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Remarques générales : un retour manqué à l'immanence ?

I / L'aporie d'une phénoménologie « de la transcendance »

1.1 Remarques générales : un retour manqué à l'immanence ?

Le statut de la phénoménologie est en jeu : produisant une « critique de l'expérience transcendantale », on limite son champ d'investigation en s'interdisant de décrire des objets inacessibles à sa stricte donation intuitive, ce qui revient à la restreindre à sa dimension statique.563

Un grand nombre de phénoménologies post-husserliennes développent une critique de l'immanence égologique en tant qu'idéalisme transcendantal. Du Dasein de Heidegger à la transcendance de l'ego défendue par Sartre, de la chair du monde proposée par Merleau-Ponty à la critique du Moi comme égocentrisme totalitaire par Lévinas, se retrouve la même défection vis-à-vis de l'ego transcendantal husserlien en tant qu'il constitue son propre horizon de monde immanent. En effet, pour de

nombreux phénoménologues, la découverte de l'immanence n'aurait de sens que dans le maintien du « primat » de la transcendance. De telle sorte que la seule question

serait celle de l'extériorisation, de l'arrachement hors de soi ; c'est-à-dire d'un primat de la transcendance qui serait moins à critiquer qu'à « justifier » comme la marque de toute quotidienneté. Or, la problématique générale qui définit le champ phénoménologique est d'interroger les modes de donation immanents de tout phénomène transcendant, dont il s'agit de se demander s'ils relèvent déjà d'une transcendance ou s'il est question d'une immanence « originaire ». Mais se détourner radicalement de toute immanence égologique ne revient-il pas à évacuer le champ d'immanence lui-même ? Comment penser une immanence sans ego ? Inversement, comment penser l'ego sans la dimension constitutive ? Car l'enjeu de la phénoménologie est de mettre à jour la corrélation constitutive entre les champs de transcendance et d'immanence, en tant que cette corrélation définit la position transcendantale. Auquel cas, une phénoménologie qui ne considère pas l'attitude transcendantale est-elle encore une phénoménologie ? En effet, il semble difficile de concevoir une attitude transcendantale sans ego. Par ailleurs, proposer qu'il n'y ait plus de réduction à un unique sujet, mais au contraire penser la vie transcendantale comme anonyme et impersonnelle, n'est-ce pas « nier » le sens de la démarche phénoménologique ? Ceci nous amène à la question suivante : ne s'agit-il pas d'un retour manqué à l'immanence ? Autrement dit, la réduction n'est-elle pas manquée ? Car c'est justement la couche transcendantale qui est présupposée de manière indéterminée dans l'attitude naturelle, en tant que couche donatrice de l'ego non

thématisée comme telle. C'est donc la couche transcendantale qui est, en quelque

sorte, « prédonnée ». Comme nous l'avons vu précédemment, nous pouvons effectivement parler d'une sorte de « donation pré-égoïque » dans le cas des acquis culturels qui m'apparaissent « tout-prêts ». Mais ce n'est que pour mieux interroger la présupposition de l'activité productrice, ou constitutive, de la subjectivité sociale qui a permis à ces « acquis » d'être des « acquis ». Cette « antécédence d'une donation de sens pré-égoïque » est alors le problème soulevé par l'attitude transcendantale, non son présupposé ininterrogé. Sans quoi cette donation pré-égoïque semblerait une modalité de donation qui demeurerait indéterminée. Au contraire, la croyance en une

donation pré-égoïque est cette naïveté naturelle que l'attitude transcendantale remet en cause. A nouveau, nous rappelons que l'exigence constitutive est située par Husserl à partir de l'ouverture de la dimension transcendantale. Ainsi, se défaire de l'exigence constitutive revient à un abandon au monde tel que toute transformation de ce monde devient de fait impossible voire inconcevable. Pourtant, c'est bien l'inverse que Husserl tente de penser, c'est-à-dire un faire-monde à partir du retour radical au champ d'immanence égologique. Les phénoménologies post-husserliennes ne font- elles pas l'erreur de ne pas considérer le monde de la vie comme le terme achevé de toute constitution ? En effet, le monde de la vie n'est pas un « en-dehors » du monde naturel, mais le seul horizon de monde qui subordonne tout naturalisme. C'est pourquoi le devenir du monde relève de mon propre devenir en tant que personne singulière. Sans quoi, n'y aurait-t-il pas une confusion théorique entre les

mouvements d'archi-transcendance et d'auto-transcendance ? Par archi-

transcendance, nous désignons le mouvement de transcendance-immanence à partir de la capacité de l'ego à l'archi-décision, d'où émanent les fondements subjectifs- relatifs de toute « transcendance » ; tandis que par auto-transcendance, nous désignons au contraire le mouvement d'autonomisation de l'objectivité. En effet, la position transcendantale désigne elle-même un choix, au sens où la réduction est un

choix de reconversion d'attitude. Si la posture transcendantale est présupposée de

manière indéterminée, elle est enfouie et en quelque sorte « inactive ». Elle ne peut donc déchoir à partir d'elle-même. Aussi, proposer le « primat » de la transcendance sur tout champ d'immanence revient à inverser les termes de la structure corrélative, et l'immanence n'a plus aucune signification phénoménologique. Ainsi, la dépossession de soi n'est pas inévitable, comme il est possible de penser un rapport non aliénant au monde et à l'autre. L'erreur est de considérer que le champ d'immanence est « exclusif » de monde, alors qu'il en est la condition phénoménale. Peut-on concevoir une dimension transcendantale sans champ d'immanence ? Pourtant, nous le répétons, le sens phénoménologique de la posture transcendantale est bien celle de dévoiler la fonction charnière entre les deux dimensions à la fois

distinctes et indissolublement liées de l'immanence et de la transcendance. En

d'autres termes, il n'y aurait pour les phénoménologies post-husserliennes de monde que transcendant. Dès lors, le monde de la vie serait considéré comme l'horizon de

naturalisation de la vie transcendantale. Mais n'est-ce pas là se défaire de tout horizon phénoménologique, en tant qu'horizon de sens historique ? Car dénier cette dimension propre à l'attitude transcendantale dans laquelle je peux m'« installer » durablement comme praxis humaine, c'est dénier la dimension éthique de « résistance » impliquée par la posture transcendantale à l'encontre de l'attitude naturelle. Or, ces phénoménologies se détournent également du souci de refonder la théorie de la connaissance. Pourtant, c'est par l'exigence d'une refondation apodictique de la théorie de la connaissance que l'objectivisme naturaliste est exhibé comme tel et que le monde de la vie est déployé. La dénonciation récurrente de l'« idéal de scientificité », notamment dans les différentes interprétations à propos de la Lebenswelt, semble contradictoire si l'on considère que la phénoménalité du monde de la vie est dévoilée à partir de la critique de cet « idéal ». Car le souci d'une théorie de la connaissance apodictique implique le dévoilement transcendantal de la théorie de la constitution qui lui est sous-jacente ; et cette théorie de la constitution implique un retour à l'immanence égologique. Rappelons que tout le projet de Husserl, à partir de la Lebenswelt, consiste à refonder les conditions de possibilité de la connaissance

en la situant justement au sein même de cette formation de monde à travers l'activité constituante de la vie transcendantale égologique, au sens où toute immanence est « praxologique ». Sans quoi, ce serait maintenir la distinction naturelle entre corps et

esprit, caricaturant l'immanence comme un « dedans » opposé à un « dehors ». Le monde de la vie ne serait-il alors qu'une nouvelle forme de monde « naturel » ? Mais si la validité de la position d'existence du monde naturel n'est pas mise en suspend par l'époché, que désignerait alors la Lebenswelt ? Le monde de la vie n'est-il qu'une production transcendantale parmi d'autres, enfermée « en elle-même » comme structure strictement privative ? En tel cas, l'attitude naturelle doit se comprendre comme mondanisation de la vie transcendantale. Cependant, la question est la

suivante : si l'attitude naturelle est mondanisation de l'attitude transcendantale, doit- on comprendre l'attitude naturelle comme processus d' « aliénation » ? La réduction n'est-elle pas l'opération qui permet de briser tout mouvement de mondanisation, au sens d'extériorisation extatique de soi, ou d' « arrachement » hors de soi ? Ceci justement par la possibilité de considérer l'attitude naturelle enfin comme telle. Cependant, un savoir de l'immanence serait-il encore une mondanisation ? Sommes-

nous « condamnés » à la transcendance extatique, en tant qu'elle relèverait d'une formation transcendantale ? Quelle est en ce cas la fonction phénoménologique de l'ouverture de la dimension transcendantale ? Celle de rendre compte de l'aspect

inévitable de toute praxis humaine à s' « auto-aliéner » nécessairement ? La liberté humaine, en ce cas, n'existerait pas, elle n'aurait aucune signification. Pourtant, en dévoilant les conditions de possibilité de la naturalisation de la vie transcendantale, Husserl ne cherche-t-il pas à penser un faire-monde non aliénant ? Ce que nous cherchons par ailleurs à développer comme notre thèse propre : la possibilité fondamentale d'un faire-communauté non aliénant. Les phénoménologies post- husserliennes n'omettent-elles pas la question de l'imbrication des attitudes au sein du corps propre ? En définitive, affirmer le primat de la transcendance voire celui de l'attitude naturelle envers toute dimension transcendantale est la négation même de toute démarche phénoménologique. Par ailleurs, dénier la dimension historique du monde de la vie revient à dénier le monde de la vie en lui-même. Car c'est au sein de l'horizon de sens historique et de la reponsabilité que nous pouvons comprendre les origines phénoménologiques de la vie naturelle à partir de l'attitude transcendantale. Dès lors, interroger la « mondanisation du transcendantal » renverrait au dévoilement d'une sorte d'ontologie des processus d' « aliénations ». Mais qu'entendre par mondanisation ? Un processus d'extériorisation en un Dehors extatique, ou un mouvement d'immanence dans la transcendance ? Faut-il comprendre cette « mondanisation du transcendantal » comme processus d'aliénation, c'est-à-dire le fondement étranger du moi ? Or, l'enjeu de Husserl est de questionner la communisation, c'est-à-dire de parer à l'oubli des processus de formations

communautaires. Et ces phénomènes de communisation s'inscrivent dans un horizon de sens historique. En outre, Husserl confère à ce pouvoir constituant de nouvelles et profondes fondations, en le radicalisant, du fait qu'il le situe davantage encore qu'il

ne l'avait déjà fait au sein du champ d'immanence, lui-même radicalisé. En quoi une

telle problématique renvoie-t-elle à l'exigence de scientificité ? Car le monde de la vie demeure une étape transitoire pour nous reconduire au moi oublié dans l'attitude mondaine aliénée, c'est-à-dire pour une compréhension radicale de soi dans un horizon-de-sens constituant qui est celui ouvert par la dimension historique depuis les pratiques sociales et culturelles quotidiennes. C'est pourquoi nous comprenons la théorie de la connaissance comme subordonnée à la théorie de la constitution, en tant que savoir au service de la praxis humaine transcendante-immanente inscrite dans un horizon-de-sens historique. En cela, Husserl cherche à élucider les implications phénoménologiques d'une science apodictique.

A partir de là, il s'agit de poser les questions charnières qui ouvrent la « positivité » du monde de la vie, tel que la Lebenswelt doit être interrogée dans sa fonction intermédiaire vers cette sphère autonome de l'expérience dont les origines phénoménologiques seraient à même de rendre compte d'une nouvelle méthode de scientificité. Ce que nous comprenons, pour notre part, comme un savoir de l'immanence. La problématique générale ouverte par la Lebenswelt est celle des conditions de possibilité phénoménologiques de tout faire-monde en tant que faire- communauté et de ses origines transcendantales. Ainsi, la méthode d'un mode de

scientificité particulier détermine le type de rapport au monde, selon la transmission

générative des modes de constitution et de validation des produits intentionnels sous forme de tradition culturelle et sociale. Ce qui explique la nécessité d'une science spéciale de l'expérience pré-objective du monde, en tant que modes d'êtres fondamentaux. Autrement dit, il est nécessaire de dégager une certaine structure générale, voire ontologique, permanente du monde de la vie, qu'il s'agit d'élucider de manière systématique. Ce qui rend possible l'élaboration scientifique de la donnée de l'expérience au sein du monde de la vie, comme exigence d'une nouvelle méthode de

scientificité. Ainsi, les différents niveaux intuitifs de l'expérience pré-logique renvoient à différentes strates d'immanence ; et d'une immanence toujours-déjà égologique. Dès lors, comprendre les formes élémentaires de la vie quotidienne

comme structures invariantes n'est possible qu'au sein d'une attitude transcendantale.

Aussi, le monde de la vie appartient à l'ontologie des régions du monde établie comme tâche par Husserl, en tant que champ fondamental de la constitution transcendantale. Pourtant, la théorie ne demeurerait plus simple théorie ; elle deviendrait une pratique communisée, un savoir de la praxis. Ce qui explique le constat chez Husserl d'une certaine pluralité des mondes. Mais l'idée d'une science du monde de la vie n'est-elle pas malgré tout la marque symptomatique d'une subordination aux critères extrinsèques de la pensée naturaliste ? C'est là toute la

force de la réflexion husserlienne : pénétrer, depuis l'attitude naturelle, la prétendue apodicticité de l'existence du monde, avant de l'interroger dans sa phénoménalité par la réduction phénoménologique et par le déploiement de l'attitude transcendantale, afin d'en comprendre la détermination objectiviste naturaliste. Aussi, défaire

l'emprise « scientifique » naturaliste de la méthode objectiviste doit nécessairement passer par la déconstruction de ses présupposés. Rappelons que Husserl pose avant tout la question des origines de la triple crise des sciences, de l'humanité (entendre : de l'humanité européenne) et de la « vie ».

Cependant, il demeure la problématique du monde de la vie quotidienne comme la forme de l'uni-totalité de tous les mondes possibles S'il est sans doute nécessaire de critiquer un certain « européocentrisme » de Husserl, nous maintenons que la Krisis est une critique de la « raison universelle ». Certes, on peut affirmer que deux choix d'éthique « politique » se proposent avec un tel concept, celui d'une totalisation ultime et définitive ou bien la rupture tout aussi ultime et définitive avec tout principe de totalisation comme tel. En outre, Husserl entreprend une sévère critique de la « Raison » pour, semble-t-il, mieux la « réhabiliter » par la suite, et on peut éventuellement estimer que fasse partie de ses projets la volonté de démontrer en quoi l'accomplissement final de la raison et l'universalisation du monde de la vie vont de

pair. En outre, il nous semble hâtif de supposer que l' « universum du subjectif » n'est donc pas rapporté à un sujet unique, mais à une vie subjective plurielle, voire incohérent si c'est dans une formation collective et anonyme que le sens du monde de la vie se constitue. Car, à nouveau, c'est bien d'un retour à l'immanence radicale du moi qu'il s'agit dans la fin de la Krisis. Peut-on parler d'une « intersubjectivité naturelle » ? Or, la vie naturelle se caractérise par la collectivité « anonyme », c'est-à- dire par la dissolution de toute subjectivité constituante. Aussi, si on peut parler de « communauté naturelle », on ne peut pas faire mention d'intersubjectivité si celle-ci renvoie à l'interconnexion d'une pluralité de subjectivités sur un plan transcendantal. En tel cas, l'ego n'est certes plus la seule puissance constituante, mais il demeure la

seule instance de légitimation et de validation de toute dynamique constitutive.