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La constitution d’une bibliothèque pour enfants au début du XIXe siècle : instruction et édification

Le f onctionnement de l’Œuvre des Bons livres : une reconnaissance des lectrices ?

Chapitre 4. Apprentissages et usages enfantins du livre

4.1. La bibliothèque des enfants Guérin

4.1.1. La constitution d’une bibliothèque pour enfants au début du XIXe siècle : instruction et édification

La famille Guérin appartient à l’aristocratie rurale du Tarn. Bien implantée dans la région de Gaillac, elle subit, comme beaucoup d’autres, des pertes importantes au moment de la Révolution. Le père, Joseph de Guérin (1778-1848), continue jusqu’à son décès à exploiter les terres qui entourent le château. En 1803, il a épousé une jeune femme de la bourgeoisie, Jeanne-Victoire-Gertrude Fontanilles et ensemble ils ont eu quatre enfants. L’aîné, Érembert, est né en 1803 ; suivent deux filles, Eugénie, née en 1805, et Marie, l’année suivante, et enfin Maurice, en 1810. Tou·te·s furent élevé·e·s chez eux, dans le petit château isolé du Cayla, par leur mère, jusqu’à son décès en 1819.

À explorer cette bibliothèque, on comprend que les enfants reçoivent une éducation traditionnelle de l’aristocratie catholique avec un réel investissement de la part de leur mère22. Cette éducation repose sur un programme simple qui permet à Gertrude Fontanilles, suffisamment lettrée, de se substituer à une institutrice : apprentissage de la lecture puis de l’écriture, rudiments de géographie, généralement enseignée avant l’histoire, puis de l’histoire sainte, ou encore des sciences naturelles23. À cet effet, elle pouvait se servir d’un ensemble de livres pédagogiques conservés dans la bibliothèque. Certains lui appartenaient avant son mariage, comme ce Petit catéchisme historique, dont elle avait fait usage étant jeune fille24. Quelques manuels et traités pédagogiques aussi, comme l’Abrégé de la grammaire française, par M. de Wailly, dans une édition de 1777, ou l’Avis aux mères de famille sur

entre les différents enfants de la famille, entre frères et sœurs, cousins, ou sur plusieurs générations - les ex-libris successifs en témoignent-, « l’articulation étant rien moins que directe, entre la possession d’un livre, sa lecture et son appropriation » (Frédéric Barbier, « Où en est l’histoire des bibliothèques ? », Histoire et Civilisation du livre, X, 2004, p. 7-12). De plus, certaines couvertures, plats de livres, pages de garde sont recouverts de nombreuses marginalia, allant du graffiti au dessin, de la lettre au commentaire.

22 Egle Becchi et Dominique Julia (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, op. cit., t. 2, p. 8.

23 Faisant appel à la mémoire, la géographie était enseignée avant l’histoire, aussi bien aux filles qu’aux garçons. Jean-Pierre Chevalier, « L’enseignement de la géographie », in François Jacquet-Francillon, Renaud d’Enfert et Laurence Loeffel (dir.), Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France, XVIIIe XXe siècle, Paris, Retz, 2010, p326.

24 Comme le révèle l’ex-libris « Ce livre appartient à Mlle Gertrude Fontanilles ». Sur l’exemplaire de Gertrude Fontanilles, la page de titre et la couverture manquent. Nous suivons donc l’identification de l’édition proposée dans le catalogue topographique de la bibliothèque des Guérin.

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l’éducation physique, morale et les maladies des enfants, datant de la Révolution française25. Après la naissance des enfants, les livres sont sans doute entrés dans la bibliothèque par achat, en fonction des besoins. On y trouve ainsi un Paroissien datant de 181026, date à laquelle Gertrude a pu commencer l’instruction religieuse de son fils aîné, Érembert.

Pour apprendre à lire à ses enfants, Gertrude a pu s’appuyer sur Les Vrais principes de

la lecture, de l’orthographe et de la prononciation française27. De fait, publié pour la première fois en 1773, l’édition conservée dans la bibliothèque familiale date de 1809, à l’âge où Érembert et Eugénie ont pu commencer à apprendre à lire. L’auteur de cette méthode, M. Viard, la présente comme une révolution pédagogique, bientôt « adoptée dans toutes les écoles de France », car elle repose sur le mélange de la méthode épellative et syllabique28. Les enfants apprennent à prononcer chaque lettre de l’alphabet en faisant suivre chaque consonne d’un e

muet : Be, ê, bê ; te, e, te : bête. Après l’apprentissage de la lecture viennent les leçons de géographie, d’histoire ou de sciences naturelles. Gertrude utilise pour cela les manuels les plus diffusés au début du siècle : l’Abrégé de la Géographie de Crozat29, dans une édition de 1808, ou encore le « Petit Buffon », adaptation pour la jeunesse du célèbre traité de sciences naturelles. Entre 1810 et 1870, plus de dix éditions paraissent sous ce seul nom, et l’ouvrage figure parmi la liste des best-sellers dressée par Martyn Lyons au début de la décennie 182030. Plus tardif, à destination, peut-être, de la fille d’Érembert, ou des enfants de la campagne environnante auxquels Eugénie donne des leçons, une Géographie de l’abbé Gaultier montre la pénétration progressive des innovations pédagogiques du début du siècle jusqu’au Cayla, château reculé du Tarn31.

25 Le premier porte comme ex-libris « Fontanilles de Campagnac », l’ajout « de Campagnac » étant utilisé par les membres masculins de la famille de Gertrude. Voir Émile Barthès, Eugénie de Guérin : d’après des documents inédits, T.1, Paris, Lecoffre, 1929, p. 45.

26 Le Petit paroissien complet contenant l’office des dimanches et fêtes, Tours, Mame, 1810.

27 Les Vrais principes de la lecture, de l’orthographe et de la prononciation française. Méthode mise au point par M. Viard, revue et augmentée par M. Luneau de Bois-Germain, 1809.

28 Alors que la méthode épellative, majoritairement appliquée au XVIIIe siècle, repose sur une extrême segmentation des unités de l’écrit, du plus simple (l’alphabet) au plus complexe (la phrase), la méthode syllabique – le B.A BA – plus analytique, vise à mettre en correspondance des unités graphiques et sonores. Toutes deux sont encore largement appliquées, sans réelle distinction, jusqu’au milieu du XIXe siècle. Voir Anne-Marie Chartier, L’École et la lecture obligatoire, op. cit., p. 74-75 et 83-84.

29 Jean-Pierre Chevalier, « L’enseignement de la géographie », in François Jacquet-Francillon et alii (dir.), Une histoire de l’école, op. cit., p.326.

30 Maëlle Levacher, « Buffon dans les livres destinés à la jeunesse française du XIXe siècle », in Laurence Talairach-Vielmas, Science in the Nursery : The Popularisation of Science in Britain and France, 1761-1901, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 239-259, et Martyn Lyons, Le Triomphe du livre, op. cit., p. 85.

31 À la « mode » au sein des élites parisiennes de la Restauration, la méthode de l’abbé Gaultier, développée dans les années 1810, reposait sur un jeu de questions et réponses destinée à rendre l’étude agréable. En 1836, elle fait encore partie des livres de pédagogie recommandés par le ministère Guizot pour les écoles primaires. Voir la Liste des ouvrages dont l’usage a été et demeure autorisé dans les établissements d’instruction primaire, 30 janvier 1836, [en ligne], URL : http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/fichiers_pdf/toformation/18361230.pdf, consulté le 31/03/15.

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À côté de ces enseignements élémentaires, l’instruction religieuse constitue l’autre grand versant de l’éducation des enfants, servant à enseigner les rudiments de la foi et la lecture, à instruire et à édifier32. Ainsi du Petit catéchisme historique de Fleury, best-seller des catéchismes pour enfant utilisés depuis la réforme tridentine33, ou de la Morale en action,

recueil de sentences et d’exemples adaptés pour la jeunesse. On repère, dans cette liste, une évolution sensible. Un paroissien datant de 1770 (« à l’usage de Madame de Guérin », la grand-mère paternelle) contenant les offices en latin et en français nous rappelle qu’au XVIIIe siècle encore, malgré les préceptes des Frères des Écoles chrétiennes, le latin pouvait constituer la langue sur laquelle se faisaient les premiers apprentissages de la lecture, avant de passer à la lecture en français. Trois langues se superposent alors : le latin, le français, langue des apprentissages, comme on le voit à partir des manuels scolaires des enfants Guérin, et le dialecte, surtout parlé, et que connaît bien Eugénie34. Au début du XIXe siècle, il devient plus rare que, dans l’éducation familiale, les catéchismes préparant à la première communion soient encore en latin. Les livres pieux conservés dans la bibliothèque des Guérin témoignent de cette mutation qu’accélèrent, à partir des années 1830, les éditeurs pour la jeunesse comme Mame. Ceux à destination de la jeunesse sont simplifiés, et en français exclusivement, conçus pour un usage privé et quotidien comme ces Vies de saints appartenant à la jeune Marie de Guérin35. Au-delà de l’aspect strictement pédagogique, un autre ensemble de la bibliothèque est constitué d’un fonds « classique » qui a formé au fil des siècles un répertoire commun de la littérature pour enfants36 : celui-ci comprend des récits mythologiques, des contes ou des fables d’auteurs antiques, médiévaux ou modernes, comme les recueils des Fables d’Ésope ou celles de La Fontaine ; des textes destinés d’abord aux adultes mais qui sont passés, à un moment de leur

32 Philippe Martin, « Le catéchisme en France : un livre de formation pour les chrétiens ? », art. cit.

33 Rédigé par l’abbé Claude Fleury en 1683, il est réédité tout au long du XVIIIe siècle et figure encore parmi les best-sellers de la première moitié du XIXe siècle. Voir Dominique Julia, « Livres de classes et usages pédagogiques », in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française. T. 2. Le livre triomphant (1660-1830), Paris, Fayard, 1990, p. 627-633.

34 À partir du milieu du XVIIIe siècle, l’essentiel des « manuels » scolaires est publié en français. Dominique Julia évoque ainsi à ce sujet une « deuxième mort » du latin. (Idem, « Livres de classe et livres pédagogiques », art. cit.). Les langues régionales quant à elles ne sont pas du tout prises en compte par l’institution scolaire au XIXe siècle. 35 La bibliothèque des Guérin regorge de livres pieux. Chaque membre de la famille possède ainsi son propre livre pieux, son paroissien ou son recueil de vies de saints. Par exemple, Caroline de Guérin, la fille d’Érembert, possède le Catéchisme du diocèse de Toulouse ; Joseph de Guérin, quelques années avant sa mort – il meurt en 1848-, fait l’acquisition d’un nouveau paroissien datant de 1844. Cela suggère une pratique individuelle, peut-être dans la chambre, avant le coucher ou au lever, comme le mentionne de si nombreuses fois Eugénie dans son Journal. 36 Annie Renonciat, « Dimension internationale du livre pour enfants », in Jacques Michon et Jean-Yves Mollier (dir.), Les Mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIe siècle à l’an 2000, Actes du colloque de Sherbrooke, Presses de l’Université de Laval – L’Harmattan, 2001, p. 461-473 et Catherine Velay-Vallantin, « L’invention d’un public enfantin au XVIIIe siècle », in Jean Glénisson et Ségolène Le Men (dir.), Le Livre d’enfance et de jeunesse en France, op. cit., p. 19-38.

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histoire, dans le répertoire de la littérature pour les enfants, comme Robinson Crusoé, le roman de Daniel Defoe publié en 1719 ; un ensemble de textes écrits spécifiquement à destination du public enfantin, l’Éducation des Filles et les Aventures de Télémaque de Fénelon, plus tard, le

Théâtre des jeunes personnes de Mme de Genlis. Ce catalogue reconstitué restitue pleinement la période de transition située au tournant des XVIIIe et XIXe siècles et se compose, on le voit, des principaux ouvrages disponibles à l’époque37. D’avantage qu’une littérature de jeunesse, ils servent d’abord à l’édification des enfants Guérin mais témoignent également de l’instruction soignée qu’ils ont reçue.

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