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La théorie développée par Vygotski est une théorie de l’éducation, de la culture et de sa transmission (Rochex, 1997). Elle repose sur deux thèses centrales. La première est que la genèse de la conscience et du psychisme de l’être humain est de nature sociale et qu’elle se réalise au travers d'activités réalisées avec autrui. La seconde est que cette genèse sociale passe par la médiation d'outils, d'instruments (outillage mental) extérieurs au sujet et construits par les générations précédentes (les préconstruits socio-historiques). Pour Vygotski, ces outils font l'objet d'une appropriation, d’une intériorisation potentiellement génératrice de développement.

6.1.1 Le  développement  humain  

Pour Vygotski (1934/1997 ; 1930/1978), le développement est la transformation du psychisme, il résulte de l’appropriation des œuvres culturelles. Le jeune humain est doté d’un équipement bio-comportemental et psychique initial résultant de l’évolution de l’espèce. Dès sa naissance, il est plongé dans un monde de préconstruits socio-historiques,

formes d’activités collectives, œuvres et faits culturels, productions sémiotiques relevant d’une langue donnée, etc. (Bulea, Bota & Bronckart, 2006). Ces productions humaines sont conçues comme des objectivations de leurs activités (Brossard, 2012, p. 97). Elles portent en elles les traces de l’intentionnalité de l’activité humaine qui les a produites. Les acquis des générations précédentes sont fixés dans ces productions et deviennent des médiateurs du développement des générations suivantes (Vygotski, 1934/1997).

Avec les médiateurs ou moyens artificiels se produit une inversion : au lieu d’être dépendant des lois naturelles, les individus s’assignent désormais à eux-mêmes des buts et sont en mesure de produire et de transformer en permanence non seulement leur milieu extérieur, mais aussi leur propre mode de fonctionnement. L’activité devient un moment d’une histoire humaine et non plus la simple résultante de processus naturels (Brossard, 2012, p. 97).

L’environnement humain dans lequel évolue le jeune enfant va entreprendre des démarches délibérées de formation et le guider dans l’appropriation de ces préconstruits socio-historiques. En se les appropriant, l’enfant intériorise les propriétés des activités qui ont conduit à leur construction. Ce processus d’appropriation se fait par la mise en œuvre avec autrui de tout un ensemble d’activités qui permettent au sujet de faire sien le monde des productions culturelles extérieures à lui(Brossard, 2012).

Cette intériorisation des structures et des significations sociales va transformer le psychisme hérité et donner naissance à la pensée consciente (Bulea, Bota & Bronckart, 2006). En s’appropriant les œuvres culturelles, l’être humain développe ses fonctions psychiques supérieures (Vygotski, 1930/1978). Bien que le développement se fasse par le truchement de la culture, il reste spécifique, suivant sa propre logique. Le psychisme possède une organisation à partir de laquelle le sujet éprouve et s’approprie le monde tout en se transformant du fait même de cette appropriation (Brossard, 2012). Le développement est à la fois rupture avec le développement naturel et transformation par révolution de ce dernier. Ces deux lignes de développement (naturel et culturel) coexistent dans un rapport d’échange. Le développement naturel est le terreau sur lequel s’enracine le développement culturel et le développement culturel transforme le développement naturel.

6.1.2 Les  outils  et  les  signes    

Les travaux de Vygotski sont ancrés dans la lignée de la philosophie marxienne : l’activité humaine n’est pas une simple adaptation au milieu, mais une transformation de celui-ci. En cherchant à améliorer sa capacité à transformer son milieu, l'homme construit des outils et des instruments de travail, qu’il « interpose entre lui et l'objet de son travail, comme conducteurs de son action (…) [convertissant] ainsi des choses extérieures en organes de sa propre activité » (Marx, 1867/1976, cité par Rochex, 1997). L’activité s’accomplit ainsi au travers de la médiation de ces instruments de travail. En transformant le milieu, l’homme se produit, se transforme lui-même. Les outils sont des intermédiaires entre un sujet et un milieu (ex : le marteau) et sont des intermédiaires entre l'anticipation de l'action et sa réalisation (ex : dès l'achat du marteau, j’anticipe de planter un clou). L’outil est porteur non seulement de l'anticipation du sujet, mais aussi de celle d'autres avant lui.

À partir de cette thèse, Vygotski (1934/1997) élargit la notion d’outil aux conduites sémiotiques, c’est-à-dire à l’usage des signes comme outils d’organisation et de contrôle des comportements. À l’image de l’outil matériel intermédiaire entre l’homme et le milieu

physique que l’homme a construit pour faciliter son activité, il existe des outils psychologiques que l’homme a développés pour augmenter ses capacités d’action sur lui-même et sur autrui.

Les signes grâce auxquels nous nous adressons aux autres, et les autres s’adressent à nous, peuvent être appliqués par nous à nos propres comportements, et permettent ainsi de les transformer. Appliquant les signes à nous-mêmes, communiquant avec nous-mêmes, nous transformons des fonctions élémentaires ou faiblement développées et peu différenciées en fonctions supérieures : ainsi l’acte volontaire est rendu possible par le fait de se donner des ordres à soi-même ; la mémorisation est rendue possible par le fait de se doter de moyens mnémotechniques externes d’abord, internes ensuite à l’aide desquels nous agissons sur nos propres processus mnésiques, etc. (Brossard, 2012, p. 101).

Ces "instruments psychologiques" (l’écriture, le comptage, le calcul, les schémas, les moyens mnémotechniques, les cartes, les œuvres d’art, …) sont des constructions sociales, élaborées et transmises socialement et porteuses des expériences des générations précédentes. Ils présentent pour chaque sujet un caractère d’extériorité et de contrainte et, comme les outils matériels transforment l’activité de l’homme, les outils psychologiques transforment le développement du psychisme humain. C’est l’appropriation de ces outils (le fait d’apprendre à en faire usage) qui provoquera potentiellement le développement du psychisme. L’appropriation de ces outils de pensée permet la production de nouvelles opérations de pensée (Rochex, 1997). Le savoir est ici à considérer comme le résultat d’une construction historico-culturelle qui a conduit à une stabilisation socialement validée.

Les fonctions psychiques supérieures (l’attention sélective, la mémoire volontaire, l’abstraction consciente…) prennent naissance dans l’appropriation des instruments psychologiques. Elles constituent ainsi des phénomènes psychiques médiatisés.

L’instrument impose une direction artificielle au processus naturel de développement puisque l’usage de l’instrument correspond à une visée de contrôle et de maîtrise des processus de pensée (Vygotski, 1934/1997 ; 1930/1978). L’objet de l’instrument psychologique est donc l’activité psychique du sujet. Cet instrument est destiné au contrôle de ses propres comportements psychologiques, l’auto-régulation, et de ceux des autres (Friedrich, 2010). L’appropriation des instruments permet d’en faire un usage conscient et de mettre en œuvre volontairement les processus de pensée qui lui sont propres. « La véritable essence du développement (par évolution et révolution) est en conséquence le conflit entre les formes de comportement culturellement évoluées avec lesquelles l’enfant entre en contact, et les formes primitives qui caractérisent son propre comportement. » (Vygotski 1934/1997, p. 317).

Ainsi, le développement peut être défini comme la transformation des fonctions psychiques, comme une « modification durable du potentiel d’apprentissage au niveau intrapsychique de l’individu » (Buysse, 2012), comme la restructuration continue des capacités et processus naturels par l’appropriation des outils culturels. Le développement n’est pas une simple amélioration des fonctions séparément les unes des autres, mais plutôt une restructuration de l’ensemble de ces fonctions et de leurs rapports interfonctionnels.

La conscience se développe comme un tout, modifiant à chaque nouvelle étape toute sa structure interne et la liaison des parties, et non comme la somme des modifications partielles intervenant dans le développement de chaque fonction. Le sort de chaque partie fonctionnelle dans le développement de la conscience dépend

Ainsi, comprendre le développement des fonctions psychiques humaines passe par la compréhension des instruments psychologiques construits et des processus sociaux en jeu dans leur élaboration et dans leur transmission. L’unité d’analyse n’est pas le sujet, mais les rapports de transformation mutuelle entre le sujet et le ou les milieux dans lesquels il agit (Vygotski, 1934/1997, 1930/1978). L’action du sujet est nécessairement médiatisée par des outils, ces intermédiaires entre le sujet et son milieu, et c’est l’analyse des médiations, c’est-à-dire de l’usage de ces outils, et de leur intériorisation par le sujet qui peut nous permettre de mieux saisir ce développement. Les fonctions psychiques sont à la fois autonomes et dépendantes : les systèmes de formation peuvent potentiellement orienter leur développement.

6.1.3 Concepts  quotidiens  et  concepts  scientifiques  

Les concepts sont des noyaux de pensée, ils permettent d’expliquer le monde ou de se l’expliquer à soi-même. Vygotski en parlant de Kreschtmer et de sa caractérologie insiste sur la différence entre "type" et "concept" : une typologie ne saisit que les traits superficiels de la réalité dont elle parle et les fige ; un concept au contraire est l’appropriation des aspects essentiels de l’objet saisi dans son devenir (Vygotski, 1026/2010). Dans Pensée et Langage (1934/1997), il établit des différences entre deux groupes de concepts : les concepts quotidiens et les concepts scientifiques.

Les concepts quotidiens sont appropriés dans la pratique quotidienne, hors d’un enseignement explicite. Ils sont produits spontanément, sans que le sujet ait conscience des opérations qui permettent leur construction. Ce sont des formes de pensée, de généralisation qui se construisent dans l’activité pratique et la communication directe avec d’autres. Au contraire, les concepts scientifiques, lorsqu’ils sont transmis scolairement, font l’objet d’un enseignement explicite et systématique dans le but d’amener le sujet à un usage conscient et volontaire de ses processus de pensée. S’il est très difficile de donner la définition d’un concept quotidien parce qu’il est non conscient, c’est justement par sa définition et par l’explicitation de ses opérations constitutives que commence l’enseignement d’un concept scientifique (Vygotski, 1934/1997, Brossard, 2008, Rochex, 1997).

Le développement de ces deux groupes de concepts suit une trajectoire inverse. Les concepts quotidiens se construisent du bas vers le haut alors que les concepts scientifiques se construisent du haut vers le bas, par l’intermédiaire des concepts quotidiens (Rochex, 1997). Ce qui fait la force des uns fait la faiblesse des autres, et inversement. Les concepts quotidiens sont pétris d’expériences et de déterminations concrètes, mais ils ont un faible niveau de généralité, alors que les concepts scientifiques sont d’un haut niveau de généralisation, mais sont coupés de l’expérience du sujet, du moins au début de leur appropriation.

On peut dire que la force des concepts scientifiques se manifeste dans la sphère qui est entièrement définie par les propriétés supérieures des concepts : le caractère conscient et le caractère volontaire, c’est justement là que les concepts quotidiens de l’enfant révèlent leur faiblesse, tandis qu’ils sont forts dans la sphère de l’application concrète, spontanée, dont le sens est déterminé par la situation, dans la sphère de l’expérience et de l’empirisme. Les concepts scientifiques commencent à se développer dans la sphère du conscient et du volontaire et poursuivent leur développement en germant vers le bas dans la sphère de l’expérience personnelle et du concret. Les concepts spontanés commencent à se développer dans la sphère du

concret de l’empirique et évoluent vers les propriétés supérieures de concepts : le caractère conscient et volontaire (Vygotski, 1934/1997, p. 373).

Pour Vygotski, il n’est pas question d’écraser ou d’éradiquer les concepts quotidiens pour les remplacer par des concepts scientifiques. Il n’y a ni rapport de successivité ni d’éviction entre ces deux groupes de concepts, mais un rapport dialectique d’unité et de discordance (Rochex, 1997). Vygotski (1931/1997) parle d’un seul système de concepts et de «passages de frontière incessants » entre ces deux groupes de concept (Brossard, 2008, 2012). Les concepts scientifiques jouent un rôle essentiel dans le développement. Leur acquisition et leur développement ne font pas disparaître les concepts quotidiens, ni leur usage. Le développement des concepts scientifiques prend appui sur les concepts quotidiens. En tant que généralisations de généralisations déjà cristallisées dans les concepts quotidiens, de généralisations de second ordre, ils permettent une reconceptualisation du savoir existant (Van der Veer & Valsiner, 1991). La caractéristique du concept scientifique est qu’il est médiatisé par un autre concept. Dans son rapport à l’objet, il inclut aussi le rapport à cet autre concept, ce qui constitue 'un système de concepts. (Vygotski, 1934/1995). « Le concept quotidien, en se plaçant entre le concept scientifique et son objet, acquiert toute une série de rapports nouveaux, avec les autres concepts et se modifie lui-même dans son propre rapport à l’objet. » (p. 380).

Les concepts quotidiens et les concepts scientifiques rendent compte de deux modes de pensée différents (Rochex, 1997). Aux concepts quotidiens, liés à l’expérience personnelle du sujet, il manque la visée et les instruments réflexifs permettant la prise de conscience et la formalisation. Leur faiblesse « se manifeste par une incapacité à l’abstraction, une inaptitude au maniement volontaire (Vygotski, 1934/1995, p. 275). Alors que les concepts scientifiques rendent possible cette prise de conscience et donc la réflexivité et la transférabilité parce qu’elle « repose sur une généralisation des processus psychiques propres, qui conduit à leur maîtrise » (p. 317). Cependant, ces derniers

« s'avèrent dans une situation non scientifique tout aussi inconsistants que les concepts quotidiens dans une situation scientifique » (p. 378). Ils ne permettent pas spontanément d’être reliés à l’expérience du sujet. « Les concepts scientifiques transforment les concepts quotidiens et les élèvent à un niveau supérieur en leur constituant une zone de proche développement » (p. 374). Les concepts quotidiens et les situations où ils sont opératoires peuvent en retour constituer une zone de proche développement pour les concepts scientifiques. « La véritable nature du lien qui unit dans leur développement ces deux lignes de sens opposé se manifeste dans toute son évidence : c’est celui qui unit la zone prochaine de développement et le niveau présent de développement. » (p. 323).

Ainsi, les concepts scientifiques ouvrent des voies de développement des conceptions spontanées et leur permettent de se transformer. Grâce à l’appropriation de ces concepts, le sujet pourra appréhender une situation personnelle comme une forme particulière de situation. Il pourra en saisir les déterminations les plus profondes et devenir un acteur plus lucide. Dans cette perspective, « l’activité théorique permet à ceux qui s’y adonnent d’appréhender des déterminations plus profondes, plus ‘essentielles ’du réel » (Brossard, 2004, p. 175).

C’est la tension entre concepts scientifiques et concepts quotidiens qui est potentiellement génératrice de développement. Cette tension est une zone de potentiel développement interne, telle que définie par Brossard (2002) comme tension interne entre les concepts scientifiques et les concepts spontanés. Sa résolution permet de rendre

deuxième ordre en même temps qu’elle permet aux concepts scientifiques de transcender les concepts quotidiens et de permettre au sujet d’y recourir spontanément (Buysse, 2012).

Par la prise de conscience le concept peut dépasser son caractère spontané et non conscient, pour devenir conscient et volontaire (Vygotski, 1937/1985). Ce niveau de travail volontaire de la conscience permet au sujet de penser les objets du réel sans se penser en même temps lui-même dans ce rapport à ces objets (Vanhulle, 2002).