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10.2 La  grille  d’analyse

10.2.1 Traitement  du  discours

L’analyse du discours porte sur trois éléments : la structure des textes, les opérations cognitives mises en œuvre dans les textes et la prise en charge énonciative. Le croisement de ces trois éléments permet de catégoriser les textes du point de vue du traitement du

discours. Ceci permet également d’identifier des postures, des façons de répondre aux consignes et d’aborder, de transformer ou de s’approprier les savoirs de référence.

La  structure  des  textes  

Les productions des étudiantes ont été découpées en paragraphes, puis en phrases. Ce premier niveau de l’analyse du traitement du discours relève les enchaînements entre les différentes phrases ou les idées énoncées par les étudiantes. Ainsi, les textes sont classés du point de vue des liens thématiques et linguistiques qui sont construits ou pas entre les différents segments du discours. Trois catégories sont retenues :

1. La juxtaposition : les énoncés sont juxtaposés, sans que de liens soient établis entre les différentes idées, ni que l’étudiante recoure à des connecteurs pour relier les phrases ou les paragraphes entre eux. Les textes classés dans cette catégorie enchaînent des énoncés qui semblent "empilés" et restent indépendants les uns des autres.

2. L’articulation : l’énonciateur tente d’articuler les propositions par le biais de liens établis entre les différentes idées proposées ou de connecteurs linguistiques.

Cependant si dans ces textes les étudiantes établissent des liens entre les différents éléments énoncés, ces derniers sont présentés de manière successive.

3. L’intégration : l’énonciateur articule les idées et le discours explore une idée ou une proposition en convoquant plusieurs apports (théoriques, expériences…). Dans ces textes le discours est construit, le texte est polyphonique, il met en relation ou fait dialoguer les différentes voix en présence.

Les  opérations  cognitives  

Les opérations cognitives sont des indicateurs de la construction de significations.

Pour Brossard, « Effectuer une opération de pensée suppose que soient réalisées des mises en relation entre les différents concepts, à l’intérieur d’un système composant un domaine de connaissance » (2004, p. 134). Vygotski (1934/1997) a montré qu’il existe un lien étroit entre pensée systématique et pensée consciente. L’identification des opérations mises en œuvre et de leur nature indique la mise en relation de différents concepts. Par exemple, le fait de reformuler de différentes façons les relations entre différents concepts, nous permet d’inférer la construction d'une compréhension du système en question.

Comme nous l’avons expliqué plus haut, les liens entre les contraintes de l’écriture et l’effort de pensée que celle-ci suppose en font potentiellement un outil privilégié pour l’appropriation des significations offertes en formation. Goody (1978) a montré qu’il existe un lien essentiel entre certaines pratiques d’écrit et l’avènement de tout un ensemble d’opérations de pensée et de préoccupations. La signification n’est pas inhérente au référent, mais est rendue visible dans son usage (Bakhtine, 1984). La confrontation des significations intérieures et des significations des mots, du texte, implique une reprise, une reformulation, des compromis, des négociations, un passage qui constitue l’essence de l’activité de penser (Brossard, 2004). C’est cet effort de pensée et les opérations qui sont mises en œuvre par l’énonciateur qui sont inférées des discours des étudiantes. L’enjeu ici n’est pas de déterminer précisément des catégories d’opérations cognitives mises en œuvre, mais bien d’identifier leur présence et leur diversité.

L’analyse des discours des étudiantes permet d’identifier la présence d’un plus ou moins grand nombre d’opérations cognitives mises en œuvre dans l’écriture des fiches de

lecture ou des bilans. En référence notamment à Buysse et Vanhulle (2009), à Sarig (1996) et à Marton, Quifang & Nagle (1996), ces opérations de pensée, quand elles sont nombreuses et complexes, sont des indices de l’appropriation des savoirs de référence.

Pour qualifier les énoncés en leur attribuant des opérations cognitives, nous sommes partie notamment de la taxonomie des habiletés cognitives d’Anderson & Krathwohl (2000), des travaux de Vanhulle (2009) et de ceux de Bautier et Goigoux (2004). Le travail d’analyse nous a conduite à construire une typologie de ces opérations capable de rendre compte des similitudes et des différences entre les divers textes produits. Bien que certaines catégories d’opérations cognitives soient plus révélatrices que d’autres de l’appropriation par les étudiantes des savoirs théoriques proposés, nous avons renoncé à les classer en regard d’une échelle qui indiquerait la qualité ou la profondeur de l’appropriation des savoirs académiques par les étudiantes. Nous avons plutôt mis l’accent sur leur variété ou pas dans les textes analysés. Ainsi, ce sont la richesse et la diversité des opérations cognitives mises en œuvre qui sont considérées comme un indice de cette appropriation. Dans un deuxième temps, nous relierons le type d’opérations cognitives mises en œuvre avec les autres dimensions de l’analyse.

Les opérations cognitives de l’ordre de la restitution

La présence d’opérations cognitives qui semblent ne faire subir aucune modification aux savoirs d’origine ou aux expériences relatées, ni sur le fond, ni sur la forme (restituer, narrer, décrire) et qui ne portent pas de regard critique (affirmation) sur les éléments convoqués, ne permet pas d’inférer des processus d’appropriation des savoirs théoriques, ni des processus d’intériorisation des médiations offertes par la formation. Ces opérations cognitives ne relèvent pas de la secondarisation (Bautier & Goigoux, 2004). Marton, Quifang et Nagle (1996) ont montré que les étudiantes qui considéraient l’apprentissage comme permettant seulement d’augmenter leurs connaissances, faisant l’objet de mémorisation ou visant la reproduction, avaient une conception de leur apprentissage en surface. Si la restitution est une opération cognitive qui vise la reproduction des éléments restitués, elle peut se révéler erronée et trahir la source. Cependant, puisque c’est bien la restitution que l’étudiante tente de mettre en œuvre, nous la considérons comme telle.

D’autres opérations cognitives sont assez proches de celles relevées ci-dessus. C’est le cas quand les étudiantes portent un jugement en termes de vrai ou faux, sans argumentation (juger, adhérer, rejeter) ou qu’elles proposent un point de vue personnel juste affirmé souvent pour confirmer ce qui vient d’être restitué ou narré. Cette forme de

"distance" prise par rapport au contenu précédent ne permet pas non plus d’inférer une appropriation ou une compréhension des savoirs convoqués ou des expériences relatés. En effet, ces opérations ne font subir aucune transformation aux savoirs convoqués.

Les opérations cognitives de l’ordre de la reformulation / transformation

Cette deuxième catégorie d’opérations cognitives fait subir un changement aux savoirs d’origine, soit parce que l’étudiante le formule autrement, dans ses mots de, soit parce qu’elle les transforme.

La reformulation diffère de la restitution par le fait que l’énonciateur utilise d’autres mots, d’autres formules que celles qui lui ont été proposées comme référent. Pour Jaubert

& Rebière (2011), toute reformulation génère un déplacement de significations. Ainsi, la reformulation est un indice d’appropriation des savoirs de référence, de compréhension d’un concept ou d’un modèle théorique, parce que les significations s’affranchissent d’une

forme de mise en mots et que l’énonciateur semble comme libéré de cette forme particulière. Parfois, cette reformulation est erronée, elle démontre une mécompréhension des savoirs théoriques de référence, nous parlerons alors de transformation ou d’arrangement.

Parmi les opérations cognitives qui transforment le référent, la traduction en prescription ou traduction en loi est souvent présente dans les textes analysés. La traduction est définie dans le Nouveau Petit Robert (2008) comme l’action qui fait que « ce qui était énoncé dans une langue naturelle le soit dans une autre, en tendant à l’équivalence sémantique et expressive des deux énoncés. » Le dictionnaire établit des liens avec adaptation, paraphrase ou interprétation. C’est dans ce sens que nous considérons que l’action qui conduit une étudiante à transformer un élément théorique (conceptuel) en une projection pratique de nature prescriptive est de l’ordre de la traduction. Cette opération cognitive semble relever de l’objectivation des savoirs et est souvent associée à des modalisateurs déontiques ou logiques. Ce mouvement d’objectivation correspond au fait d’inclure les savoirs proposés dans son interprétation des événements et de leur donner un sens socialement acceptable, normé et semblant obéir aux conventions (Buysse &

Vanhulle, 2009). Cette opération peut être révélatrice d’une forme d’appropriation partielle des savoirs de référence, passés par le filtre des conceptions de l’énonciateur OU d’une appropriation en cours, le souci de rendre opérationnels les savoirs théoriques l’emportant sur leur compréhension.

Les opérations cognitives de l’ordre de la compréhension

Pour Brossard (2004), « lorsque qu’un domaine de savoir est maîtrisé, celui qui a pour tâche de fournir une explication peut entreprendre son explication à partir de plusieurs points de départ conceptuels : un concept est un point à l’intérieur d’un système qui autorise plusieurs parcours possibles » (p. 136). Les opérations de pensée du type reformuler, expliquer ou exemplifier relèvent de l’explication. Ces opérations sont des indices de compréhension des contenus, d’appropriation des savoirs, de construction de liens entre les différents apports de la formation. Elles s’expriment au travers de métaphores, d’énoncés qui expliquent ou reformulent des éléments théoriques issus des cours ou des lectures, de références à des situations pratiques pour illustrer ou exemplifier des définitions ou encore pour justifier des acquis de formation.

D’autres opérations telles que la généralisation ou la conceptualisation sont des indices d’un haut degré de compréhension des savoirs théoriques. Quand ces nouvelles généralisations sont construites après analyse, elles démontrent la mise en œuvre de processus de secondarisation. C’est ainsi que nous avons différencié résumer, qui correspond souvent au simple fait de choisir et restituer des éléments issus du référent, de synthétiser, qui démontre une posture de secondarisation, parce que l’énonciateur construit des généralisations d’un ordre second, c’est-à-dire qu’il se détache du contexte (récit d’expérience) ou du référent (ouvrage de référence) pour n’en retenir que des éléments essentiels.

Les opérations cognitives de l’ordre de la construction d’un point de vue exotopique

Certaines opérations de pensée démontrent la construction d’un point de vue exotopique20 et sont aussi des indices d’une posture de secondarisation. Analyser, évaluer, discuter ou critiquer sont des opérations de cet ordre. Pour argumenter (justifier de manière fondée) à l’écrit, le sujet doit s’instituer comme énonciateur à l’intérieur d’une communauté. Il prend part aux débats en cours, non pas au titre d’individu, mais comme sujet qui vise à donner les raisons de ses choix (Bernié, 2002). Pour le faire, l’énonciateur doit percevoir les champs en question, se les approprier et y trouver un intérêt. Ces opérations sont révélatrices de la construction de significations. Nous faisons l'hypothèse que l'expression des tensions révélée par ces opérations cognitives est indicatrice de tensions qui se jouent dans la zone proximale de développement de l'étudiante. Or, c'est justement l'identification et la compréhension des dimensions en tension qui informe le chercheur sur ce que deviennent les savoirs académiques proposés en formation. Il est évident que ces indices doivent être croisés avec d'autres, tels que le contenu thématique ou les formes de validation des savoirs convoqués, pour comprendre la nature des dimensions en tension chez l'énonciateur.

Les opérations cognitives qui révèlent le plus haut degré d’appropriation des contenus proposés par la formation sont celles qui, non seulement font apparaître des tensions dans la construction de significations par l’étudiante, mais qui montrent également un certain degré de conscience de ces tensions.

Les opérations cognitives qui démontrent la mise en œuvre de processus de secondarisation sont celles qui nous permettent le mieux d’inférer une compréhension en profondeur, une appropriation des savoirs de référence. Ces formes de traitement du discours témoignent d’une mise à distance des référents (savoirs théoriques, expériences pratiques…) qui permet à l’énonciateur de construire de nouvelles significations sur un autre plan. A ce sujet, la posture énonciative est aussi un indicateur de la secondarisation de l’expérience, de l’appropriation des savoirs, de leur subjectivation.

Prise en charge énonciative

À ces deux premières dimensions de l’analyse des discours, nous ajoutons l’identification dans les productions des étudiantes d’indices de la présence de l’énonciateur. Cette partie de l'analyse porte sur des indicateurs linguistiques du niveau énonciatif de l'étudiant. Nous recherchons la présence de l'auteur dans le texte (Kerbrat-Orecchioni, 1999) et ceci à différents degrés. Vanhulle (2009b) distingue ceux qui parlent ouvertement d’eux-mêmes de ceux dont l'attitude consiste à parler d'autre chose, mais en termes médiatisés par une vision interprétative personnelle. C'est cette dernière catégorie qui nous indique le degré le plus élevé d'appropriation des savoirs académiques par l'étudiant. De plus, la façon qu’a l’étudiant de se situer comme auteur de ses textes est un indice de la construction de son identité professionnelle (Barré-De Miniac, 2011).

Le passage des pratiques discursives ordinaires, quotidiennes à des pratiques plus élaborées, plus scientifiques suppose un changement de position énonciative telles que : - dépasser le point de vue singulier, anecdotique, affectif pour parler en tant que sujet

20 Le principe d’exotopie est emprunté à Bakhtine par Bautier et Rochex (1998). Il exprime la posture propre à l’écriture et qui permet à l’auteur d’aborder son vécu ou ses perceptions internes

capable de mobiliser des connaissances partagées et s’inscrire dans un groupe social ; - développer des énoncés qui dépassent son histoire singulière et présentent une forme de généralisation ; - passer du moi au je (Bautier et Bucheton, 1996 ; Jaubert et Rebière, 2011). La mise en œuvre de processus de secondarisation est un indice de ce passage.

Dans les productions analysées, en référence à Rabatel (2009) et aux travaux de l’équipe TALES (FNS, 2011), les énoncés sont distingués selon leur prise en charge énonciative de la façon suivante :

- La prise en charge énonciative (PEC) est assumée par l’énonciateur : les énoncés pris en charge par l’énonciateur en son nom propre (je) ou par le groupe d’appartenance (nous les étudiants, nous les enseignants) ;

- Le discours est externe, soit rapporté ou restitué (DER), soit repris ou cité (DE) - Le discours exprime un point de vue imputé à soi (PDVs), c’est-à-dire que bien

qu’émanant d’une autre source, il est compris et repris à son propre compte, Rabatel (2009) parle de prise en charge énonciative médiatisée, Vanhulle (2009a, 2009b) de subjectivation, parce que le niveau d’appropriation du discours d’autrui est élevé, le "je" disparait au profit d’un discours où l’étudiant semble

"parler la langue" de l’auteur ou "parler le savoir" convoqué. Nous le distinguons d’un point de vue clairement imputé à autrui (PDVau) ou encore d’un point de vue polyphonique (PDVP), quand il y a dialogisme, co-construction du savoir.

La présence de modalisations dans le discours des étudiantes révèle aussi ce travail subjectif. Ainsi, nous relevons dans les discours les modalisations logiques, déontiques, appréciatives ou pragmatiques (Bronckart, 2006, Vanhulle, 2009c). Si ces modalisations sont d’abord repérées comme indices de la présence de l’énonciateur dans le discours, le nombre parfois important de modalisations déontiques dans les discours qui tentent de traduire en prescription pour la pratique les apports des lectures ou des cours a nécessité un codage spécifique. Bien que les modalisations déontiques puissent aussi traduire des jugements de valeur, leur utilisation, parfois massive et en lien avec des énoncés

"prescriptifs" à certains moments du processus de formation, semble devoir faire l’objet d’un traitement particulier. Ceci sera traité dans la partie résultats et dans la discussion.

Synthèse de l’analyse du traitement du discours

Les trois dimensions décrites ci-dessus permettent de catégoriser les productions des étudiantes. Elles sont résumées dans le tableau ci-dessous :

Tableau 3. Analyse du traitement du discours

Structure du texte Opérations cognitives Prise en charge énonciative

1. Juxtaposition