment censés maîtriser à cinq ans, quand commencent les leçons d’écriture71. Un demi-siècle plus tard, Adèle Landron* envoie ses filles très jeunes en pension, aux alentours de huit ans pour la première, cinq pour la seconde, et note les progrès de sa fille Delphine, alors âgée de cinq ans qui, dit-elle, sait déjà bien lire. De même Marie d’Agoult* commence à apprendre à lire à sa fille Blandine dès l’âge de trois ans72.

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