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Le monde de la vie est déjà un « contexte » englobant

I / Du monde sans vie de la transcendance extatique au monde de la vie égologique

1.3 Le monde de la vie est déjà un « contexte » englobant

Par le retour au monde de la vie comme monde de l'intuition et fondement de sens oublié de la science de la nature s'ouvre tout un champ de réflexion proprement phénoménologique. Husserl pose la question de la Lebenswelt comme « problème partiel à l'intérieur du problème général de la science objective »110, en soulevant le paradoxe de la scientificité des formations-de-sens subjectives et pré-scientifiques. Mais les critères de scientificité ont eux-mêmes été mis en suspens. Il s'agit donc de refonder la méthode de scientificité comme sol de formation de vérités. Et ce nouveau sol tient lieu justement au sein de la dimension du monde de la vie. Les sciences objectives comme produits de formations subjectives impliquent par conséquent que ces sciences objectives appartiennent elles-mêmes au monde de la vie. Force est de constater que « le paradoxe du rattachement mutuel d'un « monde objectivement vrai » et d'un « monde de la vie » rend le mode d'être de tous deux

énigmatiques. »111 Aussi, Husserl en vient à un renversement total de perspective : Monde de la vie concret donc, qui serait à la fois le sol fondateur pour le monde « scientifiquement vrai » et à la fois qui l'inclurait dans sa propre concrétion universelle – comment faut-il comprendre cela ? (…) [Il faut comprendre] le problème du monde de la vie, non plus comme problème partiel, mais comme problème

philosophique universel.112

Autrement dit, la question de l'origine du monde, au sens de l'origine des modes de connaissance, renvoie désormais à la question fondamentale des structures

phénoménologiques de l'immanence comme origine de toute transcendance. Un tel

champ ininterrogé jusqu'alors ouvre des problématiques tout à fait inédites dont Husserl précise qu' « il ne s'agit pas d'assurer l'objectivité, mais de la comprendre », puisque le sens même de l'objectivité est remis en cause. Par conséquent, affirmer que le monde de la vie est le fondement de sens oublié de la science de la nature ne signifie pas qu'il faille démontrer une « juxtaposition » de différents mondes séparés les uns des autres, comme autant de mondes fermés sur soi reliés par des rapports d'extériorité transcendante. Au contraire, « le monde de la vie est un domaine d'évidences originelles », où « tout mode de l'induction a le sens d'une induction de quelque chose d'intuitionnable »113, c'est-à-dire la dimension de l'épreuve de soi qui implique toute formation de sens. Du « monde » de la physique galiléenne au « monde » objectif des sciences de la nature, jusqu'au « monde » de mes intuitions sensibles, ne s'agit-il pas de différentes objectités saisies selon des modes d'appréhension correspondants ? Dès lors, chaque objectité est le produit thématique d'une position d'être accomplie actuellement selon telle attitude adoptée par l'ego, ce qui implique la primauté de l'activité égologique contre toute objectité « en soi ». Aussi, il n'y a pas plusieurs « mondes » corrélatifs à plusieurs « egos », mais une multiplicité de strates constitutives et d'objectités correspondantes, qui renvoie à une multiplicité d'attitudes égologiques et à leurs thématiques corrélatives d'appréhension.

111 Ibid., p. 149.

112 Ibid., pp. 149-150. Nous soulignons. 113 Ibid., p. 145.

Ainsi, le monde de la vie désignerait le « contexte » englobant toutes les attitudes égologiques et leurs entrelacements possibles, c'est-à-dire l'infinité de leurs modes d'imbrication et de basculement. Ce qui suppose d'établir la position fondatrice du pôle égologique. Car la variété des attitudes possibles exprimées par le « même » ego signifie que l'ego est fondamentalement orienté de manière multiple sur lui-même. Il s'agit alors d'interroger cette multiplicité, et les modes d'accomplissement originaires sous-jacents à toute attitude égologique. C'est là l'enjeu de notre travail : s'il n'est pas question de « plusieurs mondes » juxtaposés séparément et extérieurs à l'ego mais d'une multiplicité de strates constitutives d'un seul monde, à savoir le monde de la vie

égologique ; alors chaque mode d'entrelacement possible entre les différentes

attitudes correspond à ce que nous appelons une « forme de vie », c'est-à-dire une forme déterminée par les modes de liaison particuliers entre les différentes positions constitutives du sujet. A chaque mode de liaison possible entre les différentes attitudes correspond un processus particulier, c'est-à-dire une formation de sens déterminée, et la forme de vie désigne la configuration d'ensemble de ces processus et formations. A nouveau, nous anticipons la question à venir des modes d'accomplissement originaires sous-jacents à tout processus et à toute formation de sens. Pour le moment, nous pouvons poser la question suivante : par le changement d'attitude, se produit-il un changement de monde ? En effet, si à chaque attitude correspond une direction thématique d'appréhension, alors à chaque attitude correspond des objectités corrélativement différentes. Nous suggérons que chaque attitude désigne une certaine strate phénoménologique de faire-monde, ou plutôt de faire-communauté. A chaque attitude correspond donc une activité sociale constitutive, ce que nous considérons comme forme de vie. Mais nous nous accordons avec Husserl pour qui « il y a un monde qui est prédonné, c'est le monde de la quotidienneté et c'est à l'intérieur de celui-ci que naissent chez les hommes l'intérêt théorique. »114 Par conséquent, l'attitude naturaliste est subordonnée à l'attitude personnaliste : « la nature est maintenant une objectivité qui se constitue

dans le contexte du monde personnel. »115 Nous y reviendrons.

Si le concept de « forme de vie » est déjà introduit dans le cadre d'une sociologie de la vie quotidienne par Simmel, comme formation mondaine - compris par Bégout comme « des schèmes transcendantaux de la vie sociale et historique, à savoir des formes mixtes (...) »116 -, nous en considérons la description insuffisante et insatisfaisante. En effet, d'un point de vue phénoménologique, nous comprenons ce concept chez Simmel comme forme de mondanisation – ou auto-objectivation dans la vie naturelle au sein de l'attitude naturelle. Par la suite, l'idée de sociologie phénoménologique chez Schütz, qui propose une Théorie des formes de vie, demeure également une interprétation « empirique » du phénomène et de la phénoménalité. Aussi, le concept de « forme de vie » a déjà sa propre histoire et, contre toute tentation de se tourner vers une anthropologie du vivre humaine dans le monde, nous en proposerons une interprétation phénoménologique, comme articulations transcendantes-immanentes originelles entre différentes phases constitutives communautaires – notamment via les processus d'incarnation et d'incorporation. Autrement dit, nous ne considérons pas les formes de vie particulières comme de « multiples cristallisations mondaines » issues « du mouvement originel de l'auto- transcendance dans le monde »117, c'est-à-dire des entités constituées, mais comme des processus en formation. Ce que nous développerons par la suite. Pour l'heure, le problème soulevé est que « l'objectif n'est précisément en tant que lui-même jamais éprouvable »118, et que « la théorie objective dans son sens logique (…) s'enracine, se fonde dans le monde de la vie, dans les évidences originaires qui s'y rapportent ».119 Ce qui pose la nécessité d'interroger ces évidences originaires propres au monde de la vie, c'est-à-dire « le « comment » des modes de donnée subjectifs du monde de la vie et de ses objets ».120 Ceci nous amène à « la grande tâche d'élaborer une eidétique du

115 Ibid., p. 291.

116 Bégout, Bruce, Le phénomène et son ombre, La Transparence, Chatou, 2008 : p. 164. 117 Ibid., p. 169.

118 Husserl, La crise..., op. cit., p. 146. 119 Ibid., p. 147.

monde de la vie ».121 Dès lors, y a-t-il une structure générale propre au monde de la vie ou renvoie-t-il à ce contexte englobant que nous venons d'évoquer ? La découverte de l'énigme du monde « dont l'être procède d'une prestation subjective », provoque l' « éclatement » du Monde-Un comme « monde-pour-nous-tous en tant que donné dans un tel sens d'être ». Aussi, Husserl établit le sol irréductible capable de résister à un tel éclatement, à savoir le « (…) concept transcendantal qui nous guide ici. Le motif est celui de la question-en-retour sur l'ultime source de toutes les formations de connaissance. Cette source a pour titre « moi-même ». »122 Un moi qui n'est pas, comme c'est le cas dans l'attitude naturelle et naïve, une « âme » au sens de réel psychique fermé sur soi et saisi comme un espace pour soi, mais qui désigne ce « dont je connais l'être véritable dans mes propres formations de connaissance. »123 Ces réflexions nous amènent à interroger les déterminations phénoménologiques de la subjectivité transcendantale qui sont impliquées dans la problématique générale de la constitution du monde de la vie.