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CHAPITRE V – RAPPORT À L’IDENTITÉ ET AUX CULTURES

5.1.3. Critique des frontières

5.1.3.2. Occasions de rencontre et d’échange

Toutes les 23 personnes rencontrées nous ont fait part d’occasions de rencontre et d’échange entre Autochtones et allochtones. En plus des rencontres à proprement parler, nous avons aussi inclus dans cet indicateur celles qui s’observent sur le plan intellectuel, via les médias et le système d’enseignement. À ce titre, les participants insistent surtout sur le peu d’espace accordé aux Autochtones et aux enjeux les concernant, tant dans les médias qu’en classe, contribuant à la méconnaissance assez répandue de ces questions chez les allochtones, tel qu’abordé à la section 5.1.1.2. Par exemple, Monique et Alice déplorent le

traitement de l’information fait par les journalistes, qui prennent rarement le temps d’expliquer les enjeux soulevés.

Les rencontres en personne diffèrent selon qu’il s’agisse d’Autochtones qui se retrouvent dans un milieu majoritairement allochtone (cas les plus fréquents) ou vice versa. On relève également chez 16 participants plusieurs passages au sujet des relations de voisinage entre une communauté autochtone et la ville ou le village voisin. Certains soulignent que les résidents d’une communauté doivent par nécessité effectuer leurs emplettes à l’extérieur. Mathieu élabore longuement sur les liens étroits qu’ont développé les résidents de sa communauté avec leurs voisins allochtones depuis plusieurs générations. Malgré tout, Alice et Marie constatent que plusieurs allochtones considèrent les communautés autochtones comme un territoire interdit. Cette perception d’une frontière n’est en fait que le reflet de la réduction de l’identité autochtone au territoire délimité par la réserve. On comprend chez Alice qu’il semble surtout s’agir d’une peur de l’inconnu, voire d’une volonté de ne pas « déranger » en visitant les Autochtones sur leur territoire, symboliquement délimité par les frontières de la réserve dans l’imaginaire collectif de la société majoritaire (Nadeau-Lavigne, 2012, p. 35).

Ils [des amis allochtones] m’ont dit : « Hé! Attends un peu! Peux-tu nous amener? » Je dis : « Bien oui! Voyons! Il y a pas de barrière qui interdise aux non-résidents non-autochtones d’aller là! Pourquoi? » Ils ont dit : « Bien non, mais c’est parce qu’on les connaît pas! Puis ils nous connaissent pas puis on peut rentrer là de même? Comme si de rien n’était? » J’ai dit : « Bien! » Tu sais, là, tu te dis… Encore une fois, il faut que tu réexpliques à quelqu’un... Il y a jamais eu de réserve indienne avec des barrières qui empêchaient des Blancs de rentrer là!

Une autre manière d’entrer en contact avec les Autochtones sur leur territoire passe par le tourisme, mais toutes les communautés ne sont alors pas affectées au même degré par ce type de rencontre. Du résident du village voisin qui profite d’une exposition au musée de la communauté à celui d’un autre continent qui y séjourne un mois pour s’adonner à des activités de plein-air, les motivations et situations varient grandement (Iankova, 2005). Ainsi, Alice distingue les touristes selon qu’ils visitent une communauté principalement pour le territoire et les activités qui peuvent s’y pratiquer ou plutôt pour la culture et les occasions de rencontrer des Autochtones, cette seconde possibilité

s’appliquant davantage à sa propre communauté. Cela dit, Hélène critique la représentation « pour les touristes » des membres de sa communauté lors de certaines cérémonies destinées au grand public à l’extérieur de sa communauté82.

Les contacts se créent également lorsque des allochtones travaillent ou s’impliquent au sein d’organisations autochtones dans les communautés, en plus de ceux qui le font à l’extérieur ou sont appelés à intervenir auprès d’Autochtones en travaillant dans une organisation allochtone. Quand il s’agit de professionnels allochtones qui travaillent dans une communauté autochtone, ce phénomène s’explique généralement par le manque de diplômés autochtones qu’on y retrouve, ce qui peut parfois provoquer certaines tensions. Leur arrivée implique aussi certains ajustements de part et d’autre pour que ces travailleurs prennent connaissance de la culture locale, d’autant plus que les communautés refusent le paternalisme des autorités gouvernementales, comme l’explique Christine.

On est pas self-sufficient, mais on pourrait dire : « Pourquoi qu’on le fait pas nous-mêmes, ça? Pourquoi qu’on irait pas prendre un consultant autochtone? ». […] C’est le côté « c’est du gouvernement », ça revient à toute cette histoire- là. On veut plus se faire dire quoi faire, quoi implanter dans notre communauté. Fait que c’est normal qu’ils [les membres de la communauté] réagissent un peu plus fort qu’en milieu urbain.

À l’université et au cégep, certains enseignants invitent d’ailleurs à l’occasion des conférenciers pour sensibiliser leurs étudiants à différents sujets concernant les Autochtones, surtout dans des domaines d’activités où ils auront davantage l’occasion d’intervenir auprès d’eux, comme le rapportent Paul, Nicole et Martine. Dans le domaine de l’enseignement primaire et secondaire, les communautés souhaiteraient particulièrement disposer de plus d’enseignants autochtones puisqu’on observe beaucoup de roulement de personnel occasionné par le choc culturel et l’éloignement (Presseau, Martineau et Bergevin, 2006). Emily précise d’ailleurs que s’il y a des enseignants autochtones à l’école primaire de sa communauté, on n’en retrouve aucun au secondaire. Marie souligne cependant la richesse issue de la diversité ethnoculturelle qu’on retrouve au sein du personnel scolaire dans sa communauté. Quoi qu’il en soit, les apports issus des

82 Cette même critique a d’ailleurs été faite à propos des Jeux Olympiques de Vancouver de 2010 (Ellis,

contacts avec l’Autre allochtone sont souvent évoqués par les participants en lien avec la manière dont ils conçoivent leurs propres cultures, par exemple chez Monique, qui a « [s]a façon de concevoir la culture autochtone, mais qui est largement influencée du fait qu[‘elle a] vu autre chose ». Mathieu n’aime justement pas l’idée de rejeter « des affaires de Blanc », considérant pouvoir vivre pleinement sa culture en y intégrant des éléments extérieurs. Dans ce contexte, Olivia explique que ses études lui ont permis de prendre connaissance d’autres manières de penser qui l’ont amenée à développer de nouveaux intérêts en lien avec sa propre culture.

Du point de vue des étudiants rencontrés, leurs parcours universitaires ne pourraient donc aucunement se réduire à une forme d’assimilation à la culture majoritaire, même si cette perception est parfois véhiculée dans leurs communautés, comme l’explique Christine : « C’est un complément, mais le monde dit : ‘‘C’est le côté blanc’’. C’est comme, pour eux-autres, la culture blanche, ce côté-là, l’éducation. Fait que plus tu vas loin dans la culture blanche, plus tu oublies ta culture autochtone. Mais ça, c’était le discours d’avant […]. Ça change ». C’est aussi un discours semblable qu’adopte Annabelle en constatant lors de ses passages dans sa communauté que ses études l’ont transformée sans pour autant qu’elle ne perde ses racines : « J’ai acquis des expériences différentes, j’ai acquis des connaissances, des habiletés, mais je suis encore moi puis je sais d’où je viens ». C’est même au contact de l’Autre allochtone que trois participants expliquent avoir pris davantage conscience de leur identité autochtone. Le cas d’Hélène s’avère particulièrement intéressant pour illustrer cet « effet miroir » puisqu’il a coïncidé avec son arrivée à l’université : « On dirait qu’en côtoyant les Québécois, j’ai comme retrouvé ma culture. […] On dirait qu’en habitant ici [sa communauté], je m’en rendais pas tellement compte. C’est plus en allant habiter dans une autre ville où il y a pas d’Autochtones que vraiment, j’essayais de prendre ma place ». Dans la même veine, avant de sortir de sa communauté pour fréquenter l’école primaire allochtone, Mathieu « pensai[t] que tout le monde était comme ça » et Alexander a pris conscience de la situation de sa communauté en voyageant à l’extérieur : « It was normal for me, growing up like that. So, obviously, I adapted to it. I thought that’s the way everybody lived life, you know, until I actually left reserve and seen how much that we don’t have ».

L’environnement éducatif peut donc s’avérer très propice aux rencontres entre Autochtones et allochtones, mais la situation diffère selon l’ordre d’enseignement fréquenté. À l’université plus précisément, tous les participants témoignent des bonnes relations interculturelles qui s’y développent, malgré les difficultés associées à la méconnaissance de leurs cultures par les allochtones, tel qu’abordé à la section 5.1.1.2. Ils y soulignent aussi la présence d’une diversité ethnoculturelle plus grande que celle à laquelle ils étaient auparavant familiers, en lien avec les étudiants internationaux. Si Emily observe que les étudiants allochtones de son campus n’ont pas tendance à fréquenter le local dédié aux étudiants autochtones, elle a en revanche régulièrement l’occasion de socialiser avec eux en classe.

Ensuite, la ville représente un lieu de convergence où se retrouvent des Autochtones de toutes origines, un environnement donnant lieu à toutes sortes de rencontres qui varient beaucoup selon la taille de la ville et son emplacement, mais l’intégration ne se fait pas toujours facilement. Emily a ainsi trouvé difficile de quitter sa communauté une partie de son adolescence et souligne le défi que représentait son intégration à un nouvel environnement urbain et au « non aboriginal world ». Elle rencontre aujourd’hui plusieurs autres parents autochtones arrivés en ville pour étudier à l’université, mais qui abandonnent pour retourner dans leurs communautés parce que leurs enfants supportent mal leur nouvel environnement. On note cependant que Christine, déménagée en ville dès ses études collégiales, s’y sent très bien intégrée et, tout en restant très attachée à sa propre communauté, apprécie davantage résider en ville, à proximité. La grande majorité des participants parlent aussi de leurs amis et collègues allochtones rencontrés en ville. Nicole et Isabelle évoquent de plus certains « Indian lovers »83 rencontrés, mais on retient de leurs propos qu’il y a dans ce contexte une réduction de leur identité par l’Autre allochtone à sa seule dimension autochtone qu’elles n’apprécient guère, les renvoyant à un statut d’objet de curiosité.

83 Isabelle nous en donne sa propre définition : « Indian lovers, c’est des gens qui aiment les Autochtones!

[…] C’est des Blancs qui se tiennent avec des Indiens puis qui aimeraient ça, être Indiens [...]. C’est très, très péjoratif! [rires] ».

Enfin, les activités sportives et culturelles sont à quelques reprises évoquées comme occasions de rencontre entre Autochtones et allochtones en milieu urbain, par exemple lors de parties de hockey ou de soccer chez les jeunes ou lors de spectacles impliquant des artistes autochtones. Les occasions ne manquent donc pas pour créer des rapprochements entre Autochtones et allochtones, en dépit des frontières (Juteau, 1999) bien présentes entre les uns et les autres. Dans ce contexte, s’ouvrir à l’Autre tout en valorisant sa propre culture demeure un défi particulier pour les membres de cultures minoritaires.