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CHAPITRE IV – CADRE CONCEPTUEL

4.3. NOTRE CADRE CONCEPTUEL

Nous nous appuyons sur les approches théoriques de Bernard Lahire et Danielle Juteau puis nous mobilisons principalement certains concepts développés par Marie Battiste, Henry Giroux, Mario Blaser et Marie McAndrew.

Figure 4.1. Cadre conceptuel

Dans un premier temps, Lahire (1995) nous permet d’analyser ce qui explique que des membres des Premières Nations parviennent à l’université alors qu’ils proviennent d’une population pour laquelle ce passage est encore plutôt exceptionnel. La recension des écrits nous a appris que les étudiants autochtones étaient très fortement de première génération et nous en retiendrons que ce n’est pas la forte détention du capital culturel des

Modalités de transmission du capital culturel (Lahire, 1995)

Majorité fragile (McAndrew,

2010)

Projet de vie (Blaser, 2004)

Identité ethnique comme rapport social (Juteau, 1999) Décolonisation de l’éducation (Battiste, 2013) Sphère publique démocratique (Giroux, 2002)

parents qui explique la poursuite d’études universitaires chez cette population. Ainsi, tout en reconnaissant l’apport de la théorie de la reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970), qui démontre que les élèves de familles à fort capital culturel privilégient la poursuite d’études supérieures, Lahire analyse plus précisément les exceptions à cette règle à l’aune des modalités de transmission du capital culturel. Le cas des étudiants universitaires des Premières Nations s’inscrit donc très bien dans cette approche puisqu’il s’agit d’individus provenant de milieux où la culture scolaire est encore assez peu présente, et ce, sans parler des expériences négatives héritées des pensionnats.

D’un point de vue macrosociologique, force est cependant de constater que les taux de diplomation secondaire et collégiale créent des conditions défavorables à la poursuite d’études universitaires chez les Premières Nations. Dans ce contexte, nous considérons que la théorie de la reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970) explique pourquoi si peu de membres des Premières Nations fréquentent aujourd’hui l’université, mais que la théorie de Lahire explique comment certains parmi ceux-ci parviennent à le faire. Ce faisant, nous retiendrons que les étudiants universitaires des Premières Nations connaissent des modalités de transmission du capital culturel (plus précisément scolaire) favorables de la part de leurs parents et/ou de leur famille élargie, sans pour autant que ces derniers ne possèdent eux-mêmes un fort capital culturel. Plus précisément, c’est le rapport positif de la famille à l’institution scolaire qui devient un facteur déterminant, et ce, indépendamment de leur scolarité.

Pour sa part, la théorie de Juteau (1999) nous permet d’analyser l’identité autochtone chez les participants en considérant qu’elle est construite à travers des rapports d’ethnicité. Ce faisant, c’est en identifiant les frontières ethniques au sein d’une société qu’un groupe ethnique est défini, son statut majoritaire ou minoritaire exerçant alors une influence considérable sur la manière dont il se définit et l’est par les autres groupes. Dans le cas de la société québécoise, nous pouvons identifier différents groupes en fonction des faces internes et externes sur un critère à la fois linguistique (francophone, anglophone, allophone) et colonial (autochtone, allochtone). On retrouve alors un groupe majoritaire constitué des allochtones, qui eux-mêmes regroupent les groupes francophone, anglophone

et allophone puis permet, par un effet miroir (face externe), de définir le groupe minoritaire autochtone, lui-même composé d’une grande diversité en termes de nations, groupes, langues, régions, histoires, etc. Le groupe « autochtone » est ainsi dénommé parce qu’il se réfère au groupe qui occupait le territoire avant l’arrivée des Européens et son unité se comprend d’abord en référence aux rapports de pouvoir issus de la colonisation. Or, l’identité autochtone des étudiants universitaires des Premières Nations inclut une diversité de pratiques et de représentations que nous analyserons de manière à tenir compte de l’autochtonie à différentes échelles (internationale, nationale, régionale, locale et familiale). On retrouve ainsi des frontières externes et internes à l’intérieur du groupe autochtone et l’identité autochtone ne se vit pas de la même façon chez tous les étudiants59, ni non plus de manière linéaire dans leurs parcours universitaires60.

Ensuite, le concept de majorité fragile (McAndrew, 2010) en éducation nous permet d’expliquer le statut particulier de l’identité autochtone dans le contexte québécois puisque les francophones sont minoritaires au Canada, mais majoritaires dans une province où ils ont par conséquent pu développer des institutions correspondant davantage à leurs aspirations que dans les autres provinces et territoires canadiens. C’est pourquoi le système d’éducation québécois s’est surtout développé à partir des années 1960, dans une période où les francophones du Québec ont commencé à s’identifier comme Québécois plutôt que Canadiens français. Dès lors, le statut de « majorité fragile » des allochtones francophones a conduit à une relation différente avec les Autochtones que ce qui se voit ailleurs au Canada, où les Autochtones se retrouvent face à une majorité allochtone anglophone qui est aussi majoritaire à l’échelle du pays. Par ailleurs, le célèbre « maîtres chez nous » prononcé par Jean Lesage en 1962 ne s’appliquait qu’au groupe majoritaire francophone

59 Suivant Alfred et Corntassel (2005), nous considérons que l’identité autochtone découle du colonialisme

puisque c’est la colonisation qui distingue les Autochtones (peuples colonisés) des allochtones (peuples colonisateurs) : « The communities, clans, nations and tribes we call Indigenous peoples are just that: Indigenous to the lands they inhabit, in contrast to and in contention with the colonial societies and states that have spread out from Europe and other centres of empire. » (p. 1). Cette thèse rejoint celle de la réduction de l’Autochtone par Simard (2003) ainsi que celle de Juteau (1999) concernant la constitution de la face interne du groupe ethnique par l’influence des relations de pouvoir qui ont façonné sa face externe.

60 Ce qui se réfère aussi à la notion de variations intra-individuelles et inter-individuelles du rapport à la

culture développé par Lahire (2006). Dans la société contemporaine, où les individus connaissent des déterminations multiples influençant ce rapport à la culture, l’auteur souligne d’ailleurs « la prédominance de la dissonance culturelle dans tous les milieux sociaux » (p. 205).

et le développement de la Baie-James qui s’ensuivit ne tenait à l’origine aucunement compte des revendications territoriales des Cris, ceux-ci n’ayant obtenu voix au chapitre qu’après de longs combats juridiques et politiques (Simard, 2003).

Ce faisant, la langue allochtone dans laquelle les Autochtones sont scolarisés (français ou anglais) influence nettement leurs relations avec les allochtones francophones et anglophones. On comprend aussi que le système d’éducation est lui-même divisé entre secteurs francophone et anglophone et que, dans celui francophone, c’est « l’idéologie du rattrapage » (Fournier et Houle, 1980) qui a conduit au développement tous azimuts du réseau universitaire dans les années 1960, en vue d’accroître la diplomation chez les francophones. Pour sa part, le réseau universitaire anglophone reste limité à la région montréalaise et, dans une moindre mesure, à l’Estrie, si bien que les Autochtones scolarisés en anglais connaissent des défis supplémentaires en termes d’accessibilité régionale aux études universitaires61. Dès lors, les efforts déployés pour diplômer davantage d’étudiants autochtones ont été assez limités jusqu’à une époque plutôt récente, à l’exception des initiatives de l’UQAC amorcées dans les années 1970. Nous considérons par conséquent que le statut de majorité fragile des francophones a conduit ce groupe à s’intéresser d’abord à sa propre scolarisation universitaire, dans la foulée de l’idéologie du rattrapage. Ce n’est qu’au lendemain de la Crise d’Oka (1990), notamment avec le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (Erasmus et Dussault, 1996), que les Québécois ont commencé à prendre conscience de la présence autochtone au Québec. C’est aussi dans ce contexte que les universités québécoises ont revu leur offre de services aux Autochtones, non seulement aux étudiants, mais aussi aux communautés et aux organisations.

Dans cette optique, nous reprenons chez Battiste (2013) le concept de décolonisation de l’éducation. Si l’université québécoise, à l’instar de ce qui se fait ailleurs en Occident, est avant tout définie par et pour la majorité allochtone, on comprend qu’elle puisse néanmoins offrir aux étudiants des Premières Nations l’occasion d’améliorer leurs propres conditions de vie et celles de leur groupe d’appartenance, dans la mesure où leurs

61 Bien que certaines formations en anglais soient offertes aux Autochtones par l’UQAT à son campus de

cultures y sont valorisées. Ainsi, les étudiants peuvent eux-mêmes participer à une certaine décolonisation de l’université en y faisant entendre leurs propres voix en classe ou dans leurs recherches. Cette décolonisation de l’université s’inscrit dès lors dans la continuité du concept de sphère publique démocratique appliqué à l’université par Giroux (2002). Étant donné la pression exercée sur l’institution universitaire en vue de répondre aux besoins du marché du travail (enseignement) et du marché lui-même (recherche), nous avançons avec Giroux que l’université peut résister à cette « culture corporative » en valorisant une culture démocratique destinée à améliorer la qualité de vie des étudiants et de son personnel, mais aussi de la société dans son ensemble, et ce, plus particulièrement chez les groupes marginalisés.

En l’occurrence, la participation accrue des Autochtones aux établissements universitaires peut s’inscrire dans cette logique démocratique où les étudiants ne font pas qu’étudier en vue d’obtenir un emploi pour eux-mêmes. Dès lors, pour analyser la finalité des parcours universitaires des étudiants des Premières Nations, nous reprenons chez Blaser (2004) le concept de « projet de vie », mais avec une interprétation plus large qui considère que l’implication auprès des Autochtones peut prendre forme au-delà de la communauté d’origine de l’étudiant. Nous considérons donc que les étudiants universitaires des Premières Nations se montrent critiques par rapport au développement économique comme moteur de changement et cherchent à améliorer le mieux-être chez les Autochtones dans le respect des cultures locales. Leurs projets d’études impliquent donc les collectivités autochtones dans leurs finalités et dépassent la stricte sphère individuelle. Ainsi, leur passage à l’université ne s’explique pas par une négation de leurs cultures62, bien au contraire. En somme, même si les Autochtones restent conscients de la position précaire de leurs cultures dans le système d’éducation québécois, certains peuvent

62 En ce qui concerne le concept de culture lui-même, nous nous référerons à la définition de Merrill (1961,

p. 131-132), qui offre une intéressante synthèse de ses différentes dimensions : « le résultat caractéristique de l’action humaine, le produit de l’interaction sociale; elle fournit les modèles socialement acceptés pour satisfaire les besoins biologiques et sociaux; elle est cumulative en tant que transmise de génération en génération dans une société donnée; elle permet la production du sens par son caractère symbolique; elle est apprise par chaque personne au cours de son apprentissage dans une société particulière; elle est une composante de base de la personnalité; son existence dépend du fonctionnement continuel de la société mais est indépendante des individus ou des groupes ». (traduction de Jean-Guy Lacroix, dans son recueil de textes du cours Sociologie de la culture, offert à l’UQAM à l’hiver 2002).

néanmoins y développer un rapport positif à l’institution scolaire et le transmettre à leurs enfants en vue de favoriser le mieux-être chez les Autochtones et ainsi améliorer une situation socioéconomique défavorable.

Pour mener à bien notre analyse des parcours étudiants, nous aurons aussi recours au concept de rapport aux études tel que défini par Doré, Hamel et Méthot (2008). Nous cherchons donc à comprendre si les étudiants universitaires des Premières Nations s’inscrivent davantage dans un rapport instrumental aux études – reposant sur les valeurs d’application au travail, de conformité aux règles et d’esprit de réussite – ou de rapport expressif – reposant plutôt sur des valeurs d’individualité, d’esprit d’indépendance et de capacité d’initiative (p. 8). Nous aurons aussi recours, pour mieux comprendre par où passent les étudiants universitaires des Premières Nations, au concept de métier d’étudiant (Coulon, 1997). Le métier d’étudiant insiste sur le passage du temps de l’étrangeté (où l’étudiant manque de repères), au temps de l’apprentissage (où il cherche à s’adapter) puis, finalement, au temps de l’affiliation (où il maîtrise les règles). Le concept de turning point63 (Abbott, 2010), consistant en « des changements courts entraînant des conséquences, qui opèrent la réorientation d’un processus » (p. 307), sera utilisé pour saisir les événements marquants dans les parcours des étudiants qui les ont conduits à redéfinir leurs projets. Pour sa part, la notion de bifurcation (Grossetti, 2006) s’inscrit dans la même veine que ce concept, mais « elle met plus l’accent sur l’imprévisibilité des situations » (p. 15), ce qui nous aidera à analyser les possibles réorientations en tenant compte d’influences extérieures que les étudiants n’ont pas forcément envisager.

Enfin, le concept d’étudiant de première génération (ÉPG) au postsecondaire peut être défini principalement de deux façons, selon que l’on insiste, d’une part, sur le fait qu’au moins un des deux parents a fréquenté le postsecondaire ou, d’autre part, sur le fait qu’au moins un des deux parents est diplômé du postsecondaire (Kamanzi et al., 2010). Nous avons choisi de nous référer à la première définition et, plus précisément, nous avons retenu la fréquentation universitaire puisque notre objet d’études concerne cet ordre d’enseignement. Ce choix du critère de fréquentation plutôt que de diplomation est surtout

basé sur le fait que la proportion de détenteurs d’un grade universitaire chez les Premières Nations reste encore très faible (voir section 1.1.3.4.). Dans ce contexte, le simple fait d’avoir intégré l’université indique déjà la valeur accordée par les parents à la poursuite de telles études, les enfants ayant alors connu un modèle universitaire proche d’eux.

SECONDE PARTIE – RÉSULTATS

ET INTERPRÉTATIONS

CHAPITRE V – RAPPORT À L’IDENTITÉ ET AUX