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L'intropathie au fondement de toute socialité : dé-centration du rôle de la chair

IV / Le monde de la vie, comme la matrice de toute communauté chez Husserl

4.1 L'intropathie au fondement de toute socialité : dé-centration du rôle de la chair

L'intropathie est cette modalité phénoménologique transcendante-immanente qui préserve la distance associative, tel que la communauté est toujours une communauté dans l'écart. Husserl rappelle qu'il s'agit de résister à toute tentative de fusion « charnelle », afin de maintenir la nécessaire distinction entre propriété/identité et altérité/étrangèreté : « Jamais des sujets différents ne peuvent, au même moment du temps intersubjectif (« objectif ») avoir les mêmes apparences [des choses]. »407 Les apparences subjectives sont donc à la fois immanentes et transcendantes aux vécus égologiques. En effet, les apparences (Erscheinung) sont immanentes aux vécus de sentiments au niveau de la chair (comme data de sensation), mais aussi

transcendantes-immanentes en tant qu'elles sont appréhendées par le corps de chair,

c'est-à-dire par le corps propre physique « inséré » dans la spatialité physique. Dès lors, nous sommes tentés de comprendre le principe phénoménologique suivant : l'incorporation de la chair renvoie simultanément à l'objectivation de la chose saisie ; en tant qu'ils relèvent de processus de réalisation intersubjective. Ainsi, la chose « objective » renverrait à une activité intersubjective par une transformation des prédicats sensibles de l'objet, c'est-à-dire à une première strate constituée de

transcendance ; tel qu'elle renvoie à un processus intersubjectif d'objectivation depuis une inter-coporéité pratique. Ce qui nous aménerait à concevoir les processus de « communisation » pratique de l'expérience comme objectivants, malgré « l'impénétrabilité des différents corps propres », par la transformation pratique des

choses saisies. En effet, tel serait le développement logique suite à la considération

phénoménologique de l'intentionalité qui réside dans la chair, contre le préjugé géométrique de l'étendue physique ; et l'attitude personnaliste reposerait sur l'expérience intropathique en tant que « ma forme de réalité intersubjective »408, comme champ de la praxis « sociale ». Enfin, les processus d'incorporation de la chair renverraient à autant de processus de formations communautaires, en tant que l'excédence désigne la détermination phénoménologique de la chair au sein du corps propre, à partir de laquelle advient toute mondanisation. Pourtant, il n'en est rien. En effet, Husserl présuppose constamment la manière dont la chair s'identifie à elle- même pour pouvoir s'unifier à elle-même comme chair d'ego. Dès lors, si la chair est toujours-déjà une « unité constituée », il lui est impossible de penser son incorporation. Ainsi, si Husserl reconnaît que l'apparence sensible repose sur le champ sous-jacent de la chair, comme champ de localisation de toute impression sensible, il bute sur le présupposé d'une chair toujours-déjà unifiée à elle-même et constituée. Ceci explique qu'il ne peut pas penser l'unification des esquisses sensibles par une synthèse d'identification au niveau de la chair, puis l'objectivation des choses apparaissantes par l'incorporation de la chair elle-même. Au contraire, l'objectivation de la chose apparaissante ne devient possible que par leur idéalisation théorique au sein de l'horizon galiléen d'un quadrillage géométrique du monde. Et le lieu de cette objectivation est le corps de chair, qui ne résulte pas d'un mouvement d'incorporation mais d'un mouvement d'idéalisation. Dès lors, la chose « objective » désigne la substruction mathématique de la chose « apparaissante », c'est-à-dire la mathématisation de tout phénomène de monde : « le corps propre physique est une substruction mathématique (« théorique ») qui renvoie aux apparences « simplement

subjectives » ».409 Comment comprendre cela ? Par le corps propre comme moment- lieu du basculement entre l'attitude naturaliste et l'attitude personnaliste, mais ce « basculement » revient finalement à une esquive pour contourner l'aporie de l'unité déjà constituée de la chair et désigne en réalité la substitution du monde environnant chosique par le « monde de l'esprit ». Autrement dit, la substitution de la conscience « spirituelle » à la nature matérielle. En effet, c'est l'esprit qui unifie la chair, en tant qu'il renvoie à l'ego pur et « centralisateur » de la raison géométrique de l'attitude théorique. En dernière instance, Husserl réhabilite le logos.

L'esprit (...) n'a pas un lieu, comme les choses ont un lieu (...) ; mais qu'il ait un lieu, cela veut dire qu'il se trouve dans un rapport fonctionnel constant à un corps propre qui, pour sa part, a son lieu dans le monde de l'environnement et dans la détermination scientifique de celui-ci comme monde de la physique, un lieu qui peut, le cas échéant, être déterminé à l'aide d'instruments de la physique.410

Or, l'intropathie est une modalité phénoménologique « insérée » dans le monde de l'esprit, c'est-à-dire dans l'attitude personnaliste de la science de l'esprit, qui ne sont pas appréhendés comme nature mais sont pourtant une « annexe » du corps propre ; mais « alors ce corps de chair est, comme tout ce qui n'est pas esprit, de l'ordre du monde de choses environnant ; il est une chose qui a une signification spirituelle, qui sert d'expression, d'organe, etc, à un être spirituel, à une personne et à son comportement spirituel. »411 Cette étrange détermination de « l'esprit » qui n'est pas fondé dans le corps propre physique pour en constituer la « couche supérieure » entérine la dé-centration du rôle de la chair dans la réflexion husserlienne. Ce « recouvrement » du rôle de la chair par la détermination spirituelle de tout être provient du présupposé du mouvement d'identification et d'unification de la chair à elle-même – comme chair d'ego - qui n'est pas pensé par Husserl, tel que la science de l'esprit lui permet de contourner cette question. Le corps propre est devenu le

support de l'activité spirituelle et l'intropathie désigne cette intentionalité médiate qui

409 Ibid., p. 239. 410 Ibid., p. 285.

est la condition de tout acte d'identification intersubjective. Ainsi, seule l'intropathie, en tant qu'intentionalité médiate, rend possible l'appréhension d'un monde environnant objectif commun, tel que toute unification intersubjective de l'expérience repose sur une activité spirituelle. Autrement dit, la réciprocité apprésentative ne relève pas d'une pratique au sein de la nature « chosique » mais de sa substruction mathématique : le processus de communisation pensé par Husserl renvoie à une configuration idéalisante « commune » et non à une inter-corporéité praxologique. Peut-on parler d'une communisation « spirituelle » ? Mais n'est-ce pas là réhabiliter le principe de raison métaphysique dont Husserl, finalement, ne parvient pas à assumer la critique ? La substruction mathématique de la chose apparaissante désigne-t-elle un processus de communisation ? Ce « renversement » interne à la réflexion husserlienne qui opère en dernière instance à une « mise hors circuit » et une « suspension » du rôle déterminant de la chair nous laisse perplexe. Quand Husserl affirme que « la forme de la réalité (celle de l'objectivité intersubjective) n'est pas une forme immanente »412, il entend une idéalisation « physiciste » de la donnée immanente quand nous tentons, pour notre part, de penser une formation pratique intersubjective constitutive de toute strate de transcendance à partir de l'incorporation de la chair. De même, nous tentons de penser la corporéité de chair tout autrement qu'un corps propre physique soumis à l'extension géométrique de l'espace du monde. Ce qui suppose d'expliciter les rapports phénoménologiques entre le mouvement d'incorporation et un stade intersubjectif de l'expérience qui reste à déterminer. Nous y reviendrons. Pourtant, Husserl considère ici la question d'un « faire » comme faire- monde. Mais comment déterminer le « faire » à la base de toute communauté, si c'est le monde de l'esprit qui se produit comme monde de la communauté intersubjective ? Si l'intropathie est au fondement de toute « socialité », Husserl nous propose de penser la « loi structurale » de la motivation sur laquelle repose toute intropathie. Or, toute motivation est à comprendre comme motivation spirituelle, qui réside dans le corps propre. La corporéité de chair est donc le lieu des moments de basculement : de

l'apparence au vécu, du monde fragmenté par les esquisses à la conscience infragmentable, de l'attitude naturaliste à l'attitude personnaliste, du monde environnant chosique au monde de l'esprit, de la chair à la raison. En définitive, un basculement de la théorie de la constitution à la théorie de la connaissance. La motivation sera alors le substitut au rapport de causalité matérielle et au rapport de conditionalité psycho-charnelle, pour déployer le thème pratique. Mais comment concilier le « pratique » ou le « faire » avec le « spirituel » ou « l'esprit » ? Si l'esprit identifie la chair à elle-même et unifie le monde de la communauté par des actes d'identification intersubjective qui transcendent les mondes d'apparences subjectifs, alors l'esprit est au fondement de toute activité. De plus, c'est l'esprit qui permet à la nature de faire partie de mon monde environnant spirituel en tant qu'il est assigné au corps de chair qui est un objet de la nature. L'activité spirituelle est-elle une activité pratique ? Inversement, l'activité pratique peut-elle se penser autrement que par des déterminations spirituelles ? Pour l'heure, l'objectivité en question relève de « la constitution de l'objectivité chosique physiciste dans l'investigation intersubjective de la nature. »413

Toute convergence des sujets de la communauté concernant les prédicats d'apparition des objets qui apparaissent aux individus et dans l'inter-individualité, a valeur de factum contingent ; par contre leur convergence concernant toutes les déterminations objectives (physicistes) qui se produisent dans la pensée rationnelle de l'expérience, a valeur de nécessité.414

C'est pourquoi la science de la nature présuppose la science de l'esprit, tel que la nature est issue de la communauté : l'attitude naturaliste est subordonnée à l'attitude personnaliste. Cette nouvelle détermination fondamentale de l'esprit, dans sa fonction

phénoménologique, est d'ailleurs la condition d'un seul et même monde unique pour

tous. Dès lors, le monde de la vie de chacun visé comme monde pour tous ne réhabilite-t-il pas le principe métaphysique d'une raison qui englobe tout être, au nom d'une communauté « universelle » spirituelle ?

Pour tout sujet qui est, de cette manière, membre d'une collectivité sociale d'ensemble, se constitue un seul et

même monde des esprits (…) : il s'agit là d'une collectivité plurielle de sujets, (…) c'est-à-dire une effectivité qui n'est pas esprit, mais effectivité pour l'esprit (…).415

Ainsi, la communauté de l'esprit est universelle et englobante en tant qu'elle est la communauté de la substruction théorique, comprise comme « communauté d'expérience ». Par conséquent, pour Husserl, « à un nivau plus élevé, cette nature entre en ligne de compte en tant que champ d'actions théoriques, axiologiques et pratiques, champ d'activités des esprits à leurs différents niveaux de socialité. »416 Autrement dit, c'est l'esprit qui constitue tout champ d'activité en tant qu'il « englobe » toute la nature et ses différents modes d'appréhension (qui désignent, par

la science de l'esprit, autant d'activités) ; à partir de là se distinguent les divers degrés

de socialité : le contexte « social » est un contexte « personnel ». Aussi, le lien « social » est un lien « spirituel » : « (…) et le monde physique lui-même prend, dans cette inclusion aperceptive, un caractère social : c'est un monde qui prend une signification spirituelle. »417 Une telle analyse ne confirme-t-elle pas l'idéalisme transcendantal incombé à la phénoménologie husserlienne ? Car à la théorie de la constitution depuis la strate de la chair, comme moment-lieu de toute expérience originaire, s'est substituée la théorie de la connaissance à partir du pôle égologique « pur » en tant que pôle d'unification intentionnelle à laquelle toute expérience sensible est désormais subordonnée. En effet, à présent « un donné quelconque gagne (…) son inclusion dans la nature (…) en tant qu'annexe du corps propre »418, c'est-à- dire, en dernière instance, en tant qu'annexe de l'esprit qui a subordonné toute la nature à son champ d'appréhension. Or, ces changements d'attitude, comme moments de « basculement » qui « résident » dans le corps propre, sont compris comme des

actes de l'ego lui-même. L'activité « sociale » renvoie donc à la signification

phénoménologique de la « transformation pratique » de la chose. Qu'est-ce à dire ?

415 Ibid., p. 276. Nous soulignons. 416 Ibid.

417 Ibid., p. 273. 418 Ibid., p. 290.

4.2 Des rapports de motivation au « faire » : de la communauté d'expérience