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La problématique dressée nous permet de postuler que la ville invite à des appropriations multiples et que les facteurs qui ont des effets sur cette appropriation sont liés à la fois à la spatialité et à la territorialité, donc aux éléments qui sous-tendent l’aspect spatial, langagier et la représentation sociale. Venant d’ailleurs, le résident étranger se situe à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la ville. Il est au cœur des tensions qui existent déjà dans la ville mais qui sont intensifiées en raison de cette nécessité de traduction de nouveaux repères et de la co-habitation.

1.6.1 Trois constats principaux

En conclusion, on peut distinguer trois sphères principales de la ville qui interpellent par rapport à la figure de l’étranger et aux pratiques sociales et langagières relatives à son intégration :

• espace public et espace commun (rues, lieux publics), incluant des lieux comme les commerces et les restaurants ;

• l’espace social et institutionnel focalisé sur l’intégration des étrangers et la production des structures et des pratiques destinées à ce domaine (y compris l’imaginaire spatio- social d’Allen (2000) ;

• espaces privés, associations et tiers-secteur, les groupes formés autour des appartenances nationales ou d’autres appartenances (femmes, sport, loisirs).

En quoi ces espaces deviennent les matérialités langagières intéressantes dans l’appréhension des espaces urbains par l’étranger et comment les langues sont déployées pour faire vivre ces espaces ? Par quels mots ou récits sont-ils portés ? Nous pouvons constater que dans l’espace public et les lieux du premier type, les langues sont déployées par un langage fonctionnel qui est censé attirer et séduire la clientèle et rendre performant le système économique en place.

Dans le deuxième type d’espace, concentré sur les actions collectives et appliquant le cadre légal, la focalisation se fait sur l’information et sa distribution en employant les langues de migration à côté des langues nationales. On tend vers les processus normatifs relatifs à l’éducation linguistique insistant sur le rôle des langues nationales pour l’intégration et déployant un langage de séduction comme les messages plurilingues.

Et enfin dans la troisième sphère, l’espace privé et informel est marqué par les contraintes et les négociations autour de différentes langues. Autant dans les deux premières sphères, les lieux et les langues sont assignés, autant l’espace privé et informel fait surgir les différentes pratiques langagières. L’espace privé attribue une liberté linguistique mais l’usage des langues n’est pas pour autant simple et naturel.

Les trois espaces sont caractérisés par les contraintes et les attentes (voire pressions) que les acteurs/locuteurs collectifs ont à l’égard des acteurs/locuteurs individuels en lien avec la maîtrise et les usages des langues, qu’il s’agisse de l’apprentissage de la langue nationale ou la préservation des langues d’origine.

Donc, on peut dire en conclusion que les langues et les discours sont étroitement liés au fonctionnement des lieux auxquels certaines langues sont assignées ou parlées « spontanément ».

Ces lieux ne sont pas indépendants du langage et ils deviennent le langage. Ces lieux sont appelés à être appropriés mais cette appropriation est faite de paradoxes, de contraintes et de limites, des jeux de pouvoirs et des territoires que notre cadre théorique et empirique propose d’explorer. Pour conclure les observations posées par le contexte, nous relevons trois constats principaux de notre problématique :

1) La ville est un espace culturellement et linguistiquement très marqué. L’espace urbain étant compris à la fois comme espace social et discursif, il donne des indices d’inscription et d’appropriation individuelle mais aussi d’aménagement collectif. En lien avec ce dernier, on peut constater une situation ambiguë en ce qui concerne la place de la langue nationale mais aussi celle des langues de migration « mises en scènes ». La première est considérée par les autorités comme un objet d’apprentissage et surtout comme « lieu » d’intégration des étrangers. Quant aux langues de migration, elles sont survalorisées tout particulièrement dans l’afflux des informations descendantes et dans leur distribution. Un facteur qui change le paysage linguistique et crée un déséquilibre entre une certaine survalorisation de la diversité culturelle et linguistique d’une part et une politique migratoire très prescriptive et restrictive d’autre part.

2) A priori, la ville de Lausanne semble disposer des moyens nécessaires pour intégrer les étrangers qu’il s’agisse des dispositifs formels (institutionnalisation des structures cantonales et communales) ou informels (le tissu dense des structures associatives). En même temps, les dispositifs d’accueil montrent que les actions proposées ne permettent d’atteindre que très partiellement l’objectif d’intégration énoncé par les textes officiels. De plus, les effets produits par un discours déséquilibré renvoyant à la sur- ou sous-valorisation de certaines langues n’évitent pas les formes de ségrégation. La diversité linguistique et culturelle dans la ville souligne la nécessité d’exploiter l’espace urbain comme un espace privilégié pour l’apprentissage de l’altérité visant l’appropriation de la diversité linguistique et culturelle par tout citoyen et les institutions la constituant. La ville englobe les pratiques sociales nécessaires à la compréhension de l’autre et contient des supports discursifs intéressants pour appréhender l’altérité dans toute sa complexité. Le manque d’intérêt pour le potentiel textuel et discursif de l’espace urbain est le deuxième élément à soulever et à exploiter par cette recherche.

3) Les lieux urbains mettent en exergue les relations sociales que nouent les acteurs entre eux donnant indirectement des indices sur les processus d’appropriations individuels qui ne passent pas toujours par les dispositifs officiels mis en place par les autorités. Nous constatons qu’il existe une vaste diversité dans la façon dont la ville peut être vécue et habitée. Elle semble être occultée par le modèle en place. L’exploitation des attitudes, des comportements, des représentations

sociales des acteurs permettrait de voir quelle est la forme de participation citoyenne, quels sont les espaces privilégiés, les pratiques langagières convoquées. Ces représentations peuvent être exploitées à partir des récits de soi, des récits de ville ou des discours tenus sur les langues convoquées dans les espaces urbains. Il s’agit donc d’explorer jusqu’à quel point les acteurs intériorisent les processus ségrégatifs ou les sentiments d’appartenances aux lieux de la ville en passant par diverses pratiques spatiales et langagières. Existe-t-il pour eux des lieux d’échanges et de métissages possibles entre différentes pratiques qu’ils rencontrent au travail, à la maison, dans les groupes d’appartenances et quelle est leur perception de ces lieux ? Les discours que tiennent les acteurs constituent un moyen d’accès à leurs représentations, et notamment, à la compréhension du sens qu’ils donnent à certaines pratiques spatiales, langagières et urbaines. C’est le troisième élément qui ressort de notre problématique.

En se concentrant sur l’acteur étranger, et plus particulièrement sur ses récits de soi, nous envisageons de créer des effets d’optique « les effets loupe » grossissant les phénomènes urbains et ses appartenances, ses affiliations créées avec certains espaces. C’est à partir de ce regard du dedans, mais aussi d’un regard qui vient du dehors (Todorov 2002), que nous tenterons de comprendre les logiques de la ville et de son appareillage de gestion de sa pluralité.

On l’a vu, les langues sont difficilement séparables d’autres dimensions (sociales, identitaires, culturelles, politiques et économiques). En prenant en compte ce dernier élément, il s’agit ici de réunir les questionnements soulevés en trois questions clés qui guideront cette recherche. Voici les trois questions qui découlent de la problématique posée.

1.6.2 Questions

1) Quelles sont les dynamiques sociales et langagières auprès des acteurs décideurs et des acteurs/locuteurs individuels dans une ville officiellement monolingue affichant un discours favorisant la diversité culturelle et linguistique ?

2) Quelles sont les modalités d’appropriation sociale et langagière des étrangers dans la ville ? 3) À partir de la conception de la ville comme espace social et discursif, peut-on considérer sa mise en mots, traduite par les récits de ville, comme de « lieux » possibles de l’appropriation urbaine?

Aborder la problématique d’appropriation à partir d’une ville moyenne, permet d’examiner également si les dispositifs mis en place par les autorités sont en décalage avec la réalité des habitants et s’ils répondent à un réel besoin. En choisissant l’angle d’étude concentré sur

l’appropriation spatiale et linguistique de la ville, nous avons l’intention de chercher les indices de l’inscription sociale des étrangers dans ces structures prédéfinies ou d’autres. Explorer cette insertion par des récits de ville permettra de faire ressortir les processus qui lui sont liés.

1.6.3 Objectifs de la recherche

Explicitons nos objectifs :

1) L’objectif premier vise à identifier les stratégies et les attitudes des acteurs étrangers dans l’appropriation spatiale, sociale et langagière de la ville en partant de leurs perceptions et de leur vécu.

2) Le deuxième objectif est de désigner les relations entre l’appropriation spatiale et langagière et d’identifier les modalités de cette appropriation.

3) Enfin, le troisième objectif consiste à éclairer l’impact de mise en mots de l’espace urbain sur les dynamiques sociales et langagières dans la ville.

Les objectifs formulés visent la question de l’appropriation des espaces urbains par les acteurs étrangers en s’interrogeant donc sur les formes et les fonctions des lieux et des pratiques langagières qui s’y déroulent. Notre finalité n’entrera pas dans la définition de l’intégration des étrangers mais privilégiera l’analyse des différentes modalités d’appropriation.

Il s’agit de voir à la fois les logiques en jeu et les enjeux sous-jacents de ces appropriations. La spécificité de cette recherche serait de comprendre ce phénomène en partant de deux modes conjoints d’appropriation : par les espaces et par les langues. Pour y parvenir, nous envisageons de demander aux acteurs une « prise de vue » mais aussi une « prise de parole » en leur permettant une « prise de distance » sur leurs propres parcours. Ce « détachement » devrait être assuré par le choix des démarches méthodologiques. Elles devraient permettre d’appréhender les enjeux des pratiques plurielles ayant un impact sur la construction de son identité collective et participant en même temps à la construction des identités individuelles.