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L'unité de la chose par la temporalité immanente

II / La chair, moment-lieu de l'expérience originaire

2.3 L'unité de la chose par la temporalité immanente

Il nous semble que c'est pour « combler » l' « impossibilité » de traiter de la manière dont la chair s'unifie et s'identifie à elle-même comme chair d'ego que Husserl en vient à développer la « synthèse temporelle ». En effet, « la caractéristique essentielle de la perception sensible n'est pas l'incarnation mais sa détermination temporelle de présentation. Est-ce à dire que l'incarnation peut être reconduite à la présentation, la chair à la temporalité ? »215 Ainsi, dans l’analyse eidétique, Husserl définit la strate hylétique comme support des formations intentionnelles, tel que c'est par la

subordination de la hylè à la morphè que se constitue la matière intentionnelle. Et c’est par cette matière intentionnelle que les caractéristiques noématiques, comme universalisation eidétiques des vécus de conscience qui les portent, dessinent les déterminations de l’objet même. Mais comment se donne et se constitue la hylè qui est toujours-déjà saisie comme pré-donnée et constituée à travers et par l’appréhension intentionnelle ? Selon Husserl, la donnée hylétique est une donnée temporelle qui renvoie aux modes d’écoulement par laquelle ressort la morphè comme unité intentionnelle de la durée écoulée. Ce qui explique la subordination phénoménologique de la première à la seconde, sans quoi elle serait vide et aveugle : « à ce stade statique, la hylè est comprise comme matériau amorphe animée par la morphè, c'est-à-dire relève du temps constitué. »216 Par conséquent, la donnée hylétique, l’impression, le datum sensuel, se donne au flux phénoménologique, et se donne depuis sa saisie dans une conscience du maintenant : la transcendance trouve son origine dans la temporalité, à comprendre comme temporalité immanente.

Examinons la temporalité immanente et le flux phénoménologique tels que les analyse Husserl : l’impression se donne dans la conscience originaire du maintenant, de sorte qu’elle est la présentation intentionnelle du maintenant, en tant qu’elle s’y donne. Ce flux phénoménologique est un glissement ininterrompu, un écoulement continu où toute saisie intentionnelle par la conscience est une modification rétentionnelle. En effet, le maintenant « est toujours et par essence, au point, à la lisière d’une extension temporelle », c'est-à-dire une portion visée de l’écoulement, directement emportée dans le glissement continu du flux, au sein duquel n’apparaît aucun fragment de non-flux. Pour Husserl, le flux de la conscience est un flux dont l’écoulement est la réalité concrète, et le maintenant une phase concrète de l’écoulement. Or, cette phase est toujours-déjà modifiée dans le glissement du maintenant au « tout juste passé » que désigne la rétention. Seule la conscience perçoit la concordance homogène de ce flux. De telle sorte que l’unité de la conscience du maintenant et de la rétention est une unité intentionnelle, comme

conscience de l’extension temporelle. C’est donc le flux phénoménologique homogène en lui-même qui donne consistance et réalité à ses parties constituantes. Et chaque phase, chaque partie n’a de sens qu’au sein de ce continuum, de cette extension temporelle saisie par la conscience intentionnelle comme extension. De même, l’évidence de la cogitatio tient sa signification phénoménologique par l’extension temporelle de la sphère de l’évidence, dont la conscience donatrice originaire est le principe unificateur et le substrat d’où émane toute synthèse concordante. Par ailleurs, le flux présente une structure formelle fixe dont l’impression désigne le contenu porteur de réalité, ce qui ne contredit pas l’originarité de la forme temporelle. Pour Husserl la forme implique le maintenant et le maintenant implique l’impression, tel que cette dernière « appartient » comme contenu à la forme temporelle et est défini par elle. Ce qui nous amène à une certaine contradiction, sur laquelle bute Husserl. Car la forme n’est rien sans le contenu, mais c’est justement pour cela que le contenu relève de la forme, se donne à elle et la constitue. Par conséquent, l’analyse husserlienne de la temporalité immanente renforce à nouveau le poids ontologique de la conscience constituante et du pôle égologique comme substrat d’unification intentionnelle. Mais « comment la chair peut-elle être à la fois unificateur et flux kinesthésique indéfiniment différencié ? (…) Il y a en fait toujours un « Je » (un « je peux ») qui est là pour disposer du pouvoir de déclencher ou de subir un mouvement sensible non-objectivé. »217 Mais comment la chair parvient-elle à s'identifier elle-même autour d'un tel « Je » ? Par ailleurs, la question de la constitution passive de cette hylè demeurerait alors indéterminée, puisque c’est une conscience originaire qui la donne comme étant là maintenant, et

déjà là. Comme étant toujours-déjà là et, finalement, pré-donnée, la perception

intentionnelle dans le maintenant semble présupposer de manière indéterminée un accomplissement plus originaire de l’impression, dans l’auto-affection même de l’impressionnel comme tel. Sans cet accomplissement préalable et présupposé de la hylè, sans cette pré-donation, la conscience du maintenant ne peut la saisir

intentionnellement comme maintenant. Dès lors, ce n’est plus le maintenant qui donne l’impression au sens qu’elle se donne au maintenant, mais l’impression qui donne le maintenant et même davantage : elle est le maintenant.218 En effet, Franck nous démontre que, chez Husserl, la hylè est étrangère à l'ego, comme noyau de non- ego, c'est-à-dire que la hylè relève du non-moi. Elle désigne même ce « premier étranger à moi », ce « premier non-moi » dont Husserl parle dans la cinquième des

Méditations Cartésiennes. Or la hylè est également une composante non-

intentionnelle de l'acte noétique. Aussi, cela revient à dire que le non-moi est un

moment du moi. Simultanément, le plus propre au moi revient au noème, en tant que

le noème est une composante intentionnelle de moi-même.219 Cependant, pour le dire encore très schématiquement, si chez Husserl le noème est propre au moi et la hylè le noyau de non-moi en moi, c'est un non-moi mien. Autrement dit, il s'agit d'un non-

moi immanent au moi.220 A partir de là, si la « temporalité immanente » présuppose un certain accomplissement originaire préalable de la hylè, la question d'autrui doit-elle se poser en-deça de l'analyse intentionnelle, c'est-à-dire nécessairement au niveau de la chair et de la hylè qui lui est impliquée ? C'est ce que nous suggère Natalie Depraz, pour qui « l'altérité inhérente à la temporalité peut être comprise, soit à un niveau statique comme altérité intentionnelle du moi à lui-même, soit à un niveau génétique en tant qu'altérité originaire à soi-même ».221 Afin de compléter notre propos,

examinons cette interprétation de l'anaylse husserlienne. Selon N. Depraz, Husserl n'a

218 C'est sur cette question indéterminée chez Husserl de la constitution passive de la hylè, d'un accomplissement archi- originaire de l'impression, et sans laquelle la « temporalité immanente » demeure une problématique en suspend, que se démarque Michel Henry de manière radicale, répétant avec insistance que Husserl a constamment contourné la question. Verdict un peu sévère et hâtif étant donné que Husserl s'est attardé sur le problème de la chair et de la hylè. Aussi, il nous semble possible d'exhiber les ébauches d'une réflexion proprement husserlienne sur la constitution passive de la hylè, par la détermination phénoménologique de la chair. A partir de là, nous pouvons mieux comprendre la divergence profonde de perspective de Michel Henry. Cette divergence s'exprime de la même manière que pour l'interprétation de la distinction cartésienne entre âme et corps : c'est-à-dire que les interprétations divergent radicalement depuis une problématique identique, à savoir la condition inextatique de la subjectivité absolue. Plus précisément ici de la chair.

219 On comprend d'emblée la position inverse de Michel Henry, pour qui la hylè désigne cet élément phénoménologique le plus propre au moi, attribuant le noyau de non-moi à la morphè puisqu'elle est intentionnelle, soit ouverture d'un Dimensional extatique. De la sorte, contrairement à Husserl, c'est la morphè qui ouvre au non-moi, en tant que rapport transcendant et extatique.

220 Tandis que chez Henry, pour qui la hylè, le data impressionnel, est le propre au moi et le noème le premier non-moi, il s'agit d'un non-moi transcendant au moi.

pas esquivé l'aporie inhérente à la considération d'un Moi-Un dépourvu d'altérité, et a surmonté la difficulté par le passage « du moi à la chair, [par lequel] on passe grosso

modo du plan statique à la dimension génétique. »222 En effet, l'analyse husserlienne de la temporalité statique autour de la hylè temporelle s'approfondit dans son enracinement génétique au sein de la chair pré-égoïque. Dès lors, la difficulté du « (…) problème de l'accès à l'autre à partir de la structure de co-existence de deux flux temporels de vécus irréductiblement distincts »223 est surmontée et résolue par « la vie du soi [qui] a son unité propre, [car] elle inclut en elle l'altération que le moi récuse à titre de pôle d'identité substantielle. »224 Dès lors, « la chair correspond, comme la hylè temporelle, à une couche pré-égoïque voire non-égoïque de l'ego. (…) Celle-ci se définit par son étrangeté à l'égard du moi, lors même qu'elle s'inscrit en lui comme son fonds « central » originaire. Elle est à la fois traversée d'égoïté et caractérisée spécifiquement par son étrangeté au moi. »225 Auquel cas, « d'égoïque, [l'identité] se fait ipséique ».226

La constitution génétique de la temporalité requiert un changement de sens de la hylè, qui doit devenir l' unité originaire de la distinction hylè/morphè tout en demeurant immanente à cette distinction. L'altérité à l'oeuvre dans la hylè ne sera donc ni l'altérité objectale ou transcendante, ni non plus l'altérité immanente rétentionnelle, mais une altérité originaire au moi lui-même, génétiquement motrice de la constitution intersubjective : « la hylè est le noyau de l'étranger-au-moi ». (…) Altérité originale, le non-moi hylétique est la condition de possibilité du moi et cependant constitué. (...) origine constitutive du moi qui recèle en lui cet « hétérogène » originaire, permettant sa constitution propre. Elle est donc sur un certain plan à la fois constituante comme Urhyle et constituée en tant que hylè prédonnée non-originaire.227

Ainsi, dans le cadre de la phénoménologie « statique », la hylè désigne cette étrangèreté intime immanente au moi au sein de l'extension temporelle qui, génétiquement comprise, devient une altérité originale selon un processus charnel

222 Ibid., p. 270. 223 Ibid., p. 247.

224 Ibid., p. 277. (comprendre le « soi » de la chair) 225 Ibid., pp. 269-270.

d'auto-altération du moi : « le moi passé, saisi comme un moi autre constitué de façon intra-égoïque, sur un mode intentionnel statique, fait surgir « à partir de là » un moi génétique auto-temporalisant. »228 Mais si la hylè se caractérise alors par sa contingence, le « flux pré-égoïque fondant toute structure de moi »229, nous ne comprenons toujours pas comment la chair peut s'identifier à elle-même. Or, pour N. Depraz, le processus d'incarnation se comprend comme expérience d'actualisation d'une sensation inactuelle en vécu et non pas d'identification de la chair à elle-même. Car si « l'hétérogénéité de la chair réside dans la qualité chaque fois singulière des mouvements de sensation qu'elle met en œuvre à partir d'elle-même, qui sont elle- même comme chair qualitativement différenciée »230 ; tel que « la kinesthèse est transmise par l'organe et coordonnée par la chair en tant que centre dont la dimension fluante est orchestrée par la potentialité du fameux « je peux » »231 ; on ne comprend toujours pas en quoi consiste une telle incarnation ni d'où « provient » un tel « je peux ». Or, considérer la chair « en tant que centre » ne présuppose-t-il pas qu'elle soit déjà unifiée à elle-même ? Ceci nous pose problème. Par ailleurs, si « l'hétérogénéité fluante [de la chair] est ressaisie et limitée par la centration »232, on ne comprend pas les fondements d'une telle centration. D'autant plus s'il s'agit d'un « (…) mode d'auto-centration de soi qui ne s'oppose plus au flux puisqu'il est lui- même originairement fluant. »233 Par conséquent, comprendre l'analyse husserlienne de la chair comme flux pré-égoïque originairement hétérogène ne résout pas notre critique de son unification/identification « intentionnelle » à elle-même. La problématique se complexifie même davantage, puisqu'il serait question d'identifier une chair à elle-même en tant que cette chair est originairement fluante et pré- égoïque : « ce moi, fût-il pur, n'est pas l'originaire ultime. (...) [Le moi] dort dans les soubassements de la conscience, s'éveillant pour unifier les vécus et les rapporter de

228 Ibid., p. 250. 229 Ibid., p. 252. 230 Ibid., pp. 270-271. 231 Ibid., p. 271. 232 Ibid. 233 Ibid., p. 272.

façon intentionnelle à l'objet selon une synthèse d'identification. »234 Mais comment comprendre cet « éveil » de la conscience ? Pourtant, N. Depraz pose la question : (…) peut-on encore penser le processus de l'incarnation où ne finit-on pas par constater que l'incarnation nous est donnée comme un état d'être que nous ne pouvons qu'accepter ? L'expérience livre-t-elle un être- incarné comme être-au-monde donné une fois pour toutes ou ne présente-t-elle pas plutôt l'incarnation comme un problème non-résolu à l'avance, un acte et un effort, une recherche dont nous ne sommes jamais assurés de l'accomplissement ?235

N. Depraz semble suggérer une « rencontre associative » - bien qu'elle n'emploie pas ces termes - avec l'autre comme « chiasme des chairs corporelles en présence »236, ce qui pose des questions difficiles sur lesquelles nous reviendrons par la suite – notamment autour de l' « altérologie ». Pour notre part, il s'agira d'insister sur la question de la praxis intersubjective comme inter-incorporation et moment des formes de vie. Cependant, nous validons la thèse de « la structure de différenciation à l'oeuvre dans la sphère de l'immanence, (…) sur une altérité qui n'est pas celle d'autrui, mais qui ouvre au sein de l'immanence l'écart nécessaire à l'expérience

possible d'autrui. »237 En effet, nous considérons également que « (…) l'unité originaire demeure toujours transie d'altération première, fluante et non fusionnante, de sorte que subsiste dans le flux lui-même ce minimum essentiel d'écart à soi qui laisse être ce par quoi toutes les différenciations ultérieures pourront apparaître. »238

234 Ibid., p. 253. 235 Ibid., p. 137. 236 Ibid., p. 240. 237 Ibid., p. 278.