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1.5   Une triple problématique : spatiale, sociale et langagière 51

1.5.1   Proximités géographiques versus distances sociales 51

Notre problématique s’articule autour du rapport du résident étranger à l’espace urbain et sa mise en mots. Nous avons pu dresser les marques principales du contexte actuel et identifier différentes instances chargées de l’intégration des étrangers. Nous avons aussi illustré le discours des autorités qui informe sur les procédures d’intégration et décrit l’organisation de son dispositif planifié à divers niveaux. Nous ne savons pas encore comment l’acteur perçoit ce dispositif, ni où il se place sur cet échiquier. Comment interprète-il, les rôles distribués et les étapes à franchir définies par les textes ?

Les relations entre les acteurs/locuteurs individuels et les acteurs/locuteurs collectifs (Marcellesi 1986) 44 que certains auteurs nomment aussi les co-acteurs (Gohard-Radenkovic 2006) se créent

dans l’interaction et à partir des représentations de chacun. Ceci soulève la question de la territorialité et de la (dé) territorialisation45 (Bulot 2006 : 323), des différentes formes de pouvoir

que certains exercent sur un espace donné. Le discours collectif est souvent le révélateur de ces jeux de pouvoir et donne les premières marques des rôles distribués. L’assignation des lieux d’accueil et d’habitation, la distribution des ressources d’aide se font selon les statuts juridiques attribués aux habitants, leurs droits et leurs devoirs. Les deux photographies qui suivent et qui ont été prises par la chercheure montrent le plan d’un quartier mixte de la ville. Nous pouvons y observer des réactions des habitants à la proximité géographique et à la distance sociale qui marque ce quartier. La partie du quartier avec des maisons individuelles est habitée le plus souvent par les personnes âgées. Elle est qualifiée par le tagueur comme Elite. De l’autre côté de la frontière (la frontière physique est aussi visible : l’autoroute) se trouvent des grands immeubles habités plutôt par les familles. Cet exemple illustre la catégorisation des résidents entre eux. Se référant à Goffman (1996), Maréchal et Stébé (2012 : 71) rappellent qu’à partir du moment où ‘l’autre’ est réduit à quelques traits grossiers, où il n’est appréhendé qu’à travers des catégories identitaires stigmatisantes, il cesse d’être une personne singulière, spécifique, pour finalement être réduit à une entité sans âme, enfermé dans une image caricaturale et assimilé à une catégorie déshumanisante. Sur les photos, une partie de la population se distancie des autres

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Nous privilégions l’appellation « acteurs/locuteurs collectifs » afin de mettre en évidence les rapports entre les niveaux macro, méso et micro, les rapports entre le langage et l’action et enfin la complexité entre le discours officiel des instances normatives et de ceux qui les représentent. Nous nous référerons de temps en temps au terme « co-acteurs » de la migration qui exprime, de son côté, l’impact d’autres acteurs se situant hors les instances normatives.

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Nous reprendrons cette notion plus loin. Nous soulignons ici que la territorialité renvoie aux rapports des acteurs au territoire, donc à la représentation du territoire. La territorialisation renvoie à la façon dont les acteurs, s’approprient des lieux, par le discours et en fonction des façons de parler (Bulot 2006).

et catégorise son voisin comme élite tout en effaçant son territoire, marquant clairement les frontières entre soi et l’autre. Derrière cette expression se dessine une double réalité : d’un côté le quartier est désigné par l’opinion publique comme défavorisé et menacé par la violence des jeunes46 donnant une image homogène et stigmatisante et de l’autre côté, le tag rappelle la

cohabitation des réalités sociales différentes et des tensions dans l’occupation des territoires. Ces marques dans la ville fixent les points de tensions montrant que les images construites dans les têtes des résidents renforcent la division de l’espace social.

Photo sur la proximité physique vs distance sociale des habitants

Allen (2007)47 caractérise cet espace comme imaginaire socio-spatial. Cet imaginaire comprend

l’histoire du quartier et les récits des habitants qui ont une façon de s’approprier ou de se distancier de son lieu d’habitat. Ce qui entre dans cet espace imaginaire socio-spatial est aussi l’information qui circule sur les lieux de la ville. L’accès à ces informations peut passer aussi bien par des voies formelles (la ville est un grand distributeur d’informations) que par des voies informelles et par des réseaux48

. Le passage de l’information n’est pas forcément conditionné par la langue locale. On a constaté plus haut que de grands efforts et de grands investissements ont été mis en œuvre par les structures officielles et les processus normatifs pour améliorer et pour

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Un article du quotidien 24h (13 mars 2009) relate les excès de déviance et de marginalité de quelques jeunes impliqués dans une série des incidents dans le quartier. Titre d’article: Montolieu excédé par une petite bande de jeunes.

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Cité par PIETTRE, A., (2012).

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GRANOVETTER, M., (1973, 1990) a conceptualisé la formation des réseaux. Ses travaux se réfèrent aux aspects liés à la question de l’emploi. La théorie des réseaux sociaux de Granovetter dépasse largement des concepts traditionnels tels que la classe sociale, la communauté et la société. L’auteur considère les actions des acteurs et prend en compte les liens qu’ils tissent, souvent conditionnés par des éléments extérieurs à leur propre volonté. Cela signifie que l’on ne peut renvoyer à la responsabilité des étrangers la cause de leur non-insertion socioprofessionnelle puisque le contexte politique et économique est fait d’ouvertures et de freins à cette insertion.

Territoire  d'un  quarjer  du  Nord  de  Lausanne  marqué  par   le  tag:  Elite  

Sur  un  autre  plan  du  même  quarjer  du  Nord  la  parje   "Elite"  a  été  sprayée  

renforcer les informations données aux étrangers. Être informé n’implique pas automatiquement être impliqué dans la vie collective.

Des étapes différentes des flux migratoires, citées plus haut, ont laissé sur la ville les traces de son organisation structurelle. Chaque moment de l’histoire de la migration a également marqué l’imaginaire collectif par rapport à la place des étrangers dans l’espace urbain et dans le pays d’accueil49. Les étapes citées ci-dessous ont laissé également des traces structurelles dans

l’administration de la ville. On encourage, par ailleurs, les communes à désigner un délégué ou un répondant à l’intégration et à la prévention du racisme, conformément à la loi cantonale (art.13). Malgré ces fonctions instituées50 et d’autres instances institutionnalisées au sein des villes ou du

canton, (conséquences de la loi cantonale), on constate que les difficultés d’intégration51 des

étrangers persistent et que la participation à la vie citoyenne (dont les votations) reste faible. Les auteurs du dernier rapport du Bureau lausannois de l’intégration expriment une certaine insatisfaction quant à la représentativité des organisations de migrants dans le débat public et la vie citoyenne. Les autorités ne parviennent pas toujours à identifier les causes et les raisons de cette faible implication. S’agit-il d’une résistance ? Pourquoi certains migrants ont plus de peine que d’autres à s’intégrer ? Comment expliquer certaines intégrations sans qu’elles soient passées par les associations ou les structures formelles ? Quelle est la place du tiers-secteur très complexe s’orientant de plus en plus vers l’accompagnement de cette population ? Quel rôle joue la langue locale ? N’est-elle pas à la fois le moteur et le frein de cette intégration selon les images que les acteurs et les co-acteurs se font d’elle ? Et les autres langues parlées dans la ville ? Ont-elles aussi un rôle à jouer ? Au-delà de sa fonction de communication, la langue engendre-t-elle d’autres effets sur l’individu et sur sa place dans la ville ? Voilà quelques interrogations que pose le contexte décrit et qui permettent de problématiser les formes du discours dans/sur la ville en mettant au centre certaines pratiques sociales et langagières.

Un fantasme persiste qui suggère que la formalisation des structures améliore l’intégration de l’étranger. On donne dans la presse des exemples de bons élèves, des modèles d’étrangers bien intégrés. On peint aussi une image d’un autre extrême désignant des criminels et des profiteurs. Rares sont des articles qui décrivent les causes possibles de cette non-intégration. L’illustration

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Les Italiens installés dès les années soixante ne provoquaient pas les mêmes images dans la collectivité d’autrefois que celles de nos jours : considérés à l’époque comme des travailleurs immigrés pas toujours désirés et intégrables, les Italiens sont vus aujourd’hui comme des migrants très bien intégrés, « maîtrisant » la langue locale et bien assimilés aux habitudes locales.

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La ville de Lausanne a été l’une des premières ville (en 1987) à mettre en place la fonction d’un « Préposé à l’immigration » qui a été remplacée par le délégué à l’intégration. Elle s’est répandue aujourd’hui à d’autres communes.

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qui suit montre que l’espace urbain peut être aussi considéré comme texte et comme espace discursif qu'il s'agit d'appréhender, de comprendre et de lire. Les habitants s’expriment au sujet de la migration laissant les inscriptions comme : bienvenue aux immigrées.

Photo de Luc Chessex 2011

Il importe d’analyser, dans cette recherche, le dispositif officiel existant mais il ne faudrait pas négliger les structures informelles, les tabous, les dimensions implicites comprises dans l’appropriation de la ville. Il s’agit également d’identifier les itinéraires et les espaces qui se situent hors des chemins battus. Les recherches nous disent très peu sur le sens que l’acteur donne à son appropriation, aux lieux, aux personnes, aux événements qui ont été décisifs pour son intégration. Sans entrer dans une analyse trop détaillée, nous problématisons les tensions qui se rapportent aux paradoxes de l’intégration en adoptant une grille de lecture se situant sur les plans politique, temporel, sociolinguistique et structurel.