• Aucun résultat trouvé

Le monde de la vie comme monde pour tous

IV / Le monde de la vie, comme la matrice de toute communauté chez Husserl

4.3 Le monde de la vie comme monde pour tous

J'ai, de moi-même, comme tout autre a, de lui-même, un monde orienté, un monde qui suppose d'avance les autres, qui chaque fois ont d'eux-mêmes leurs autres, qui eux-mêmes en ont d'autres, qui ainsi, en suivant la chaîne des médiations intentionnelles, sont présupposés en tant que sujets pour une aperception commune du monde, cependant que chacun possède le sien propre dans son aperception de soi. (…) En d'autres termes,

chacun de nous a son monde de la vie, visé comme monde-pour-tous (…) le monde de la vie pour tous, unité

intentionnelle qui se maintient toujours.478

A ce stade, il reste une détermination phénoménologique essentielle du monde de la vie à expliciter. En effet, le monde de la vie est un monde historique. Or, si la sphère primordiale se dévoile comme un premier horizon de monde, ce dernier renvoie exclusivement à mon « univers d'appartenance ». Nous l'avons vu, c'est au sein de cette sphère primordiale que se distingue le phénomène d'alter ego situé dans mon phénomène de monde. Mais la sphère primordiale désigne le « sol » réduit d'où

émane la constitution, par la distinction opérée par l'ego entre ce qui lui est propre et

477 Ibid., p. 402.

ce qui lui est étranger. A partir de là, la compénétration intentionnelle est déjà une première formation de communauté, universelle et illimitée, en tant que communauté

égologique. Celle-ci précède tout monde constitué. Comme nous l'explique Husserl

lui-même, cette formation communautaire correspond à une « monadisation de l'ego » (qui n'est pas mondanisation). Autrement dit, un devenir-monade de l'ego. C'est en cela que chaque monde de la vie est particulier, par lequel tout ego constitue son propre horizon d'autrui en tant que sa communauté égologique.

Moi, l'ego, je possède donc le monde par une prestation dans laquelle d'un côté je me constitue, avec mon horizon d'autrui, et constitue du même coup la communauté homogène des « Nous », et cette constitution

n'est pas celle du monde, mais bien une prestation qui peut être décrite comme la monadisation de l'ego –

comme la prestation de la monadisation personnelle, de la pluralisation monadique. (...) chacun se monadisant et constituant son « Nous-Tous » monadique (...).479

Autrement dit, le monde de la vie désigne le terme achevé de la constitution. Ce que nous rappelle Paul Ricoeur, tel que le monde de la vie contient déjà son propre Telos

préalablement constitué par l'ego. Ainsi, la subjectivité transcendantale se déploie

comme une subjectivité temporelle historique car l'objectivité qui se constitue en elle a une histoire. Dès lors, le monde de la vie renvoie à une formation communautaire « temporelle », c'est-à-dire historique.

Ce « monde de la vie » ne pouvait apparaître qu'au terme de la Ve Méditation, car il représente la plénitude concrète vers laquelle pointe la constitution d'autrui et des communautés intersubjectives. On ne saurait donc identifier le « monde de la vie » avec ce que nous avons appelé, au début de cette analyse, « sphère du propre ». Au contraire : la Lebenswelt figure le pôle opposé de la constitution ; non point le terme réduit d'où la constitution prend son départ, mais le terme achevé vers lequel elle s'oriente.480

Aussi, la communauté est ce qui s'organise autour d'une idée limite : le Telos fait

monde. Si ce but peut être momentané et changeant, il est constitutif d'un horizon de

monde. Le monde est alors une « formation téléologique » particulière, c'est-à-dire

l'horizon clos sur soi des intérêts d'un individu particulier. Mais il peut se faire qu'un tel but dominant soit finalement un but communautaire, c'est-à-dire que la tâche de notre vie devient une partie de la tâche dans laquelle se reconnaît une communauté, par exemple la communauté des savants. Le monde en vient alors à se constituer par une « formation téléologique » communautaire. Néanmoins, même sous cette forme communautaire, le monde scientifique reste un monde particulier parmi d'autres. Grâce au telos du métier, chacun de ces « mondes » possède une universalité particulière déterminée, à savoir celle de l'horizon infini d'une certaine totalité. C'est en ce sens qu'il faut comprendre le monde de la vie visé comme monde pour tous, tel qu'il constitue son « Nous-Tous monadique ». En cela, la communauté

intermonadique désigne bien une communauté de degré supérieur, en tant que vie

« communautisée », pour reprendre les mots de Husserl. Mais le monde de la vie visé comme monde pour tous est encore une communauté égologique, ou solipsiste. C'est par la « monadisation » de l'ego que se constitue une communauté en moi, constituant par là même une objectivité éventuellement commune et qui fait histoire. Dès lors, la

Rückfrage désigne cette question en retour, cette réactivation de sens d'une première

formation originaire de communauté. Ainsi, je peux enfin dévoiler l'originarité du monde de la vie dans lequel je suis naïvement inséré au sein de l'attitude naturelle et m'arracher à l'oubli du monde de la vie, source de la « crise ». Par conséquent,

l'expérience communautaire de l'ego précède toute communauté d'egos, au sens où la

socialité de l'ego est la condition de possibilité de toute communauté sociale effective.

Ce sera le problème de la Krisis de jalonner l'émergence historique de cette communauté illimitée. Elle correspond, au-delà des cultures bornées, à cette autre communauté universelle dont parle la Ve Méditation, qui se situerait plutôt en deçà des communautés culturelles et qui représente la possibilité, pour tout homme normalement constitué, d'accéder à la nature objective.481

Si l'ego de l'alter ego renvoie à mon ego, alors je constitue l'altérité de l'autre comme

ego communautaire : l'ego de l'alter ego est également une expérience

communautaire. Or, si chacun a ses horizons de ce qui lui appartient, nous posons la

question d'un horizon commun d'appartenance, c'est-à-dire simultanément individuel

et communautaire. De la sorte, la communauté n'est pas une extériorité transcendante

mais une formation originairement immanente qui respecte la primordialité de l'ego. Mais par une telle analyse, Husserl démontrerait la relativisation de tout monde de la vie. Ainsi, la communauté illimitée de monades comme intersubjectivité transcendantale se fonde sur le respect de l' « autonomie » de chaque ego « constituée comme existant purement en moi-même, ego méditant, constituée comme existant pour moi en partant des sources de mon intentionnalité (...) ». Ce qui suppose un

monde pour tous propre à chaque monade particulière. Mais par les systèmes

constitutifs d'apprésentations (d'aperceptions apprésentatives), chaque Nature primordiale se présente comme une et la même ; ainsi du monde de la vie comme monde pour tous, c'est-à-dire comme communauté illimitée de monades (autant d'intersubjectivités monadologiques). Dès lors, chaque monde de la vie, chaque intersubjectivité monadologique présente une même communauté, c'est-à-dire une communauté intermonadique. Effectivement, on peut parler d'un idéalisme « universaliste » et humaniste de Husserl, car ces natures primordiales peuvent entraîner des dissemblances plutôt que des ressemblances, empêchant toute communauté. Dans les derniers paragraphes de la Krisis, lorsque Husserl parle de « l'autonomie » de l'ego à la base de toute communauté toujours-déjà associative, il mentionne cette possibilité pour tout ego de s'associer ou de se dissocier de la raison personnelle (individuelle et/ou communautaire) : « (…) et dans la nécessité de ne conduire la raison personnelle individuelle à une réalisation toujours plus parfaite que comme raison personnelle communautaire, et inversement. » [nous soulignons] Ainsi, « c'est le combat permanent de la raison « éveillée » pour parvenir à soi-même ».482 Par conséquent, le monde pour tous désigne la communauté « objective » apprésentative présente en chaque monade, tel qu'« il appartient manifestement à

l'essence du monde transcendantalement constitué en moi (…), qu'il soit constitué avec plus ou moins de perfection, dans l'âme de chaque homme particulier, dans ses expériences intentionnelles (...) ».483 Toute communauté chez Husserl relève donc d'une communauté associative. Pourtant, la question demeure : peut-on alors parler

d'un même monde pour tous ? Il semble au contraire qu'il n'y a de monde(s) que

constitué(s), en cela multiple(s), hétérogène(s), mouvant(s) et aléatoire(s), comme autant d'éclats de communautés ; ce que nous pourrions appeler des « éclats de monde » au sein de la dimension transcendantale. Car si « pour moi et pour tout autre, le monde n'est donné que comme monde de la culture »484, le monde objectiviste (selon le préjugé « physiciste ») est celui qui présuppose toujours un monde pour tous, un monde pour tous inversement visé comme le monde de la vie de

chacun. A partir de la présupposition d'un tous-pour-monde irréel par le prisme

objectiviste-naturaliste, on peut concevoir l'oubli du monde de la vie comme la « Krisis » même ; c'est-à-dire l'oubli des fondements subjectifs et immanents de toute objectivité et de tout monde. Dans l'attitude naturelle et sous le « régime » de l'objectivisme naturaliste, le monde m'est donné comme monde-pour-tous, en tant que monde de culture. En tel cas, l'oubli du monde de la vie est complet, derrière le filtre objectiviste qui vaut pour plate-forme commune et sol communautaire prédonné. Certes, le propre de la sphère de l'Universalité inconditionnée est que, a priori, chacun vit dans la même nature commune à tous que, grâce à la communauté essentielle de sa vie avec celle des autres, il transforme, par son action individuelle et commune avec d'autres, en un monde de culture.485

Or, le monde de la culture n'est pas un monde primordial mais en est le produit, en tant qu'il est constitué d'une manière primordiale depuis un premier monde et en lui. Le problème est de l'oublier, de recouvrir cette constitution primordiale. Dans l'attitude naturelle apparaît l'illusion que le monde de la culture produit le monde de la vie, alors que c'est le monde de la vie qui constitue tout monde de culture.

483 Husserl, Edmund, Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 211. 484 Ibid., p. 214.

Cependant, ce monde de la vie vaut pour monde de culture : « Chaque homme comprend, tout d'abord, l'essentiel de son monde ambiant concret, le noyau et les horizons encore cachés de sa culture à lui. Il comprend sa culture, précisément en membre de la société qui l'a historiquement formée. »486 Par la compréhension de couches toujours plus vastes du présent, selon les mots de Husserl, je constitue le monde étranger et la culture étrangère comme tels, par apprésentation associative. Autrement dit, on ne peut pas parler d'étranger radical, car même une culture « étrangère » est relativisée en tant qu'elle est justement une culture particulière. Car c'est à partir du monde primordial que se produit à nouveau sur le plan objectif le transfert associatif entre hic et illic. Ainsi d'une certaine « immédiation qui lui est exclusive, et qui est inaccessible à un homme d'une autre communauté, entrant en rapport avec celle-ci sans lui appartenir. Celui-ci comprend d'abord les hommes du

monde étranger, en général, en tant qu'hommes d'un « certain » monde de culture. »487 Ainsi, toutes les dimensions de la constitution transcendantale - de la plus originaire à la plus vaste - amènent à une même réalité objective immanente. C'est là le sens dernier du monde de la vie visé comme monde pour tous : « (…) et d'avoir ainsi rendu compréhensible le fait que la progression systématique de l'explicitation phénoménologique transcendantale de l'ego apodictique aboutit à découvrir le sens

transcendantal du monde dans toute la plénitude concrète dans laquelle il est le monde de notre vie à tous. »488 La vie communisée est donc issue d'une formation intentionnelle, en tant qu'elle est le produit d'une constitution transcendantale.

Si le « monde » primordial, au sens privilégié que nous prêtons à ce terme, n'est pas lui-même centre du monde objectif, c'est que celui-ci s'objective de telle sorte qu'il ne crée pas de nouvelle « extériorité ». Par contre la multiplicité du monde « des autres » est donnée comme « orientée » par rapport au mien, parce qu'elle se constitue en même temps que le monde objectif commun qui lui est immanent.489

C'est moi et ma culture qui formons ici la sphère primordiale par rapport à toute culture « étrangère ». Cette

486 Ibid., pp. 214-215.

487 Ibid., p. 215. Nous soulignons. 488 Ibid., p. 218. Nous soulignons.

dernière m'est accessible, à moi et à ceux qui forment avec moi une communauté immédiate, par une sorte d' « expérience de l'autre », sorte d'Einfülhung en une culture étrangère.490

(…) [D']un style essentiel dont la racine se trouve dans l'ego transcendantal d'abord, et dans l'intersubjectivité transcendantale que l'ego découvre en lui, ensuite, par conséquent, dans les structures essentielles de la motivation et de la constitution transcendantales.491

Ainsi, chacun de ces groupes de monades contient autant d'unités intersubjectives, jusqu'à l'« intelligibilité dernière, intelligibilité transcendantale ». Pour autant subsiste la question : la monadisation est-elle objectivation ? Est-elle mondanisation ? Husserl exclut-il toute mondanisation qui deviendrait la première « ek-stasis » ? Doit-on interpréter la mondanisation comme un « retour » à l'attitude naturelle et « oubli » de la dimension transcendantale ? En outre, si toute communauté - égologique ou intermonadique - se constitue depuis le monde de la vie comme monde historique autour d'un Telos commun ou communautaire, y a-t-il rencontre ? La communauté chez Husserl est-elle encore une communauté idéale ? Où se situe l'interaction ? Cette problématique rejoint celle d'un éventuel « retour » à l'attitude naturelle, dont Husserl fait parfois mention. Il s'agit désormais de poser la question du retour à l'attitude naturelle dite « non naïve » ; s'agit-il d'entériner cette attitude naturelle ? Ou s'agit-il de s'en « délivrer » ? Le mouvement de « retour » à l'attitude naturelle n'est-il pas encore une auto-objectivation ? Du « retour » à une attitude naturelle « désormais non naïve », peut-on encore justement parler d'attitude naturelle ? Ou au contraire d'une strate de mondanisation de l'attitude transcendantale comme faire-monde ? Mais la dimension transcendantale et toutes ses implications phénoménologiques ne désigne-t-elle pas elle-même tout phénomène de mondanisation ? Lorsque Husserl écrit que « la constitution du monde objectif dans l'âme doit être entendue (…) comme (…) d'un moi qui s'appréhende soi-même comme homme »492, ne désigne-t-il pas alors le deuxième mouvement de l'attitude transcendantale vers l'attitude naturelle

490 Ibid., pp. 216-217. 491 Ibid., p. 219. 492 Ibid., p. 211.

« désormais non naïve » ? Le Télos évoqué dans la Krisis de l'auto-responsabilité du moi, comme homme raisonnable selon une liberté apodictique, signifierait-il un retour à l'attitude naturelle dans une communauté « mondanisée » ?

De ce renversement nous pouvons retourner de nouveau à l'attitude naturelle (…)493

Je retourne donc de nouveau à l'attitude naturelle, avec une vocation changée (...)494

Mais lorsque cela a eu lieu et que le champ de travail transcendantal, en tant que champ de la subjectivité totale et universelle, a été atteint, alors dans le retour à l'attitude naturelle – qui désormais n'est cependant plus naïve - se produit cette merveille, que les âmes des hommes entrent, grâce au progrès de la recherche phénoménologique, dans une étonnante mise en mouvement de leur contenu psychique propre.495

Ainsi, mes aperceptions intentionnelles qui forment mon monde de la vie impliquent toute l'humanité. Dès lors, le monde de la vie est la matrice de toute communauté chez Husserl. Pour autant, cette détermination de la communauté intermonadique s'inscrit dans une temporalité historique : il y a bien une historicité du monde de la vie et de l'idéalisme monadologique. Comment comprendre la question de « l'horizon de sens historique » ?