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Des  pratiques  enseignantes  qui  favorisent  la  construction  d’inégalités   scolaires

discours sur ces degrés. Enfin nous présenterons les enjeux de ces degrés en termes d’apprentissages fondamentaux. Ces différents éléments nous permettront de dégager les savoirs de référence plus spécifiques à l’enseignement dans ces degrés. Cette dernière partie revêt une forme prescriptive consciente et assumée, il s’agit de définir des objectifs de formation en termes de savoirs de référence issus de la recherche et propices à la réduction des inégalités scolaires.

5.1 Des  pratiques  enseignantes  qui  favorisent  la  construction  d’inégalités   scolaires  

La conception des enjeux des premiers degrés de la scolarité défendue dans ce travail s’appuie sur un certain nombre de travaux développés ci-dessous et poursuit un objectif : éviter que l’entrée dans l’école ne soit l’occasion d’une construction d’inégalités scolaires.

Dès les années 60, les travaux de Bourdieu et Passeron (1970) ont remis en cause l’idéologie selon laquelle la réussite scolaire dépendait exclusivement du mérite de chacun.

Dans leur théorie de la reproduction, ils ont montré que, dans le cadre scolaire, les responsables du monde pédagogique servaient l’intérêt des classes dominantes, "le héritiers", en imposant arbitrairement leur culture. Dans cette perspective, l’école contribuerait à la reproduction sociale. Cette perspective a généré une conception des élèves en difficultés en termes de manques ou de déficits en regard des attentes de l’école.

Dans les décennies suivantes, d’autres travaux ont montré que ce constat n’était pas une fatalité et que les effets de la socialisation primaire (familiale) n’étaient pas irréversibles (Boudon & Bourricaud, 1990). Bernstein (1975) a montré qu’au lieu de raisonner en termes de handicaps des enfants défavorisés, c’était l’école, et plus particulièrement les pratiques et conceptions des enseignants, qui, par ses choix curriculaires (objets culturels choisis) et pédagogiques pouvaient renforcer ou réduire les inégalités scolaires. Par exemple, comme le choix des contenus scolaires n’est pas universel, mais socialement biaisé, la culture particulière de l’école peut avoir un effet discriminateur à l’égard de certains élèves du fait de sa proximité avec celle des milieux favorisés (Caffieaux, 2011).

13 Le concordat HarmoS (Harmonisation de la scolarité obligatoire en Suisse) est un accord intercantonal, signé le 14 juin 2007, qui vise l’harmonisation de la scolarité obligatoire.

14 Le Plan d’études romand (PER) est un curriculum qui définit ce que les élèves doivent apprendre. Il s’inscrit dans la continuité des accords HarmoS et traduit les accords de la Convention scolaire romande en fournissant aux enseignants un plan d’études commun à l’ensemble des cantons de la Suisse romande. Il permet à chaque canton de s’assurer que les différents cursus scolaires cantonaux permettent la construction d’une culture partagée.

Ainsi, les conceptions des premiers degrés de la scolarité et de leurs enjeux ont passablement évolué. Aujourd’hui, ces logiques cohabitent au sein des mêmes systèmes éducatifs et s’expriment parfois sous forme de tensions : logique d’une école enfantine avec une identité propre et logique de fusion avec l’école primaire (Bautier 2006; Bosterli 1999; Libratti et Passerieux 2001; Thévenaz-Christen 2002) ; modèle "productif" qui met au centre de ses préoccupations les connaissances, l’effort et l’appropriation d’une norme scolaire de réussite et modèle "expressif" centré sur l’affectif, le plaisir et les dimensions personnelles (Plaisance, 1986) ; socialisation, développement cognitif, développement affectif et garde d’enfants (Périsset, 2007). Ces tensions sont à prendre en compte plutôt qu’à évacuer par un choix partisan. La question ne réside pas dans le choix entre un modèle qui privilégie le "vivre ensemble" et l’épanouissement de l’enfant et un modèle qui confond école enfantine et école primaire, mais dans l’adoption d’une troisième logique, intermédiaire et centrée sur les enjeux de continuité entre ces différents degrés (Bautier, 2006). C’est dans cette perspective qu’HarmoS15 situe les premiers degrés de la scolarité en proposant un cycle élémentaire et en lui attribuant le double objectif de socialisation et de familiarisation avec le travail scolaire.

Les principaux changements consécutifs au concordat HarmoS sont l’obligation de fréquentation de l’école enfantine et l’attribution à ces premiers degrés d’objectifs qui s’inscrivent dans l’ensemble du curriculum scolaire de l’élève qui sont formalisés dans le plan d’étude de l’école obligatoire. Le corollaire de ces nouvelles prescriptions est la question de l’évaluation des apprentissages des élèves. Si celle-ci a toujours été au cœur des pratiques enseignantes, ce qui est nouveau, c’est l’exigence d’en rendre compte, de la rendre visible, de situer "officiellement" chaque élève par rapport à aux attentes définies par le plan d’étude (Clerc & Truffer, 2013). L’évaluation est indispensable et fait partie du processus d’enseignement. Cependant, Zerbato-Poudou (2007) fait la distinction entre l’évaluation-bilan et une évaluation conçue comme une aide aux apprentissages. Ainsi, ce qui va être évalué (apprentissages ou comportements), la façon dont va être menée l’évaluation et surtout ce qui va être fait de ces évaluations (information aux parents, inscription dans un carnet scolaire…) font apparaître de nouveaux enjeux dans la construction des inégalités scolaire, notamment du point de vue de la stigmatisation des jeunes élèves qu’elle pourrait engendrer. La prise en compte du temps nécessaire pour s’approprier les gestes requis par l’école, le risque d’une stigmatisation précoce des élèves et celui de ne pas faire porter cette évaluation sur les éléments réellement fondamentaux sont autant de dérives possibles.

Les études menées par Suchaut (2008) ont montré que les écarts de réussite entre élèves en fonction de leur origine sociale augmentent chaque année de la scolarité en maternelle. Il propose d’identifier les acquisitions des élèves et les compétences les plus prédictives de la réussite scolaire. Deux acquis particulièrement prédictifs de la réussite scolaire future de l’élève ressortent de ces travaux : les concepts liés au temps et la compétence numérique. Ces acquis seraient des indicateurs du développement des capacités attentionnelles.

Ainsi, l’institution scolaire ne semble pas réussir à réduire les différences constatées entre élèves à leur entrée à l’école. Si de nombreux travaux permettent de relever l’importance de la fréquentation et des apprentissages de l’école maternelle pour la suite de

la scolarité, force est de constater que ces apprentissages ne sont pas effectués par certains élèves. C’est sans doute que les pratiques enseignantes n’ont pas la même efficacité pour tous les élèves, notamment ceux qui semblent moins prédisposés à les réaliser (Joigneaux, 2009).

La construction des inégalités scolaires tiendrait du type de pédagogie mis en œuvre, pédagogie qui est souvent "invisible" (Bernstein, 1975). Dans les modèles prônés dans le canton de Vaud, le rôle de l’enseignant se réduit à l’aménagement d’un contexte où l’élève peut explorer en jouissant d’une apparente autonomie dans ses choix d’activité. L’enfant se doit d’être actif et l’enseignant l’observe, les critères d’évaluation sont diffus (Caffieaux, 2011). Le concept clé de cette pédagogie est le jeu comme moyen de s’exprimer, de s’extérioriser et de construire des réponses originales (ibid.)

Ce type de pédagogie ne dévoile pas explicitement les enjeux de savoirs tout en attendant des élèves qu’ils construisent des liens entre les différentes activités, repèrent les savoirs et construisent des modes de pensée tout en s’exprimant de façon personnelle.

Dans l’intention de permettre à l’élève de trouver de l’intérêt dans ses apprentissages, de construire du sens à l’égard des savoirs scolaires, certaines théories pédagogiques dites

"actives" ont tenté de retrouver l’enfant caché derrière l’élève (Rayou, 2000). Pour prendre en compte la nature de l’enfant, ces modèles ont alors privilégié la découverte, l’expérimentation ou encore l’expression spontanée (Caffieaux, 2011). Or, ces modèles pédagogiques ont généré de l’implicite, des malentendus, voire l’impossibilité pour certains élèves d’identifier les enjeux de savoirs et d’apprentissages "cachés" derrière les tâches proposées, de se défaire de ce qui est à "faire" pour s’engager dans "l’apprendre"

(Bautier, 2006). Ces modèles ont induit des pratiques enseignantes potentiellement différenciatrices et favorisant la construction d’inégalités scolaires.

La perspective du "handicap social" évoquée plus haut reste très présente chez les enseignants de l’école enfantine et c’est bien un enjeu de la formation que d’infléchir cette conception au profit d’une prise en compte de l’influence des pratiques dans la construction des inégalités.

Cèbe et Goigoux (1999) ont mis en évidence les conceptions des enseignants de maternelle au sujet de l’origine des difficultés des élèves, ainsi que l’influence de celles-ci sur les pratiques mises en œuvre :

- Déficit de socialisation (faible participation, manque d’autonomie) : pour y répondre, les enseignants centrent leur attention sur la régulation des comportements sociaux de ces élèves au détriment de la régulation des comportements intellectuels et font comme si la socialisation était un préalable aux apprentissages.

- Immaturité développementale : pour respecter le rythme de l’enfant, l’enseignant adopte une attitude passive et attentiste qui peut le conduire à ne plus solliciter les élèves en difficulté.

- Déficit expérientiel (absence de stimulation dans leur milieu familial) : pour combler ce déficit présumé, les enseignants vont multiplier les expériences possibles à proposer aux élèves, ce qui pourrait avoir pour comme conséquence pour les élèves un traitement de surface des tâches et le développement d’une attention superficielle sur les contenus de l’apprentissage.

- Déficit de motivation pour les activités scolaires : pour motiver les élèves, les enseignants simplifient les tâches dans le but de mettre l’élève en situation de réussite et réduisent ainsi leurs exigences. Dans le même but, certains enseignants vont chercher à enjoliver les tâches, à les rendre attractives, au risque d’attirer l’attention de l’élève sur des éléments non pertinents de la tâche.

Rendre l’élève actif, postuler qu’il lui suffit de manipuler pour apprendre (Zerbato-Poudou, 2001, Cèbe, 2000), attendre patiemment qu’il mûrisse et se socialise pour lui proposer des apprentissages (Cèbe & Goigoux, 1999), enjoliver les tâches pour les rendre attractives jusqu’à en cacher les enjeux de savoir (Cèbe, 2000), multiplier les actions sans lien avec les apprentissages dans une même tâche (Bautier, 2006a), convoquer le quotidien de l’élève sans le guider dans l’adoption d’un registre second fondateur des apprentissages scolaires et attendre de lui des dispositions socio-cognitives et socio-langagières qu’il n’a pas apprises (Bautier, 2006a, 2006b Bautier & Goigoux, 2004), attendre des élèves qu’ils mettent en œuvre des outils cognitifs sans les leur enseigner (Cèbe, 2000)… sont autant de pratiques.

Les membre de l’équipe ESCOL (Bautier, 2006a ; Bonnéry, 2007 ; Joigneaux, 2009) ont montré que certaines pratiques mises en œuvre dans les classes enfantines étaient génératrices de malentendus : le travail de l’élève se situe à côté des enjeux d’apprentissage. Ces auteurs ont identifiés deux sources principales de malentendus. La première est liée aux difficultés d’identifications des objets et des enjeux d’apprentissages dans les tâches. L’élève se centre sur les aspects visibles des tâches, il "fait" ce qui est à faire sans saisir ce qui est à apprendre. Il a malentendu parce que l’élève pense répondre à ce qui est attendu de lui et parce que l’enseignant pense que l’élève étant actif, il apprend.

La deuxième source de malentendus est liée au registre de l’activité cognitive et langagière investi par l’élève. La sollicitation de l’expérience personnelle conduit certains élèves à penser qu’on attend d’eux qu’ils racontent des situations, alors qu’à l’école ces situations ne sont souvent que le prétexte à un questionnement, à la construction de savoirs.

Ces pratiques sont souvent la conséquence de conceptions de l’école élémentaire et de croyances à propos de l’apprentissage. Crinon, Marin et Bautier (2008) ont montré ces liens et synthétisé un certain nombre de principes ou de doxas qui sous-tendent des modes de faire ou des usages langagiers potentiellement générateurs d’inégalités scolaires. Ces principes fondateurs, souvent générateurs de pratiques propices aux malentendus, sont les suivants :

- Une classe active : une séance d’enseignement réussie se mesure par la mise en activité des élèves, au fait qu’ils ont pris la parole.

- Les connaissances viennent des élèves : dans une séance réussie, ce sont les élèves qui ont amené le savoir. Le rôle de l’enseignant est la validation des bonnes réponses.

- Les savoirs sont répétés et reliés : l’importance de relier le savoir en jeu à d’autres savoirs, conduit l’enseignant à se saisir de toute occasion pour réviser les savoirs antérieurement acquis. Le risque est que ce souci permanent incite l’enseignant à procéder à des rappels quitte à parasiter les élèves et à les éloigner des enjeux d’apprentissage de la séance.

- Le sens vient de situations authentiques : pour qu’une séance soit réussie, il importe de relier le savoir en jeu à un thème censé intéresser ou motiver les élèves, thème

souvent issu du quotidien des élèves et risquant d’éloigner certains des enjeux d’apprentissage de la séance.

- L’enseignant observe les apprentissages des élèves et s’y ajuste : ce principe, qui joue en creux et qui veut que chaque élève ait appris quelque chose à la fin d’une séance, est propice à une prise en compte individualisée de chaque élève.

Pour ces auteurs, ces doxas résultent de malentendus et de décalages liés au discours tenu par certains formateurs d’enseignants. Pour eux, la formation semble échouer de ce point. Les étudiants la quitteraient non pas avec une posture critique qui leur permettrait d’interroger et de faire évoluer leurs pratiques, mais avec un ensemble de croyances génératrices de pratiques qui participent à la construction des inégalités scolaires. Bien que les conceptions des étudiants qui entrent en formation semblent proches de telles doxas, il reste à questionner le rôle que peut jouer la formation dans leur construction, leur renforcement.

Différents travaux repris par Rochex (2012) montrent qu’un certain nombre de pratiques sont génératrices d’inégalités scolaires, notamment parce que les enseignants mettent en œuvre des processus de différenciation "passive" (abstention pédagogique, non explicitation des enjeux d’apprentissage, attente de processus de secondarisation non enseignés à l’école, opacité des savoirs, charge à l’élève d’établir des liens entre les tâches) et des processus de différenciation "active" relatifs au souci de prendre en considération les différences entre élèves (facilitation des tâches, exigences, attentes en termes d’activité et de motivation plutôt que d’acquisition de connaissances et de compétences).

L’ensemble des travaux présentés ici concorde à montrer l’importance des pratiques mises en œuvre par les enseignants et le rôle que jouent les conceptions de l’apprentissage et des enjeux des premiers degrés de la scolarité dans l’adoption de certaines pratiques.

La méta-analyse d’Hattie (2009) vient corroborer ces résultats, notamment parce qu’elle montre que le facteur "enseignant" est le facteur qui joue le rôle le plus important dans la réussite des apprentissages des élèves. Un enseignant "efficace" maintient un haut niveau d’exigence pour tous les élèves, explicite les enjeux de savoirs et les processus cognitifs à mettre en œuvre, guide les élèves dans leurs apprentissages, donne de nombreux feedbacks formatifs et facilite les relations dans la classe pour développer une culture de l’apprentissage.

5.2 Les  enjeux  de  l’enseignement  dans  les  premiers  degrés  de  la  scolarité