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Totalité et Transcendance : le tournant galiléen

I / Du monde sans vie de la transcendance extatique au monde de la vie égologique

1.1 Totalité et Transcendance : le tournant galiléen

C'est dans la Krisis que Husserl fonde le nouveau concept de Lebenswelt, ou monde- de-la-vie, dans la continuité des développements de la phénoménologie transcendantale, comme une sorte d'étape de synthèse qui contient tout le travail déjà effectué. Simultanément, cette synthèse est annonciatrice d'un nouveau seuil à venir dans le développement de la phénoménologie constitutive. La Lebenswelt se présente donc (a) comme un concept méthodologique intermédiaire ou transitoire ; (b) comme une strate phénoménologique fondamentalement non-originaire. Husserl introduit le monde de la vie comme concept à même de condenser toutes les problématiques qui ont permis de fonder la phénoménologie : question de la crise ; question de l'origine ; question de la Rückfrage (question en retour) ; question de l'apparente dichotomie entre ego transcendantal et intersubjectivité. Concept synthétique qui permet, dans le souci du fondement apodictique de toute connaissance, de comprendre la profondeur du champ énigmatique de l'immanence en posant la question de la scientificité possible de la dimension « pré-scientifique » ainsi ouverte. La donnée pré- scientifique dénote-t-elle une limite ultime de l'investigation phénoménologique ? Avant d'aller plus avant, il est nécessaire de revenir sur le déploiement des structures de la Lebenswelt, de ses conditions de possibilité. Il s'agit pour Husserl de déterminer les présupposés de la rationalité occidentale, à travers les sciences européennes. Ainsi, des Ideen aux Méditations Cartésiennes, et jusqu'à la Krisis, il s'agit de rendre compte de l'énigme de la transcendance, qui est une production du projet

philosophique occidental depuis les Grecs et de la réalisation de la Métaphysique : davantage, l'énigme de la transcendance extatique. Autrement dit, un Dehors « objectif », une réalité fondée sur l'identité entre le réel et le rationnel au point de contenir ses propres lois « universelles » et « immuables » d'auto-régulation qui « vaudraient pour elles-mêmes » de manière autonome. Ainsi, l'énigme de la transcendance comme théorie de la connaissance particulière et historiquement déterminée - l'objectivisme naturaliste. Si nous suggérons que la crise correspond à la « fin de la philosophie » en tant que réalisation du principe de Raison et de l'achèvement du projet philosophique occidental depuis les Grecs de la « totalité rationnelle » ; alors la crise se caractérise par le recouvrement des phénomènes par des déterminations étrangères qui occulte complètement le mouvement de monstration de ces phénomènes. Des entités abstraites « métaphysiques » font monde par des systèmes d'auto-régulation objectiviste ; d'un monde désormais « séparé » de toute vie : le règne de la transcendance.

Comme c'est systématiquement le cas chez Husserl, avant d'affirmer une « positivité », un nouveau concept méthodologique survient par la soustraction d'un champ de problématique à son horizon de compréhension naturelle ; autrement dit, par une réduction. Ainsi, la Lebenswelt désigne le résidu transcendantal du « monde objectif » suspendu par la réduction phénoménologique. Avec la mise entre parenthèses du « monde objectif », sont suspendus les attributs de l'objectivité qui ne sont plus les fondements de tout phénomène de monde - comme l'universalité, l'idéalisation géométrique, la science de la nature (physique). Cette idée d'une science de la nature universelle est récente, et européenne. Elle naît chez les Grecs anciens qui ont institué le geste philosophique comme élaboration de la distinction entre

Epistémé et Doxa. Le comment de la science est déterminé par son pourquoi, à savoir

la volonté d'établir une connaissance transcendante en tant que science de la « totalité du monde » comme « monde de la totalité », comme « tout de l'étant ». Il est alors considéré que c'est la raison connaissante qui détermine ce qui est étant. Mettre le monde entre parenthèses et suspendre le postulat ininterrogé de son existence conçue

comme apodictique au sein de l'attitude naturelle implique la mise entre parenthèses de ce qui a produit le « monde naturel » comme totalité transcendante ou « tout » de la transcendance : l'idée même de la philosophie comme science de la totalité (du monde), dont nous avons oublié, rappelle Husserl, qu'elle n'est qu'une Idée. La connaissance est connaissance du monde, conçu comme Tout de l'étant ou

Universum, d'où naît l'histoire du « sens du monde », c'est-à-dire l'historicité

« naturelle ». Par conséquent, l'objectivisme scientifique qui fait force de loi dans nos sociétés, avec la logique conséquente de « progrès », est né d'une idée qui a créé la philosophie comme telle, d'où est née la science elle-même : une idée-but, à savoir le télos universel d'une configuration idéale du monde comme totalité rationnelle. Il n'aurait pu y avoir de science mathématique de la nature (Galilée) sans l'idée préalable de Raison universelle (les Grecs). En effet, c'est cette Idée de raison universelle qui a fait émerger la connaissance en tant que connaissance de la transcendance alors constituée. « Philosophie, science, seraient d'après cela le

mouvement historique de manifestation de la « raison » universelle, « innée » dans l'humanité comme telle »83, nous dit Husserl, qui pose la question : cette « tendance

infinie à l'auto-normation par cette vérité et authenticité humaine qui est sienne, n'aura-t-il été qu'un simple délire de fait historiquement repérable, l'héritage contingent d'une humanité contingente, perdue au milieu d'humanités et d'historicités tout autres (...) »84 ? Autrement dit, il s'agit de se demander si l'idée de l'existence innée d'une raison universelle est une prétention humaine finalement toute relative, un « délire de fait historiquement repérable ». Existe-t-il une raison universelle ? Y a- t-il des implications d'essence universelle dans ce qu'on considère « naturellement » comme « humanité » ?

Toujours davantage la raison elle-même et son « étant » deviennent énigmatiques, ou encore : la raison, comme ce qui donne sens par soi-même au monde, et le monde, comme ce qui est par la raison ; tant qu'à la fin le problème du monde, devenu problème conscient, celui de la plus profonde liaison essentielle de la

83 Husserl, La crise..., op. cit., p. 21. 84 Ibid.

raison et de l'étant en général, l'énigme des énigmes, devait devenir proprement le thème de la philosophie.85

Par anticipation, nous pouvons déjà nous demander : y a-t-il des règles eidétiques, une structure phénoménologique universelle de la chair ? Peut-on concilier

singularité(s) et universalité ? Or, sans parler encore de leur(s) contenu(s), les conditions de possibilité de toute singularité sont-elles universelles ? Au-delà de

l'évident paradoxe, comment comprendre une telle problématique ? Nous y reviendrons. Au stade présent de la réflexion, la problématique est la suivante : peut- on réduire la « raison universelle » en des structures constitutives eidétiques ? Autrement dit, les formations de sens subjectives sont-elles relatives ou « universelles » ? Husserl suggère que « nous ne pouvons abandonner la foi en la possibilité de la philosophie comme tâche, donc en la possibilité d'une connaissance universelle.»86 A quoi il ajoute qu' « ainsi apparaîtra, avec la nouvelle tâche et le sol apodictique universel qui est le sien, la possibilité pratique d'une nouvelle philosophie ; « ainsi », c'est-à-dire par le fait. »87 De telle sorte que seule l'immanence contient des structures d'universalité d'où peut émerger une connaissance, alors constituée comme savoir de l'immanence. Mais l'idée d'universel, comme idée naturelle de la transcendance, ne désigne-t-elle pas le présupposé majeur de tout idéalisme ?

La conception d'une telle Idée d'une totalité d'être rationnelle infinie, systématiquement dominée par une

science rationnelle, voilà la nouveauté inouïe. C'est la conception d'un monde infini (ici monde des idéalités),

tel que les objets de ce monde ne soient pas accessibles individuellement, incomplètement et comme par hasard à notre connaissance (…)88

Ceci suffirait déjà pour concevoir la science de la nature comme la dimension noématique de la conscience, comme le corrélat d'une subjectivité constituante, c'est- à-dire comme un idéalisme de la transcendance. Aussi, ajoute Husserl, « fut bientôt

85 Ibid., p. 19. 86 Ibid., p. 23. 87 Ibid., p. 24.

anticipé le grand idéal d'une science qui envelopperait tout rationnellement (...) »89, idéal qui se justifie par la question voire l'angoisse proprement humaine de la « (…) nécessité pour nous de croire à un Monde : « le » Monde, qui comprend les mêmes choses pour nous tous, seules les apparences différant pour les uns et les autres. Ne possédons-nous rien de plus en commun que cette idée, nécessaire mais vide, de choses qui sont objectivement en-soi ? »90 Ainsi, la question du « monde » renvoie à la problématique de la « totalité », c'est-à-dire du Monde-Un, comme Monde Total, d'où découle une connaissance en tant que connaissance de la totalité, où l'objectivité du monde se confond avec l'idéalisme d'un Universum de l'étant. Il s'agit donc d'interroger la phénoménalité originelle de toute théorisation et de toute conceptualisation possibles, et la signification phénoménologique de l'idée de « corps total ». L'énigme de la transcendance comme l'énigme de l'Uni-totalité qui laisse penser l'étant comme le strictement disponible, par « l'asservissement » de l'Objet au Sujet, dans lequel le Sujet lui-même est réduit au rang d'Objet, rend compte de la dichotomie classique entre « objet » et « sujet », entre « esprit » et « corps », entre monde et vie. Si toute unité de transcendance présuppose des formations de sens subjectives « immanentes », comme leur produit, il s'agit de demander comment est rendue possible la substruction théorique qui inverse le rapport de primauté épistémologique. Autrement dit, comment expliquer la possibilité d'une transcendance extatique ?

Comment ce qui n'est alors qu'une hypothèse – le principe de « raison universelle » - peut-il s'imposer progressivement comme substitut à toute réalité immanente ? De la mathématique « appliquée » comme géométrie, à la géométrie « appliquée » comme physique, se produit la transcendance du monde, comme processus de substruction et d'idéalisation. Autrement dit, le postulat qui se veut définitif du primat de la

transcendance comme mode de connaissance unique de toute réalité. Ce nous

pouvons aussi désigner par un certain mouvement d'autonomisation de l'objectivité. Husserl mentionne la « mathématisation galiléenne de la nature » comme le tournant

89 Ibid., p. 27. 90 Ibid., p. 28.

décisif de la constitution de l'objectivisme naturaliste, car « dans la mathématisation

galiléenne de la nature désormais c'est la nature même qui, sous la direction de la

nouvelle mathématique, se trouve idéalisée. »91 Par cette « idée fondamentale de la physique galiléenne : la nature comme Universum mathématique »92, naît la représentation comme champ d'application, c'est-à-dire comme image de vérité idéale adéquate au monde à travers la constitution d'une forme absolument transcendante, à savoir la figure géométrique. La forme idéalisée acte la transcendance comme espace physico-géométrique. La mathématique galiléenne forge la science comme détermination transcendante de l'étant, alors constitué en Formes-Limites transcendantes et Parties d'un Tout désigné par l'Universum. Toute intuition se change en « formules causales », au sens de la causalité « naturelle » ou physique ; toute source d'immanence devient le « résidu » à exclure totalement de la totalité qui se renferme sur elle-même. L' « exactitude » recherchée entre un donné réel et sa configuration idéale géométrique est produite comme a priori, à savoir l'a priori de l'identité absolue : des « substrats de propriétés absolument identiques et déterminables par une méthode univoque. »93 Nous pouvons considérer le primat de la transcendance comme la constitution d'un a priori. A savoir celui de la détermination de l'étant comme figure mathématisable. Dès lors, la totalité devient

l'identité du réel et du rationnel, du déterminable et de l'universel, en tant que formule

« universelle » de la causalité « naturelle » et physique, qui devient la « réalité objective ». C'est là la méthode de la science de la nature, qui élabore les « lois de la nature », ou les « lois naturelles », conçues comme détermination de tout noème. Cependant, cette science de la nature, en tant que méthode, présuppose une attitude, c'est-à-dire une disposition égologique : l'attitude théorique. Autrement dit, il est présupposé l'exclusion des modes de donation sensibles de tout apparaître, au profit d'une substruction théorique qui désigne l'idéalisation géométrique du donné. Cette substruction renvoie à une nécessité, celle de combler la relativité des formations de

91 Ibid., p. 27. 92 Ibid., p. 33.

sens subjectives. Dès lors, le monde physique considéré par la science de la nature se comprend comme la substitution du monde de la quotidienneté par une configuration idéale et rationnelle de ce qui apparaît : « ainsi la géométrie idéale étrangère au monde devient-elle « appliquée », et ainsi, d'un certain point de vue, devient-elle une

méthode générale pour la connaissance de réalités ».94 Si le monde des idéalités sert de référentiel méthodologique pour la connaissance de toute réalité, il s'ensuit une certaine « autosuffisance » des régulations transcendantes. Dès lors, la chose « apparaissante » se distingue-t-elle de la chose « objective » ? S'agit-il ici de processus d'objectivation ou d'un mouvement d'abstraction ? Cependant, un processus d'objectivation présuppose une donnée pré-objective, ou pré-théorique, tandis que procéder par abstraction renvoie à une « juxtaposition » entre « différentes » réalités. Tel est l'enjeu de la problématisation du phénomène de transcendance : s'agit-il d'un phénomène d'auto-transcendance ou d'archi- transcendance ? Car c'est bien la question : d'où se donne le monde, qu'est-ce qui est donateur de monde ? Le monde ne peut pas se donner par ce qui est lui est étranger, par l'Idée (transcendante) de monde qui se substitue au monde réel (immanent). Et Husserl affirme que la géométrie idéale est « étrangère » au monde. Le monde des idéalités comme substruction, pris pour le seul monde réel, car le seul monde

connaissable, dissimule nécessairement un fondement encore indéterminé, un

fondement de sens oublié. Sans quoi, la science de la nature n'impliquerait aucune communauté de personnes, au sens où il n'y aurait ni propriété ni altérité, ni identité ni étrangèreté. En tel cas, le monde « objectif » est un monde « vide », inhabité. Par la physique conçue comme « index mathématique » de toute qualité sensible spécifique, le monde se réduit à un champ d'application pour la mathématique pure. Husserl le constate : « jusque-là s'étend, comme nous l'avons dit, l'anticipation apriorique générale indéterminée »95, qui entraîne « (…) un processus historique

infini d'approximation. »96 Notre rapport au monde apparaît alors comme rapport sans

94 Ibid., p. 38. Nous soulignons. 95 Ibid., p. 42.

vie, où ce qui n'était qu'une hypothèse générale est devenue un postulat apriorique indéterminé : l'« inductivité universelle règne dans le monde de l'intuition (…). »97 Autrement dit, l'hypothèse est devenue présupposition, nous ne sommes plus être-au- monde mais être-du-monde. Dès lors, la construction ininterrompue de « l'idée logico-formelle d'un monde en général »98 ne fait qu'accroître le fossé entre monde et vie. D'où vient l'objet théorique ? Comment se constitue-t-il ? Tel est la problématique centrale qui justifie toute la méthode phénoménologique, à savoir la question de la constitution. Mais alors, l'attitude transcendantale est-elle une attitude théorique ?

La nature désigne un champ de réalités transcendantes, c'est-à-dire spatio- temporelles, constituée par des actes théoriques corrélatifs d'une attitude théorique. Ainsi, la nature est le corrélat noématique du sujet théorique, dont les actes théoriques sont des actes objectivants. Or, tout le travail des Ideen II sera d'expliquer comment l'objet théorique est déjà une unité constituée qui présuppose la saisie préalable d'objectités prédonnées et pré-théoriques. Autrement dit, l'attitude théorique désigne la réactivation d'une formation de sens préalable et sa modification. Mais le « tournant galiléen » fait des réalités spatio-temporelles de la nature des données logico-formelles qui ne présupposent elles-mêmes aucune intuition préalable. Dès lors, les données transcendantes de la science de la nature deviennent elles-mêmes les « archi-objets » d'une nouvelle strate de constitution objectivante. La physique galiléenne n'appréhende pas les réalités spatio-temporelles de la nature en tant qu'elles sont déjà le résultat d'une saisie objectivante et idéalisante d'objectités pré- données dans la couche des vécus sensibles. Au contraire, elle conçoit les données transcendantes de la nature comme des formes catégoriales logico-mathématiques, c'est-à-dire qu'elle évacue complètement cette couche des vécus sensibles par l'idéalisation de données déjà objectivées. Par conséquent, la physique galiléenne substitue le rapport de causalité logico-formelle à toute activité égologique de constitution, par l'exclusion de toute intuition sensible de son champ d'application :

telle est la source de la « crise des sciences européennes. »