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CHAPITRE V – RAPPORT À L’IDENTITÉ ET AUX CULTURES

5.1.2.2. Traditions et coutumes

Cet indicateur est mentionné par 20 participants sur 23, signe de la place importante au sein de la face interne des références à l’histoire, aux ancêtres et plus largement à une certaine perpétuation de cultures qui, tout en se modifiant dans le temps, rappellent leurs origines.

La relation entre le contenu et la frontière n’est pas arbitraire puisque la face externe de la frontière est construite à partir de sa face interne. Ce qui mobilise le processus de communalisation ethnique se trouve à l’intérieur de la frontière. C’est l’histoire, les aspects matériels et non matériels de la culture, les souvenirs et les mythes qui se construisent au fil des années, c’est-à-dire des éléments qui préexistent aux nouveaux rapports sociaux. (Juteau, 1999, p. 164)

Si les cultures autochtones puisent comme toute autre dans leur passé pour se définir, leur statut minoritaire amène cependant ceux qui s’en revendiquent à être définis davantage par l’Autre en fonction de leur passé collectif plutôt que de leur contemporanéité. De plus, « [d]e nos jours, être autochtone veut dire être dépossédé et se définir en fonction de ses ancêtres qui, eux aussi, ont été dépossédés » (Juteau, 1999, p. 162). Le groupe majoritaire (allochtone) tend ainsi à réduire le groupe minoritaire (autochtone) à son mode de vie traditionnel précédant la colonisation, considéré

« authentique »76. C’est précisément ce que déplore Christine au sujet d’allochtones vivant

à proximité de sa communauté qui « pensent qu’on est des faux Indiens puis […] [qui] pensent qu’on n’a plus de traditions », ce qui, comme l’explique Juteau, peut être utilisé pour justifier les inégalités de traitement.

Tout en n’accordant pas aux groupes dominés la liberté de définir leur propre vie en fonction de leur rapport à l’histoire, on les définit selon des attributs qu’on présente comme naturels. Ces attributs sont ensuite utilisés par le groupe dominant pour justifier une fermeture monopolistique qui renforce l’état de subordination économique, politique et culturelle. Ils servent également à expliquer les inégalités. (Juteau, 1999, p. 167)

Cette vision reléguant les Autochtones à leur passé peut aussi être reprise par les Autochtones eux-mêmes, comme on le voit chez Dominique, qui rapporte que les jeunes de sa communauté parviennent difficilement à s’identifier à la culture de leur nation parce qu’ils l’associent au passé : « C’est comme ancestral, dans le sens que c’est vieux. Pas vieux jeu, mais : ‘‘C’était avant. À c’t’heure, c’est plus de même.’’ ». En lien avec ce constat, 8 participants soulignent à leur manière que les cultures autochtones ne doivent pas être limitées à leur passé, Mathieu avançant qu’« une nation a intérêt à revisiter son identité puis la réévaluer pour avancer puis s’adapter parce que, tu vois, le Québécois d’il y a 100 ans, c’est pas le même Québécois d’aujourd’hui. Fait que je pense que c’est la même chose pour une nation [autochtone] [...] ».

La connaissance de sa culture passe cependant aussi par la connaissance de son histoire et Isabelle ajoute qu’elle ne se limite pas à celle de sa nation : « […] parce que mon histoire familiale diffère, étant donné qu’on était nomades, du voisin. Fait que pour moi, ça, ça fait partie de ma culture ». Histoire et culture deviennent dès lors indissociables pour les participants, qui réussissent aussi à actualiser la manière dont ils se définissent comme Autochtones. Ainsi, Emily revient régulièrement sur le maintien de l’équilibre entre tradition et modernité : « The culture itself, the [nation] culture itself is going away. There’s minimum percentage [...] in my community that are holding on to the [nation] culture. Whether we like it or not, it’s happening. […] If we wanna maintain our [nation]

76 Cette mentalité se traduit aussi dans la jurisprudence, alors que les Autochtones doivent souvent, pour

obtenir gain de cause en cour, démontrer qu’ils adoptaient une pratique (notamment la chasse, la pêche et le commerce) avant les premiers contacts développés avec les Européens (Dionne, 2004, p. 74).

culture, we have to modify it in some way but still without having the original culture at extinct ». Cette recherche du compromis reflète le dilemme accentué chez les groupes minoritaires, entre maintien des traditions et ancrage dans la contemporanéité.

Pour Monique, dont l’identification en tant qu’Autochtone « branlai[t] dans le manche » à l’adolescence, sa rencontre marquante avec une aînée de sa communauté lui en a appris beaucoup sur l’histoire de sa nation. Cela l’a conduite à mieux se définir en lien avec ce passé et « découvrir une grande fierté à être [membre de sa nation] ». Quant à Jérôme, ce moment décisif (« turning point ») (Abbott, 2010) s’est présenté durant ses études collégiales, en raison d’un emploi associé aux cultures autochtones : « […] dans mes visites guidées. ‘‘Toi, parles-tu la langue?’’ […] ‘‘Non, je parle pas la langue!’’ Tu sais, puis ça me faisait chier! J’avais le goût, je pense, de me réapproprier cette culture- là ». L’histoire n’est donc jamais bien loin lorsqu’il s’agit de culture et sa découverte plus ou moins tardive peut provoquer une véritable métamorphose identitaire. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi Martine aimerait que l’on enseigne davantage l’histoire des Autochtones à l’école en y intégrant les points de vue d’auteurs autochtones.

Par ailleurs, la transmission des coutumes et traditions peut aussi se faire dans un environnement traditionnel sans recourir à une institution formelle, comme chez Christine, qui se regroupe à cette fin avec d’autres membres de sa communauté. En lien avec le passé, on note également dans les discours des participants des références aux ancêtres, par exemple chez Mathieu, qui regrette de ne pas avoir pu apprendre la langue « de [s]es ancêtres », ou chez Hélène, qui se réfère à « [s]es ancêtres [qui] étaient là il y a 10 000 ans ». D’autres y font référence d’un point de vue spirituel, telle Nicole : « On marche en tant qu’êtres humains, mais on marche aussi […] dans le monde invisible où tu as tes ancêtres qui sont là puis tu as comme une autre perception des choses de la vie que dans le monde non-autochtone ».

Au sujet des traditions elles-mêmes, la plupart des participants en nomment au moins une de manière précise, notamment les danses traditionnelles, les cérémonies traditionnelles, l’artisanat traditionnel, les mets traditionnels ou encore les vêtements

traditionnels. L’adjectif « traditionnel » sert alors à insister sur un aspect de la culture encore présent à plus ou moins grande échelle, mais qui remonte à beaucoup plus loin et s’est perpétué de génération en génération, en dépit des influences culturelles extérieures. Dans le même ordre d’idées, Julia rappelle l’importance de préparer de la nourriture traditionnelle pour ses enfants depuis qu’elle est déménagée pour qu’ils n’oublient pas leur culture. On remarque aussi quelques mentions du « territoire traditionnel » (ou « ancestral ») qui illustrent surtout la dimension géographique que nous aborderons à la section 5.2.5. Diana explique notamment que le savoir traditionnel s’acquiert encore de nos jours beaucoup par la pratique, en allant vivre dans la forêt, et que ceux qui en savent le plus permettent aussi la transmission des cultures autochtones.

Enfin, certaines traditions évoquées sont apparues au contact d’influences extérieures, telle la banique77 (Roy, Labarthe et Petitpas, 2013, p. 237-238), sans parler des emprunts entre les différentes nations autochtones depuis des temps immémoriaux. L’authenticité ne doit donc pas être confondue avec un vain essentialisme qui tenterait de réduire les traditions aux seules influences autochtones et c’est plutôt la fonction remplie par ces traditions qui demeure intéressante dans le processus de transmission et de reproduction de l’identité autochtone.