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Le f onctionnement de l’Œuvre des Bons livres : une reconnaissance des lectrices ?

3.1.2. Des lectrices sous surveillance

Les brochures et les historiques de l’Œuvre offrent un point de vue extrêmement positif sur son action, nous proposant le regard de l’institution sur elle-même. Mais on comprend aussi que, en tant que lectrices, les femmes demeurent suspectes aux yeux de l’Église. La lecture les détournerait de leurs devoirs en leur offrant des figures d’héroïnes révoltées contre le joug conjugal, comme celles d’Indiana ou de Lélia, les héroïnes de George Sand, et alimenterait leur dégoût de l’autorité. L’institution chrétienne de la famille en subirait de lourdes conséquences358. Le ton est autrement plus alarmiste que les satires de Daumier, lorsqu’il met en scène des lectrices oublieuses du souper, du ménage ou du devoir conjugal dans la série des « Mœurs conjugales359 ». Prévenir les séparations des époux, qui demeurent possibles malgré l’interdiction du divorce, et restaurer le prestige de l’institution chrétienne du mariage passent alors par une action préventive sur les lectrices.

Sous couvert d’une certaine libéralité, les choix de lecture reste soumis à l’approbation du curé, à une censure peut-être d’autant plus forte que celui-ci, désormais, bénéficie d’une double légitimité, morale, en tant que curé, et culturelle, comme bibliothécaire360. Dès lors, si les « personnes du sexe » peuvent elles-mêmes choisir leurs livres, le prêtre se charge néanmoins de leur suggérer celui « qu'on croira [leur] être le plus utile361 ». La marge de manœuvre effective laissée aux lectrices apparaît donc étroite. Tout le problème réside donc une nouvelle fois dans la question du choix de la lecture : puisque les femmes sont enclines « par nature » à choisir de mauvaises lectures, d'autres doivent jouer le rôle de censeur. Il s’agit de les détourner de leurs mauvaises habitudes de lecture. Dans le récit fortement hagiographique de la fondation de l'Œuvre de Lyon est ainsi relatée cette anecdote, preuve de l'utilité de la fondation :

Parmi les effets des bonnes lectures, on cite entre autres celui-ci. Un homme avait remarqué dans la conduite de sa femme un changement déplorable. Il ne pouvait d'abord en deviner la cause, lorsqu'il s'aperçut qu'elle lisait habituellement les romans du jour. Il lui déclare qu'il ne veut plus voir entre ses mains que les livres de l'Œuvre, et quelque temps après il vient annoncer, avec

358 Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 257. 359 « Mœurs conjugales », Le Charivari, 1839.

360 Deux autres autorités se disputent ce rôle au XIXe siècle, les mères et les directeurs de conscience. Loïc Artiaga, « Histoires religieuses francophones », art. cit.

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reconnaissance, qu'ils avaient opéré une guérison complète. Gloire donc à Dieu... 362

Il faut évidemment garder à l’esprit que l’action de l’Œuvre se veut avant tout une action de moralisation et d’évangélisation, et son moyen le plus sûr consiste à fournir une lecture « instructive et intéressante », chrétienne, délivrant « de solides préceptes sur le dogme et la morale ». Pour remplir cette mission, et fournir les bibliothèques, l’Œuvre des bons livres publie de petits catalogues peu onéreux, « guides de bons livres », comme ce Choix de bons livres

proposés aux collèges, petits séminaires, pensionnats de jeunes demoiselles, classes d'ouvriers adultes, écoles primaires et salles d'asile363 vendu 50 centimes. Sélectionnés avec soin, les livres, ceux dont la lecture ne constitue « aucun danger pour la foi et pour les mœurs », sont rangés selon les classes de lecteurs, prenant en compte différents critères : l’âge surtout, la condition (ouvrier, artisan) ou encore le lieu de lecture (pour les pensionnats de jeunes filles, pour la bibliothèque d’un homme du monde…).

De manière pragmatique, l’Église catholique prend donc acte de l’augmentation du lectorat et de son goût pour le roman. Elle reconnaît désormais que la lecture peut devenir un loisir, un amusement, être une activité « agréable » ; mais doit s’y coupler une utilité, celle d’instruire les fidèles et de faire progresser la vertu, alors que les loisirs contemporains induisent un risque, sont dangereux. On trouve de nouveau, dans le discours de l’Église, cette catégorie vague et labile de la lecture « utile et agréable », assénée, on l’a vu, tant par les médecins que par les pédagogues. Ici encore, il ne s’agit pas d’interdire, ni de mettre à l’Index. D’ailleurs, l’action de l’Index, si elle demeure forte en France – surtout après 1850 -, condamne essentiellement des ecclésiastiques et des théologiens qui s’écartent de l’orthodoxie364. Au contraire, l’Église cherche alors à déplacer les attentes des lecteurs : puisque les femmes sont supposées préférer la lecture des romans, autant leur offrir ce qu'elles aiment, en remplaçant les romans sentimentaux par des romans moraux. Elle s’engage donc dans une entreprise de « guérison » de la littérature contemporaine, proposant les bons textes écrits par les bons auteurs365. L'action de l’Église va reposer à partir de ce moment sur des mécanismes nouveaux,

362 Instruction pastorale sur les mauvais livres, op. cit., p. 115.

363 Choix de bons livres proposés aux collèges, petits séminaires, pensionnats de jeunes demoiselles, classes d'ouvriers adultes, écoles primaires et salles d'asile, par M. l'abbé ***, Paris, librairie de Poussielgue-Rusand, 1838.

364 Loïc Artiaga, Des torrents de papier, op. cit., p. 34 sq.

365 Une nouvelle fois, nous ne sommes pas ici face à un phénomène nouveau. Xenia Von Tippelskirch a ainsi montré comment, dans l’Italie du XVIe siècle, le succès du combat de l’Index contre les mauvais livres avait reposé sur son alliance étroite avec le monde des éditeurs-libraires, pour créer un public féminin largement influencé par les orientations voulues par l’Église catholique. Voir Xenia Von Tippelskirch, Sotto Controllo, op. cit., p. 149-150.

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que Loïc Artiaga appelle des « filtres catholiques "anti-médiatiques"366 ». Cela va se faire grâce à ce réseau de bibliothèques qui définissent, selon lui, une véritable « orthopraxie » de la lecture, mais aussi, avec le support du monde de l'édition, grâce à un réseau de distribution et de publication spécifique367. Ces publications s’adressent alors directement aux lectrices, en leur proposant un nouveau « sous-genre » littéraire exclusivement féminin. Écrits par des religieux, mais aussi par beaucoup de femmes, ces livres, reconnaissables par leurs couvertures cartonnées rose, sont vendus à un prix très bas et parfois directement envoyés aux abonné·e·s par la poste.

Loïc Artiaga lie de manière subtile l'émergence d'un secteur éditorial avec la reconquête catholique s'appuyant sur des lectrices potentielles. Plutôt que de jeter l'anathème sur l'intégralité du marché du roman, l’Église entérine son succès auprès des nouveaux lectorats et tente de pénétrer le marché. Étudiant les courbes de l’édition religieuse en France, Claude Savart a montré qu’après un frémissement dans les années 1830, cette littérature déferle sur le marché français après 1851, ce qui correspond à la période d’apogée du catholicisme au XIXe siècle368. À l'instar de Mame à Tours, Lefort à Lille ou Périsse à Lyon, plusieurs maisons d'éditions, déjà bien implantées dans le secteur du livre catholique369 depuis la fin du XVIIIe siècle, se spécialisent dès les années 1840 dans la publication de romans moraux, dont l'approbation par la hiérarchie ecclésiastique est généralement signifiée sur la page de garde dudit livre. Cette marque permet aux médiateurs du livre, comme les parents, de faire immédiatement la distinction entre bons et mauvais livres. La jeunesse, et plus particulièrement les jeunes filles, constituent le public privilégié de ces éditeurs. S’entrelacent alors des intérêts idéologiques et commerciaux370. À leur adresse, les éditeurs établissent des catalogues de lectures idéales et lancent des collections spécifiques pour ces nouvelles tranches de lectorat, telles la « Nouvelle bibliothèque catholique » proposée par Lefort dès 1827 et la « Bibliothèque de la jeunesse chrétienne » fondée par Mame en 1836371. Eugénie de Guérin se fournit parmi

366 Loïc Artiaga, « Histoires religieuses et proto-histoire de la culture médiatique », art. cit.

367 Ce que montre Loïc Artiaga, notant que le réseau des bibliothèques paroissiales se développe d’autant mieux dans les régions où des maisons d’éditions catholiques sont déjà bien implantées. Il nuance toutefois l’effet de miroir grossissant que peut donner cette offensive catholique dans le secteur éditorial.

368 Claude Savart, Les Catholiques en France au XIXe siècle, op. cit., p. 703-704. 369 On verra le détail de l’historique de ces maisons d’éditions dans Ibid., p. 126 sq.

370 Francis Marcoin, « La fiction pour enfants au XIXe siècle », in Jean Glénisson et Ségolène Le Men (dir.), Le Livre d’enfance et de jeunesse en France, Bordeaux, Société des Bibliophiles de Guyenne, 1994, p. 127-144. 371 Claude Savart, Les Catholiques en France au XIXe siècle, op. cit., p. 146. En 1832, Lefort édite aussi un Guide du lecteur chrétien, pour diriger dans le choix des ouvrages et la formation des bibliothèques, qui se propose d’être un « tuteur » pour les lecteurs. Sur les bibliothèques pour la jeunesse de l’éditeur Mame, voir Cécile Boulaire, « Un éditeur catholique français pour la jeunesse catholique du XIXe siècle : la maison Mame et ses collections », in Mariella Colin (dir.), Les Catéchismes et les littératures religieuses pour l’enfance en Europe, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2014, p. 157-168.

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les titres de la Société des Bons livres de Paris et dans la bibliothèque familiale des Guérin sont conservés ces petits livres roses facilement reconnaissables. Herminie de la Bassemouturie, « petite sœur » d’Eugénie de Guérin, érigées toutes deux nous allons le voir en modèles de lectrices chrétiennes, se fie à la Bibliographie catholique372. Celle-ci propose à partir de 1841 une « Revue critique des ouvrages de religion, de philosophie, d’histoire, de littérature, d’éducation » à destination des « bibliothèques paroissiales, aux pères et mères de familles, aux chefs d’institutions et de pensions des deux sexes373 », afin de classer la littérature édifiante

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Et Flaubert d’inscrire la rédemption temporaire d’Emma Bovary dans la lecture de ces « espèces de romans à cartonnage rose et à style douceâtre, fabriqués par des séminaristes troubadours ou des bas bleus repenties374 » que lui fournit le curé de sa paroisse.

3.2. Des vies des lectrices idéales comme

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