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Du monde pré-scientifique comme motif transcendantal

I / Du monde sans vie de la transcendance extatique au monde de la vie égologique

1.2 Du monde pré-scientifique comme motif transcendantal

Si la « matière » de la physique galiléenne est la chose « objective » de la nature, celle-ci étant déjà le produit d'un processus d'objectivation de la chose « apparaissante » dans les vécus sensibles, alors l'idéalité logique-mathématique et la forme géométrique renverraient elles-mêmes en dernière instance à la couche des sensations. Pourtant, les lois mathématiques sont exemptes de toute évidence intuitive, de ce que Husserl nomme l'intuitrion donatrice originaire, car il ne s'agit plus de la donnée « objective », mais de son idéalisation géométrique. Dès lors, la « certitude » galiléenne fait de l'ego un en-dehors du monde ainsi constitué, tel que les « data sensibles (…) sont des affections à partir de l'extérieur, annoncent des corps relevant d'un monde extérieur. »99 Avec Galilée, tout sensible devient mathématisable, de telle sorte que seules les figures géométriques sont prises comme des réalités concrètes. Ainsi, le monde géométrique galiléen qui prévaut comme unique monde connaissable concret est un monde-sans-vie, c'est-à-dire sans communauté de personne, sans collectivité sociale ni aucune activité praxologique intersubjective. C'est pourquoi l'enjeu de Husserl est de rappeler rigoureusement, c'est-à-dire par la phénoménologie entendue comme science, que « le monde-de-la- vie [est] le fondement de sens oublié de la science de la nature. »100 Autrement dit, le monde galiléen est une sorte de « dedans » inaccessible pour tout sujet égologique qui en est exclut et lui demeure extérieur. La physique galiléenne se veut le lieu de toute formation de sens d'être du monde, et pour avoir ma « place » dans un tel monde, je dois moi-même me dé-subjectiver et « mathématiser » mes vécus de

99 Ibid., p.98. 100 Ibid., p. 57.

sentiments. Ainsi, dans le monde galiléen qui est un monde sans ego, l'ego lui-même devient un être sans chair ni intentionnalité, un être sans vie. Pourtant, ma vie

intentionnelle subsiste, comme vie pré-scientifique, insérée dans un monde pré- scientifique qui devient le motif transcendantal.

Husserl reconnaît à Descartes le dévoilement du motif transcendantal, au sens où ce dernier a découvert, sans la nommer ainsi, une première forme d'intentionnalité, comme strate particulière de la vie égologique. Le motif transcendantal renvoie à l'a priori corrélationnel qui détermine le monde comme cogitatum. Cependant, il demeure chez Descartes la présupposition galiléenne érigée en certitude. C'est ce qui permet à Husserl de comprendre Descartes comme le « fondateur originel aussi bien de l'idée moderne du rationalisme objectif que du motif transcendantal qui le fait éclater »101 et de révéler son problème authentique, c'est-à-dire « celui de la transcendance des validations égologiques. »102 C'est pourquoi Descartes inaugure également, malgré lui, la séparation et le dualisme entre nature et esprit. Une telle implication est directement contenue dans la certitude galiléenne et de « l'activité méthodiquement idéalisante à ce qui est donné comme réalité. »103 Pour échapper à cela, il aurait fallu que Descartes inclue la donnée géométrique dans le doute méthodique, ce que Husserl accomplit à travers la réduction phénoménologique, radicalisation du doute cartésien. Par la réduction est rendue manifeste qu'il n'y a pas

d'intuition géométrique ; qu'il n'y a pas d'être en-soi vrai, au sens d'un réel de forme mathématique, au sens de propriété-de-chose ; autrement dit, qu'il n'y a pas d'en-soi

du monde comme unité rationnelle systématique. Aussi, se trouve infondé le postulat du primat de la transcendance par la certitude galiléenne, selon lequel la Totalité

thématisée vaut comme faire-monde ; qui n'est pas une règle de vérité apodictique.

Pourtant, c'est à partir de cette « nature donnée dans des formules à interpréter seulement à partir des formules » que se produit la séparation entre « être res » et « être psyché » : « le monde se dissocie pour ainsi dire en deux mondes : nature et

101 Ibid., p. 85. 102 Ibid., p. 98.

monde-du-psychique (…). »104 C'est ce qui explique la naissance de l'anthropologie psychologique, comme discipline intégrée à la méthode de la science de la nature, qui entérine le dualisme entre extérieur et intérieur, entre dehors et dedans, entre monde et moi, entre objet et psyché, entre nature et esprit. L'analyse du « psychique » est un produit, un résultat de la science de la nature dont la méthode est érigée en modèle unique. Car le Monde Un, le Monde Total, est un monde sans sujet, sans subjectivité, sans individu. Autrement dit, un monde sans intuition, sans immanence, dans lequel toute singularité est interprétée comme particularité, comme partie d'un tout, d'un tout préalable à ses parties. Husserl ajoute :

Un trait fondamental de la nouvelle théorisation de la nature doit encore ici être mis en relief. Galilée, dans le regard qu'il dirige sur le monde à partir de la géométrie et à partir de ce qui apparaît comme sensible et est mathématisable, fait abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d'une vie personnelle, abstraction de tout ce qui appartient à l'esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine. De cette abstraction résultent les choses purement corporelles, mais prises cependant comme des réalités concrètes et thématisées dans leur totalité comme formant un monde. On peut bien dire que c'est seulement avec Galilée que l'idée d'une nature en tant que

monde-des-corps réellement séparé et fermé sur soi vient au jour.105

Nous comprenons la critique husserlienne de l'objectivisme comme la critique de la transcendance extatique, c'est-à-dire de la « formation-de-sens extériorisée » qu'il oppose clairement à une « formation-de-sens originellement vivante » qui a subie une « mutation »106. En effet, le monde mathématique des idéalités est une « substruction [qui] est pris pour le seul monde réel »107, alors que ce dernier désigne le « monde de l'intuition qui « éprouve » effectivement (…) C'est en lui que nous-mêmes nous vivons, conformément à notre mode d'être, c'est-à-dire dans toute la chair de notre

personne ».108 Dès lors, le retour au monde de la vie signifie un retour à mes vécus de sentiments et ma vie charnelle, et à leur propre horizon de monde ; du monde de ma

104 Ibid., p. 70. 105 Ibid., p. 69. 106 Ibid., p. 65. 107 Ibid., p. 57.

quotidienneté, des actes sociaux et de la praxis. C'est un retour à ma vie propre : charnelle, individuelle et singulière. En cela « le sens d'être du monde donné d'avance dans la vie est une formation subjective, c'est l’œuvre de la vie dans son expérience de la vie pré-scientifique. »109 Ce que nous comprenons de la sorte : toute formation

subjective est un faire-monde, et repose sur l'expérience immanente de la vie vécue dont il s'agit de dégager toutes les déterminations. Autrement dit, il s'agit d'inverser

le rapport de corrélation, dans la mesure où la physique galiléenne fait de la vie égologique son produit ou résultat, voire son « corrélat » (bien que cela n'ait aucun sens). Au contraire, tout monde est mon cogitatum, c'est-à-dire le corrélat de ma vie intentionnelle propre.