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6.2 Développement  et  processus  de  formation  professionnelle

6.2.3 Écriture  et  significations

L’espèce humaine, organisée en groupes, a construit des outils, des systèmes de signes (langage) pour permettre aux individus d’entrer en relation avec leur environnement et pour assurer leur entente dans les activités collectives. Celles-ci, médiatisées par les pratiques verbales, sont une spécificité humaine sans équivalence dans les autres espèces.

Ces activités collectives ont généré des traces matérielles et sociales (édifices, institutions…) ainsi que des traces inscrites dans des discours, dans des textes, c’est-à-dire des espaces gnoséologiques. Ces traces permettent la transmission de l’histoire des groupes aux générations suivantes. Ainsi, l’émergence des capacités humaines est le résultat de l’appropriation par les individus des significations socio-historiques qui sont déposées dans les œuvres ou reconfigurées et transmises par le langage. Par la pensée consciente, l’être humain peut opérer une action sur ces formations sociales. Il saisit et construit des représentations du monde, les organise en textes et discours, mobilise et constitue ainsi un nouvel espace gnoséologique qui marque la transformation d’un psychisme pratique en une pensée opératoire et consciente (Bronckart, 2004). L’être humain accède ainsi aux acquis de l’histoire humaine et peut les modifier en se développant lui-même. Il est à la fois produit de la nature dans l’évolution de la matière et être social capable de sémiotiser son environnement. Dans cette perspective, le langage est considéré à la fois comme un médium de traduction ou d’expression des processus psychiques, et à la fois comme un instrument organisateur de ces processus, sans pour autant exercer sur eux une influence déterministe (Bronckart, 1996).

Comme présenté plus haut, les savoirs professionnels se construisent et s’énoncent en lien avec la pratique professionnelle lorsque celle-ci permet au sujet d’en saisir les logiques constitutives et de se positionner en regard de ces logiques (Vanhulle, 2009b).

Dans le cadre de l’approche historico-culturelle, cette prise de conscience des logiques constitutives des phénomènes de la pratique est rendue possible par l’appropriation de concepts scientifiques, organisés en systèmes. L’appropriation de ces systèmes de concepts

intériorisés (Vygotski, 1934/1997). Elle peut ainsi potentiellement générer la transformation des généralisations précédentes, notamment celles construites spontanément par les étudiants au cours de leur scolarité ou de leurs expériences de stage (Brossard, 2004). Ainsi, les cadres théoriques proposés en formation des enseignants constituent autant de figures de significations offertes comme des médiateurs du développement intellectuel et professionnel des futurs enseignants. L’intériorisation de ces médiateurs permet à l’étudiant d’élaborer de nouvelles significations et d’accéder à une compréhension différente des phénomènes liés à l’enseignement-apprentissage. Il peut porter sur ces phénomènes une attention plus consciente et volontaire. Les concepts scientifiques, lorsqu’ils sont intériorisés par l’étudiant, entrent en dissonance avec ses conceptions spontanées et cette dissonance constitue une zone de potentiel développement (Vygotski, 1934/1997). La résolution de cette dissonance, de cette tension interne est susceptible de générer de nouvelles formes de conscience et de donner lieu à une prise en charge plus consciente et volontaire de ses propres processus de pensée.

Notre intention est de mieux saisir les tensions provoquées par l’appropriation de concepts scientifiques en formation et les formes données aux résolutions de ces tensions.

Autrement dit, nous cherchons à comprendre comment les savoirs théoriques de référence sont appropriés ou pas par les étudiants, les significations qu’ils construisent et la façon dont ces savoirs réorganisent ou pas leurs conceptions spontanées.

Dans le contexte de formation qui offre des significations à s'approprier, l’étudiant doit pouvoir (re)construire un système de pensée et d'action (Vanhulle, 2005). Par le langage, il va sélectionner certains éléments et construire des significations, c’est-à-dire un système de sens qui unifie les processus affectifs et intellectuels, puisque « toute idée contient sous une forme remaniée le rapport affectif de l'homme avec la réalité qui la représente » (Vygotski, 1934/1997, p. 61). L’élaboration des savoirs professionnels permet au sujet de se dégager des cadres de référence préconstruits et de les transformer en significations, de les faire passer du statut de savoirs extérieurs à celui d’outils de pensée (Vygotski, 1934/1997). Ces transformations se manifestent dans son discours.

Si l’intériorisation est un processus de transformation, le mouvement inverse l’est aussi. L’extériorisation, à savoir l’exigence d’explication des processus de pensée dans des formes communicables contraint la pensée et lui permet de se réorganiser, d’augmenter ses possibilités de contrôle et d’autorégulation (Rochex, 1997).

Le mouvement même de la pensée qui va de l’idée au mot est un développement. La pensée ne s’exprime pas dans le mot mais se réalise dans le mot. C’est pourquoi on pourrait parler d’un devenir (d’une unité de l’être et du non-être) de la pensée dans le mot (…) Aussi le langage ne peut-il revêtir la pensée comme une robe de confection. Il ne sert pas d’expression à une pensée toute prête. En se transformant en langage, la pensée se réorganise et se modifie (Vygotski, 1934/1997, p. 430-431).

Ceci est encore vrai quand il s’agit du langage écrit qui, adressé à un interlocuteur absent ou virtuel, requiert un mode de fonctionnement psychique spécifique, volontaire, conscient et réflexif, « un rapport méta-textuel à son texte » (Schneuwly, 1985). Le langage écrit, alliant contrainte et créativité, constitue un puissant médiateur de réflexivité, de travail intellectuel et de production de soi. Les savoirs proposés en formation, lorsqu’ils sont investis de sens et transformés en significations deviennent des outils de développement. Ils reconfigurent les connaissances antérieures, restructurent à la hausse les concepts spontanés et favorisent le retour du praticien sur sa pratique (Vanhulle, 2009b).

L’apprentissage est un processus de prise de conscience subjective de la logique

historico-culturelle dans laquelle les objets de savoir doivent se construire (Buysse et Vanhulle, 2009). Le futur enseignant fait siens les outils culturels offerts par la formation et peut les investir pour organiser ses expériences professionnelles (Saussez & Paquay, 2004). Le processus de construction de significations à propos de l’expérience constitue une action médiatisée (Wertsch, 1985). L’individu agit avec des moyens de médiations et dans le cadre d’une activité discursive, lorsqu’il met en mot son expérience, il construit des significations. Ce processus est façonné par les outils culturels dont il fait usage.

Pour Vygotski (1934/1997), l’écriture procède d’un travail conscient et volontaire.

La recherche du mot juste, le choix de la succession des idées dans l’ordre du discours, l’effort de représentation par la pensée de la situation et du destinataire et la lenteur inhérente à ce travail sont autant d’éléments propices à la construction de significations et à la réélaboration des expériences de formation. « Le motif d'agir langagièrement ne découle pas de la dynamique de la situation, mais de l'effort constant de l'énonciateur » (Schneuwly, 1985, p. 180). L’expression écrite, si elle procède de ce travail conscient et volontaire peut permettre l’anticipation du discours et la distanciation d’avec le texte. Dans ce cas, elle peut favoriser l’appropriation des savoirs et la construction de sens et donner naissance à la compréhension. De plus, quand une attention particulière est portée au langage, l’écriture participe au développement identitaire du futur enseignant (Cros, 2006) et à la professionnalisation de l’étudiant (Clerc, 2011, Morisse, Lafortune & Cros, 2011).

L’écriture peut favoriser non seulement la compréhension et l’appropriation de savoirs, mais aussi, au travers des négociations de sens, la construction de significations. Ainsi la pensée s’incarne dans les mots. Vanhulle (2009a) a montré que ces significations sont d’autant mieux appropriées que l’engagement dans cette négociation transparaît dans des discours saturés d’opérations cognitives (restituer, reformuler, traduire…) et réflexives (juger, délibérer, négocier…).

Les processus de formation et de développement des étudiants peuvent donc se donner à voir dans leurs productions écrites au travers des significations qu’ils construisent, des transformations qu’ils opèrent sur les savoirs de référence proposés dans les cours, des tensions qu’ils expriment entre ces savoirs théoriques de référence en cours d’appropriation et les conceptions qu’ils ont construites spontanément au cours de leur parcours d’élève ou dans leurs premières expériences pratiques en stage ainsi que la façon dont ils tentent de résoudre ces tensions.

6.3 Conclusion  

Le développement professionnel est favorisé par la capacité des étudiants à identifier en quoi ils se forment, ce qui les forme, comment ils se forment et pourquoi ils se forment.

Leurs indécisions, leur disponibilité en formation et leur conscience des changements de conceptions qu’ils ont de l’enseignement et de l’apprentissage, comme les savoirs qu’ils construisent, sont autant d’indicateurs de leur développement. À ce sujet, les travaux de Marton, Quifang & Nagle (1996) ont montré que la nature des apprentissages identifiés par les étudiants était révélatrice de la profondeur de ces derniers. Ces auteurs distinguent deux niveaux d’apprentissage qu’ils relient à six conceptions possibles : trois pour le niveau de l’apprentissage en surface (augmentation de connaissances, mémorisation et application) et, trois pour le niveau de l’apprentissage en profondeur (compréhension, changement dans la façon de voir quelque chose, changement en tant que personne). Les étudiants qui identifient et formalisent des changements dans leurs conceptions sont probablement ceux

qui se sont approprié en profondeur les cadres théoriques proposés par la formation. Le fait qu’ils puissent l’énoncer est un indicateur de leur investissement en formation.

La posture, comportement spécifique des étudiants en formation, est une conséquence de leur rapport au savoir (Rebière, 2001) et s’inscrit nécessairement dans un rapport au savoir. Plus particulièrement, leur capacité à mettre en œuvre des processus de secondarisation est aussi un indicateur de leur développement professionnel. Les interventions de formation visent non seulement le développement professionnel des futurs enseignants, mais aussi celui d’une posture intellectuelle qui leur permette d’identifier les éléments essentiels et généralisables dans les situations de formation d’abord et dans les situations de travail ensuite. C’est-à-dire le développement de processus de secondarisation comme capacité à se ressaisir des objets et des expériences pour les questionner, les décontextualiser et les reconfigurer (Bautier & Rochex, 2004). Cette posture devrait ainsi favoriser le développement d’un rapport au savoir plus épistémique et moins utilitariste, tant face à la formation que vis-à-vis des apprentissages de leurs élèves. Enfin, si l’enseignant doit permettre à ses élèves de construire cette posture, il semble nécessaire qu’il se l’approprie, qu’il en soit conscient et qu’il puisse l’expliciter.

L’appropriation de cadres de pensée qui font usage de savoirs théoriques de référence et proposés dans une perspective développementale nous semble représenter un réel garde-fou contre la construction de ces doxas pédagogiques (Crinon, Marin & Bautier, 2008) génératrices de pratiques potentiellement différenciatrices et participant à la construction des inégalités scolaires. C’est dans cette perspective que notre équipe de formateurs responsable des modules de formation enseignement, apprentissage et évaluation à la HEP du canton de Vaud, choisit et propose aux étudiants des cadres théoriques de référence à s’approprier. Dans la suite des travaux de Vygotski, nous considérons que ces derniers peuvent potentiellement restructurer les cadres de pensée de la personne qui se les approprie et lui offrir des outils pour analyser et réfléchir des phénomènes liés à l’enseignement – apprentissage.