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1.5   Une triple problématique : spatiale, sociale et langagière 51

1.5.4   Traces d’inscription sociolangagière dans l’espace urbain : tensions sociolinguistiques 57

Revenons aux structures d’accueil destinées aux nouveaux arrivants. Les séances d’accueil sont le premier pas envisagé par les autorités dans la rencontre avec les primo-arrivants. L’organisation de cette rencontre est conçue comme une séance d’information et ne prévoit pas forcément l’implication des migrants déjà installés dans l’accueil des étrangers fraîchement arrivés. La dimension expérientielle des étrangers est très peu exploitée dans le nouveau dispositif d’accueil alors qu’elle pourrait représenter un « capital humain » intéressant dans le partage d’expériences de migration.53 Les actions de type informel peuvent être très efficaces. Donc, le dispositif formel

de ce premier accueil est plus une présentation de la ville qu’une rencontre avec l’autre. Nous l’appellerons « une mise en scène de soi ». Cette formulation fait penser à Goffman (1963, 1973) qui met surtout l’accent sur les scènes de la vie quotidienne se concentrant avant tout sur les comportements des individus. Sennett (1979) reproche à Goffman de traiter les « conduites » mais pas les « expériences » des gens. En d’autres termes, nous voyons dans l’image donnée par la ville officielle une ville « côté cour ». La ville vécue de l’intérieur par celui qui l’habite et qui la vit au

décision de l’ODM. Permis F (bleu clair) : pour les étrangers admis à titre provisoire (art. 83 et 85 LEtr, art. 20 OERE) et les réfugiés admis provisoirement (art. 59 LAsi).

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Par ailleurs, les situations de choc culturel et linguistique que certains étrangers ont pu éprouver à leur arrivée pourraient légitimer l’étonnement et l’insécurité linguistique des nouveaux arrivants.

quotidien, la ville « côté jardin » n’a pas été pensée et prévue comme élément constitutif de ce dispositif d’accueil et d’intégration. Le premier questionnement que nous pensons se situe donc sur ces frontières entre la ville officielle, la ville côté cour (sa vitrine) et la ville intime - ville « vécue » (arrière-boutique). Ces deux perceptions contradictoires feront objet de nos analyses et viendront étayer la lecture ethnographique et sociolinguistique de l’espace spatio-social.

Le contexte décrit plus haut montre à quel point le tissu formel et informel des étrangers se complexifie. Un long processus est nécessaire pour arriver à bénéficier d’une certaine qualité de vie dans la co-habitation multiculturelle. Le droit de vote et d’éligibilité n’a pas forcément amélioré ce point, car il faut encore que la participation à cet exercice soit suffisante. Le seul octroi du droit de vote ne fait de personne un citoyen actif. En conséquence, la ville encourage en même temps l’engagement collectif. Grâce aux recherches, on sait que les groupes associatifs se diversifient de plus en plus. Cattacin & La Barba (2007) et Hirschman (1970) nous rappellent la situation ambivalente de refus et de demande de la ville pour le partenariat avec ces associations54.

A la fois méfiantes et désireuses de coopérer, les deux parties sont devant le défi de résoudre les conflits et de trouver une forme de collaboration dans la société moderne plurielle. La volonté de la commune de valoriser l’aspect individuel fait qu’elle favorise au premier lieu l’exercice du vote55, cherchant à dépasser le caractère générateur d’exclusion propre aux villes56. On pourrait

parler ici d’un rêve du cosmopolitisme car la ville est, certes, cosmopolite mais ses citadins ne le deviennent pas automatiquement. Ce paradoxe montre à quel point il est difficile de gérer les tensions et les crispations qui sont le plus grand défi pour la ville de nos jours. La diversité des langues s’y ajoute également. De plus, le discours sur la gestion de la diversité et sur la migration évolue avec les changements politiques et économiques. La présence des langues multiples induit des processus normatifs relatifs à l’éducation linguistique et aux rôles des langues pour

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Les associations sont prises entre une gestion issue des entreprises privées et celle renvoyant à la sphère publique. Elles se situent entre les deux logiques et tendent vers la professionnalisation et la formalisation de leurs structures.

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Une campagne de sensibilisation, de formation et d’information La Ville prévoit à l’avenir des actions dans quatre directions, toutes visant à l’acquisition d’une citoyenneté politique pleine et entière. Trois mesures seront mises en place systématiquement à l’approche des futurs scrutins communaux : 1) une campagne d’affichage adressée spécifiquement aux

populations étrangères, donc en différentes langues ; 2) la tenue de visites commentées et en différentes langues, d’institutions de la vie publique lausannoise, permettant une familiarisation avec les lieux de la politique, leur fonctionnement, les enjeux qui y sont attachés ; 3) la mise sur pied de séances de débats et de discussions dans les quartiers en collaboration avec les institutions et les associations partenaires (associations de quartiers, Fondation pour l’animation socioculturelle lausannoise, etc.), lors desquelles il s’agira, par exemple, d’organiser des cafés politiques sur les thèmes du moment ou sur des sujets à même d’intéresser la population des quartiers visités.

56 Avec l’octroi des droits politiques aux étrangers au niveau communal (droit de vote et d’éligibilité), le Canton de Vaud

offre une possibilité de participation par sa Constitution de 2003. Le droit d’éligibilité n’est pas un acquis pour d’autres villes de la Suisse. Les deux scrutins communaux organisés sur le territoire lausannois depuis 2003 (élections de 2006 et vote sur Métamorphose en 2009) conduisent à des résultats mitigés du point de vue de la participation des personnes étrangères. Une participation en 2006 équivalente à la participation moyenne du corps électoral contraste avec celle nettement inférieure lors du scrutin de 2009. Selon le BLI, ce taux inférieur vaut autant pour les citoyens suisses que pour les étrangers. Le seul octroi du droit de vote ne fait de personne un citoyen actif.

l’intégration. Calvet (1999 : 294) nous dit que les politiques influencent les pratiques mais que ce sont essentiellement les locuteurs qui décident de garder ou d’ignorer une langue (Calvet 1999). Nous l’avons illustré plus haut, plusieurs langues sont en contact permanent sur la place publique. Mais elles sont aussi présentes, parlées, tues ou apparaissent dans d’autres espaces privés ou formels comme par exemple à l’école. Elles se révèlent sous forme écrite, sur les murs, dans les vitrines, comme le montrent quelques images et photos présentées ci-dessus. Les institutions clés chargées de l’intégration, qu’il s’agisse de celles relatives à l’éducation, à la santé ou au social, s’expriment peu sur les différentes pratiques linguistiques présentes dans le paysage urbain. Il n’est pas rare que certaines institutions publiques ou étatiques négligeant les répertoires linguistiques pluriels des acteurs, tiennent des discours qui traduisent des perspectives assimilationnistes ou au contraire entrent dans un autre dogme, le plurilinguisme à tout prix, que Blanchet caractérise comme glottophilie (Blanchet : 2011). Lorsque les différentes communautés sont en contact, l’aspect langagier est à la source de la fabrication créative et de la réinvention (Todorov 1982). Les premières tensions sociolinguistiques qui découlent du contexte décrit consistent dans la concentration des autorités sur la distribution exclusivement formelle d’informations alors que la grande partie des informations qui nourrissent les échanges linguistiques et sociaux se déroulent au quotidien d’une manière informelle et dans des espaces moins officiels. L’action politique et sociale se coupe parfois de cette créativité spontanée à laquelle plusieurs auteurs, dont Todorov, nous rendent attentifs. Ces échanges sont à la base des interactions souvent installés dans les interstices des espaces urbains57 et pas toujours

suffisamment explorés dans la compréhension du processus d’intégration.

D’autres aspects liés à la diversité des langues en milieu urbain renvoient à son aspect identitaire et convivial. Dans la mutation linguistique urbaine, la présence des autres langues produit des effets sur le rapport à la langue officielle (le français) et vice versa. Pour résister à l’arrivée des pratiques linguistiques plurilingues, n’y a-t-il pas un risque de renforcement du marquage territorial par la langue locale au détriment d’autres langues ? La fonction attribuée à la langue officielle, dans un contexte plurilingue, prend-elle la fonction de langue d’accueil ou la fonction de résistance au marquage territorial ? Après la description du contexte, on pourrait dire que les pratiques linguistiques monolingues, en français, sont privilégiées par le cadre légal et les structures formelles. Mais les pratiques plurilingues sont également encouragées et surgissent dans certaines institutions publiques. Elles ne demeurent plus confinées aux espaces privés. Elles se révèlent de manière explicite sur les places publiques, sur les chantiers, dans les écoles, les

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hôpitaux ou même dans une administration publique et étatique. La diversité linguistique renforce l’hétérogénéité urbaine qui est l’élément constitutif des dynamiques de l’espace urbain et contribue à la complexification de sa lecture. En prenant en compte ces premières observations, il y a lieu de s’attarder sur l’étude de cette dynamique, qui est en émergence à Lausanne, en Suisse et dans les villes, de manière générale. Ceci nous invite à approfondir la problématique du rapport de la ville aux langues (locales et étrangères) et à la gestion de cette diversité linguistique et culturelle à laquelle elle est confrontée. Le décalage entre la diffusion et la réception des messages, entre l’information descendante et ascendante, avec une direction unilatérale a été soulevé plus haut. Un plurilinguisme fonctionnel est admis et recommandé pour s’assurer de la diffusion de l’information sans vérifier le sens que le récepteur lui donne. Elle peut avoir des équivalents (ou pas) dans le référentiel linguistique ou culturel des étrangers (par exemple : le tri des déchets ou autres pratiques sociales qui sont évidentes pour la population locale, le recours au psychomotricien ou au logopédiste (orthophoniste) proposé dans les brochures de l’école. Les exemples cités ne sont pas forcément des pratiques qui vont de soi pour tout le monde. La traduction linguistique est insuffisante si elle n’est pas accompagnée d’une traduction culturelle. Certains pays s’en sont aperçus et ont donné les moyens nécessaires pour passer par cette étape de négociation convoquant des interprètes communautaires pour assurer une co-construction avec les références de celui à qui l’information s’adresse. Les traductions écrites peuvent alors être vues comme un alibi et un prétexte pour ne pas confronter les conceptions différentes ou absentes du répertoire dans certains modes de vie. Ce lieu de négociation pourrait surtout induire la confrontation des images et des représentations sociales que chacun véhicule sur l’autre, sur soi et sur son rapport à la ville et à ses langues.