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CHAPITRE IV – CADRE CONCEPTUEL

4.1. SOCIOLOGIE DE L’ÉDUCATION

4.1.2. Sociologie de l’expérience

François Dubet (1994, p. 93) considère l’expérience comme « une manière de construire le réel et surtout de le ‘‘vérifier’’, de l’expérimenter » qui construit les phénomènes observés en se basant sur « les catégories de l’entendement et de la raison », qui sont des catégories sociales. Cette construction du réel implique de tenir compte de la subjectivité de l’individu (ou du groupe) dans l’analyse de son action car on ne peut le réduire aux structures sociales dans lesquelles il s’insère ou encore considérer qu’il agit de manière rationnelle. Dans une approche phénoménologique, on cherche donc à comprendre

le sens que l’acteur donne à son action et, si l’expérience sociale est construite, on y décèle aussi une influence sociale, notamment via le langage (en termes de catégories sociales de l’expérience). L’expérience individuelle ne prend alors sens chez un individu qu’en entrant en relation avec les autres et l’expérience sociale est aussi critique puisque les acteurs cherchent constamment à expliquer, voire justifier leurs actions, tenter de se les interpréter face à eux-mêmes et aux autres. Cette critique implique que le chercheur ne peut prédire l’expérience des acteurs puisque chaque individu est considéré « comme un ‘‘intellectuel’’, comme un acteur capable de maîtriser consciemment, dans une certaine mesure en tout cas, son rapport au monde » (Dubet, 1994, p. 105).

Dubet identifie trois principes d’une sociologie de l’expérience : l’action sociale n’a pas d’unité, l’action est définie par des relations sociales (et on ne peut par conséquent réduire l’action aux seules normes et valeurs invoquées par l’acteur), l’expérience sociale est « une combinatoire ». Cette dernière implique : 1) une analyse où l’on isole et décrit les logiques de l’action propres à l’expérience étudiée; 2) une compréhension de « la façon dont [l’acteur] combine et articule ces diverses logiques » (Dubet, 1994, p. 109); 3) « ’’remonter’’ de l’expérience vers le système » pour « comprendre quelles sont les diverses logiques du système social à travers la façon dont les acteurs les synthétisent et les catalysent tant au plan individuel que collectif » (Dubet, 1994, p. 110).

L’expérience scolaire est donc définie par Dubet et Martucelli (1996, p. 62) comme la « […] manière dont les acteurs, individuels ou collectifs, combinent les diverses logiques de l’action qui structurent le monde scolaire ». Ses logiques de l’action peuvent être associées aux trois fonctions essentielles du système scolaire identifiées : socialisation (logique d’intégration), distribution des compétences (logique de la stratégie), éducation (logique de la subjectivation). Selon la logique d’intégration, « [ê]tre élève, c’est comprendre et intérioriser les attentes de l’organisation, se situer dans l’ordre des hiérarchies scolaires […] [et] se socialiser à travers le jeu des groupes d’appartenance et des groupes de référence » (Dubet et Martucelli, 1996, p. 62). En fonction de la logique de la stratégie, l’école est vue comme un « marché » où s’exerce une compétition pour l’obtention des diplômes, incitant les élèves à déployer différentes stratégies en vue d’y

arriver qui tiennent compte de leurs ressources et de leurs intérêts. Pour sa part, la logique de la subjectivation considère que l’élève se définit comme sujet en opérant une distance entre son « moi » et les différents modèles qui lui sont proposés, maîtrisant ainsi sa propre expérience. L’expérience scolaire se construit donc en suivant le modèle de « l’épreuve », qui dépend de plusieurs « variables fondamentales », dont l’âge et la position scolaire et sociale.

Dans le contexte de notre thèse, nous constatons que cette approche est intéressante pour comprendre le sens conféré par les étudiants autochtones à leurs études, mais qu’elle ne pourrait nous permettre de suffisamment insister sur le poids de l’influence historique ayant façonné le système d’éducation en milieu autochtone. À cet égard, nous nous inscrivons plutôt dans la théorie de la reproduction (voir section 4.1.5.) qui, avec l’apport de Lahire en termes de multidétermination des individus (voir section 4.1.6.), permet de mieux expliquer comment s’est historiquement opérée une ségrégation scolaire chez les Autochtones au Canada et comment elle s’est reproduite de génération en génération pour aujourd’hui limiter sérieusement les probabilités des membres des Premières Nations d’entreprendre des études universitaires.

4.1.3. « Nouvelle » sociologie de l’éducation

Combinant les paradigmes conflictualiste et interactionniste, les auteurs les plus connus de cette approche sont Michael Young (1915-2002) et Basil Bernstein (1924-2000). En plus de développer une nouvelle approche théorique dans l’analyse des phénomènes éducatifs, la nouvelle sociologie de l’éducation considère que les enseignants doivent agir comme agents de changement social pour favoriser l’émergence d’une société plus démocratique (Gorbutt, 1972). Le livre Knowledge and Control (Young, 1971) regroupait des auteurs de différents horizons autour de l’organisation des connaissances enseignées à l’école et de leur influence sur les inégalités sociales observées dans la société. Deux principales directions sont observées, à savoir des analyses davantage structurelles sur le système scolaire et une critique antipositiviste de la sociologie des connaissances.

perspective du contrôle social et celle de la phénoménologie, soulignant la volonté de réconcilier les points de vue macrosociologique et microsociologique dans un cadre général expliquant les phénomènes éducatifs sous plusieurs angles. La perspective du contrôle social s’inspire de Weber et de Mills : l’école est considérée comme une institution que les groupes dominants réussissent à définir, notamment par le biais du contenu enseigné, et les connaissances jugées valables seraient davantage maîtrisées par les élèves issus des milieux favorisés puisqu’elles reflètent leur culture dite « légitime ». La perspective phénoménologique s’inspire de l’interactionnisme symbolique (Blumer), de l’ethnométhodologie (Garfinkel) et plus particulièrement de l’approche dite de la construction sociale de la réalité (Berger et Luckman). Les individus donneraient donc un sens à leur action et définiraient eux-mêmes ce qui est considéré comme « la réalité », dans une perspective anti-déterministe, mais la nouvelle sociologie de l’éducation tient aussi compte de leurs positions sociales pour saisir leur capacité de construire cette réalité.

En intégrant les perspectives du contrôle social et de la phénoménologie, on analyse donc la sélection et l’organisation des connaissances scolaires sous trois angles : « la ‘‘construction sociale’’ de ces connaissances »; « le processus d’interaction des agents du système scolaire »; « le contrôle que des groupes y exercent en réussissant à faire prédominer leurs propres orientations et intérêts » (Trottier, 1987, p. 8). Enfin, le virage néo-marxiste amorcé dans la « seconde phase » (Trottier, 1987) de la nouvelle sociologie de l’éducation s’est beaucoup intégré dans ce qui deviendra la pédagogie critique (voir section 4.1.4.), qui peut en quelque sorte être considérée comme une « troisième phase » de la nouvelle sociologie de l’éducation (Luke, 1992).

Dans notre thèse, nous nous référerons davantage à la pédagogie critique, qui se veut le prolongement de cette approche tout de même intéressante par rapport à la reproduction de la société via l’école tout en rejetant la fatalité du déterminisme. Nous nous appuierons aussi en partie sur la théorie de la reproduction de Bourdieu et Passeron (1970), dont le premier auteur a également participé aux écrits initiaux de la nouvelle sociologie de l’éducation dans Knowledge and Control avant de faire école.