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Conclusion de la première partie

Husserl a démontré la manière dont les sciences objectivistes ont « dérivé » en ce qu'on propose de nommer par un mouvement « d'autonomisation » de l'objectivité, tel que les données transcendantes « s'auto-régulent » entre elles indépendamment de toute formation de sens subjective et immanente. Le dévoilement phénoménologique du monde de la vie est la réponse à cette « crise des sciences européennes ». Ainsi, ce n'est pas le monde de la vie qui est un « problème partiel » à l'intérieur du problème général de la science objective, mais bien la science objective transcendante qui devient le problème partiel du problème général du monde de la vie. Autrement dit,

l'immanence n'est plus un problème « partiel » de la transcendance ; au contraire l'immanence devient la problématique générale qui implique toute transcendance.

De la théorie de la connaissance à la théorie de la constitution, nous voici dirigés vers un « nouveau » savoir : un savoir immanent de l'immanence, c'est-à-dire une connaissance transcendante-immanente au service de la praxis historiale. Cependant, il ressort de notre analyse de la communauté dans la phénoménologie husserlienne la

contradiction que la seule intersubjectivité concevable relève d'une expérience communautaire de l'ego.

Pour une telle philosophie, il n'y a qu'un ego, multiplié associativement ; l'apodicticité de l'existence d'autrui reste dérivée de la mienne ; un seul est présenté, tous les autres sont apprésentés.552

(…) est la voie vers une prise de conscience universelle de soi-même, monadique d'abord et intermonadique ensuite.553

[les monades] appartiennent donc, en vérité, à une communauté universelle unique qui m'englobe moi-même et qui embrasse toutes les monades et tous les groupes de monades dont on pourrait imaginer la coexistence. Il ne peut donc, en réalité, y avoir qu'une seule communauté de monades, celle de toutes les monades coexistantes ; par conséquent, un seul monde objectif, un seul et unique temps objectif, un seule espace objectif, une seule Nature ; (…) s'il est vrai que je porte en moi des structures qui impliquent la coexistence d'autres monades.554

Autrement dit, je porte la communauté en moi au point de ne pas être sûr qu'il y ait ou non de communauté « réelle » et « effective ». La communauté chez Husserl se fonde sur le transfert analogique et associatif, qui semblerait pourtant n'impliquer aucune interaction. Nous serions d'affirmer que chez Husserl, je ne rencontre jamais l'Autre. La cohérence de la communauté repose au contraire sur la concordance, au sens de l'adéquation idéale : « (…) c'est l'identité qui doit être reconnue entre la signification du corps d'autrui pour lui et la signification qu'il a pour moi. (…) A ce moment de l'indivision du même et de l'autre, c'est une seule et même réalité qui appartient à ma sphère propre et qui indique une autre existence. »555 Ainsi, chez Husserl, l'intersubjectivité en général et la communauté demeurent un champ égologique déterminé par la science de l'esprit. Nous avons suggéré que la présupposition du processus d'incarnation empêche de penser rigoureusement tout mouvement d'incorporation du propre, qui serait au fondement de toute rencontre associative et « effective » avec l'Autre. Si tel est le cas, cette rencontre devient donc

552 Ricoeur, Paul, A l'école de la phénoménologie, op. cit., p. 255. 553 Husserl, Edmund, Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 251. 554 Ibid., pp. 225-226.

l'enjeu fondamental d'une phénoménologie de la communauté.

C'est ici qu'intervient le thème décisif : celui de la saisie analogisante de l'autre comme un autre moi. Ce thème est le centre de la Ve Méditation. En lui s'équilibrent les deux exigences de la phénoménologie : le respect de l'altérité de l'autre et l'enracinement de cette expérience de transcendance « dans » l'expérience primordiale.556

L'enjeu de la communauté chez Husserl se présente donc comme un enjeu égologique, car je fais l'expérience immanente de l'altérité transcendante que je constitue moi-même. Mais je ne pourrais jamais totalement « assimiler » cette altérité dont une part de radicalité continuera de résister à ma primordialité, et heureusement. Cette part « radicalement » étrangère et irréductible devient l'élément avec lequel l'ego que je suis doit composer pour vivre. Cette « inconnue » doit être « reconnue »

en tant que telle. C'est ce qui détermine le concept de monadologie.

Dès lors, puisque le corps là-bas pour moi et le corps ici pour l'autre ne sont pas seulement deux corps analogues mais un même corps, une nature commune est possible.557

Ainsi, le support de l'analogie associative n'est pas l'Autre comme monade radicalement étrangère mais bien l'alter ego, en tant que « mouvement de transgression par lequel le sens « moi » se transfère de l'original à l'analogue ».558 Dès

lors, la concordance idéale entre l'Autre et l'alter ego déterminera toute étrangèreté radicale. Mais cette « concordance » est-elle une rencontre ? La rencontre n'est-elle

pas plutôt manquée ? L'alter ego désigne cette deuxième couche de vécus que j'assimile à autrui, sans laquelle toute altérité m'est interdite.

On comprend bien à quelle exigence Husserl veut satisfaire : il y a deux consciences, mais non pas deux mondes.559

556 Ibid., pp. 245-246. 557 Ricoeur, op. cit., p. 257. 558 Ibid., p. 253.

Aussi, nous avons vu que la dimension de compénétration intentionnelle qui forme une première communauté demeure une communauté égologique, c'est-à-dire une archi-communauté de moi-même. En tant que corps de chair, l'ego se vit comme expérience communautaire. L'ego est donc toujours-déjà associé à « des » alter ego qu'il doit reconnaître comme tels pour empêcher toute identification fusionnelle : le

moi est toujours-déjà multitude. Or, c'est cette détermination du moi comme

multitude qui pose difficulté à Husserl, car comment unifier cette multitude ? Quelles sont les implications phénoménologiques d'un ego « unifié » à lui-même ? L'unité égologique doit-elle d'ailleurs se comprendre comme unification ? L'unification n'implique-t-elle pas la « résorption » de la multitude, c'est-à-dire sa « dissolution » ? Ne doit-on pas plutôt poser la question de l'unité dans la multiplicité ? Autrement dit, l'unité à travers la multiplicité, voire l'unité à partir de la multiplicité ? Ce sont des questions redoutables que Husserl n'a pas ignoré, et auxquelles il propose de répondre avec le pôle égologique comme pôle d'unification intentionnelle. Mais cette proposition n'est-elle pas finalement une esquive afin de contourner certaines présuppositions phénoménologiques ?

L'aporie se dissipe dès que l'on abandonne cette croyance naïve en l'unité originaire du moi. Je n'ai pas à m'arracher à moi pour accéder à la communauté, mais seulement à passer d'un mode de communauté à un autre : je me croyais seul et j'étais une multitude.560

Or, cette détermination du moi comme multitude implique une étrangèreté intime à moi-même et radicalement immanente. Dès lors, le manquement de Husserl relève moins de la présupposition d'un Moi-Un que de l'indétermination de cette étrangèreté intime : le premier étranger à moi n'est pas l'autre-moi. Il s'agira alors d'examiner rigoureusement cette question de l'autre en moi ; rigoureusement, c'est-à-dire en dévoilant toutes ses implications phénoménologiques. Husserl a su distinguer la communauté « primordiale » et originelle de la dimension de compénétration intentionnelle et la communauté « historique » du monde de la vie ; en tant que le

monde de la vie renvoie à la formation téléologique communautaire selon un Telos constitué. Ainsi, Husserl a bien tenté de penser un mode de communauté à partir de la réciprocité associative. Cependant, il n'est parvenu à penser le restant comme véritable premier écart transcendantal et premier étranger en moi, ce qui entraîne la présupposition du mouvement d'auto-incorporation dans toute constitution d'alter ego. Encore une fois, cela n'invalide aucunement l'analyse husserlienne, qu'il s'agit au contraire de compléter et de renforcer. Dès lors, il n'est pas de mouvement d'auto- incorporation absolu et « définitif », de la même manière que l'alter ego est lui-même constitué de façon éphémère et mouvante. Par conséquent, le transfert associatif qui se veut donation de carnation implique une analogie des strates d'auto-

incorporation ; tel que toute ressemblance renvoie à celle des seuils d'appartenance et

d'étrangèreté entre le moi et l'Autre. Aussi, l'impasse de Husserl consiste à ne pas laisser place au nécessaire contre-transfert depuis la transcendance de l'autre. Et ce contre-transfert est également une résistance au transfert, d'où « la force de la dissemblance » ; c'est-à-dire ce qui, en autrui, résiste à se laisser incarner : voilà ce qui provoque la rencontre. En effet, il est nécessaire de penser « un écart, une limite, entre le moi et l'alter ego, afin qu'un élément d'altérité s'inscrive dans le processus même de l'identification. »561 ; et la nécessité de « la résistance immanente du restant à l'identification [qui] doit être soutenue, renforcée par une autre résistance qui ne vienne plus de moi-même mais de la transcendance de l'autre, et accroisse encore la distance que le restant a creusé. »562 Cette double résistance nécessaire n'a pas été pensée par Husserl. Or, c'est cette double résistance qui me permet de constituer l'autre en tant qu'autre sans me fondre dans sa chair. La communauté associative repose sur le faire-loi du restant que chaque ego doit assumer pour lui-même lors de toute rencontre avec un autre pour que cette rencontre soit effective. Un tel seuil de rencontre désigne des modes partagés de divers degrés d'auto-incorporation au sein même d'une interaction, ce qu'on propose de nommer par inter-incorporation. Ces considérations vont entraîner de nouvelles problématiques fondamentales à analyser

561 Ibid., p. 260. 562 Ibid.

avec rigueur. Pour cela, nous allons notamment nous référer aux récents travaux de Jacob Rogozinski et de Bernhard Waldenfels, qui revendiquent un « retour » à Husserl. Mais auparavant, il nous faut expliciter notre critique allusive mais répétée à l'encontre des « phénoménologies post-husserliennes », qui ont évacué la nécessité d'un retour à la problématique de l'ego, du moi, en tant que problématique immanente et problématique de l'immanence ; ou plutôt de transcendance-immanence ; en insistant sur « l'exception » notable de Michel Henry qui a posé autrement la problématique de la subjectivité transcendantale. Ceci nous permettra de développer notre proposition de la « forme-de-vie » comme faire-monde immanent.

DEUXIEME PARTIE : après Husserl