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La chair du monde selon Merleau-Ponty

I / L'aporie d'une phénoménologie « de la transcendance »

1.3 La chair du monde selon Merleau-Ponty

La pensée merleau-pontienne s'inscrit également dans le souci de rompre avec le « subjectivisme » de la phénoménologie transcendantale et avec l'idéalisme qui lui serait inhérent, par une préoccupation ontologique qui s'exprime à travers un primat de la « transcendance perceptive » sur toute « immanence subjective ». Pour Merleau-Ponty, il s'agit de comprendre la « naissance » d'une chair propre en tant qu'elle-même définie par la réversibilité d'une chair du monde. En effet, la chair est à comprendre comme concept ontologique, c'est-à-dire qu'elle est un « élément » de l'Être.

(…) pour la désigner, le vieux terme d' « élément », au sens où on l'employait pour parler de l'eau, de l'air, de la terre et du feu, c'est-à-dire au sens d'une chose générale, à mi-chemi de l'individu spatio-temporel et de l'idée, sorte de principe incarné qui importe un style d'être partout où il s'en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un « élément » de l'Être.569

Et c'est tout le problème : la chair est moment-lieu, mais absolu, en tant que moment- lieu de l'Être. S'il n'y a de chair que la mienne chez Husserl, n'y a-t-il de chair que non-mienne pour Merleau-Ponty ? Non pas, ce qui désigne toute l'aporie, car la pensée merleau-pontienne reste hésitante et oscillante entre une préoccupation ontologique et une exigence phénoménologique, tel qu'elle tente d'articuler une chair

propre à la « Chair » du monde. Mais que désigne une « chair du monde » ? Une immanence « absolue » ? Une « réduction » à « la » transcendance « originaire » ? En effet, il s'agit pour Merleau-Ponty de penser la co-naissance ontologique de la chair et du monde, mais à partir de la primauté ontologique du monde ; de telle sorte que seule l'appartenance au monde explique la puissance percevante du corps, au sens où c'est parce que je suis être du monde que je suis être au monde, où c'est parce que j'appartiens au Visible que je suis voyant. L'évidente difficulté revient à l'ordre de fondation phénoménologique dans la genèse constitutive : d'une part, il s'agit d'une extension ontologique tel que le mode d'être du corps propre est transféré au monde lui-même (c'est parce que la chair propre est du monde que le monde est Chair) ; d'autre part, seule la Chair, comprise dans son sens ontologique, permet de rendre compte de ma chair propre. Penser l'émergence d'une chair au sein de la « Chair » semble « défaire » la rigueur phénoménologique d'une distinction nette entre le champ d'immanence et le champ de transcendance. Comment comprendre l'immanence s'il s'agit de suggérer une puissance perceptive à la transcendance ? Que peut signifier une immanence « cosmique » au sens où ma chair est définie par la réversibilité au sein de la chair du monde ? Cependant, nous ne pouvons nous contenter d'insister sur l'évidente aporie d'une telle analyse. Au contraire, nous proposons de considérer la démarche merleau-pontienne comme un effort pour penser une expérience d'incarnation, qui ferait effectivement défaut dans la phénoménologie husserlienne. Car la chair se définit comme cet enroulement, cette réciprocité, ce chiasme du visible et de l'invisible ; comme telle, la chair est l'expérience de la quasi- expérience, de l'expérience impossible, qui ne vient pas, qui ne peut advenir, puisque la Chair de la chair désigne le jeu de l'écart lui-même, de cet « inter-monde » presque indescriptible. En effet, « il est temps de souligner qu'il s'agit d'une réversibilité toujours imminente et jamais réalisée en fait »570 car « je ne parviens jamais à la coïncidence ; elle s'éclipse au moment de se produire, et c'est toujours de deux choses l'une ».571 Ainsi, selon Merleau-Ponty, la philosophie doit explorer l'espace des

formes intermédiaires entre l'objet et le sujet, c'est-à-dire qu'elle doit reconnaître un écart fondamental qui consiste en son propre espace d'inter-monde. Son analyse reprend l'exemple de Husserl de la main touchante et de la main touchée, en remarquant qu'un recouvrement total et complet du phénomène touchant-touché n'est pas possible. Au contraire, il s'agit de considérer « cette dérobade incessante, cette impuissance où je suis de superposer exactement l'un à l'autre, le toucher des choses par ma main droite et le toucher par ma main gauche de cette même main droite ».572 Mais une telle dérobade ne signifie pas un quelconque « échec », au contraire, elle est la condition phénoménale de toute incarnation, en tant qu'elle désigne un chiasme, c'est-à-dire un entrelacs d'identification de la chair à elle-même.

(…) ce n'est pas un échec : car si ces expériences ne se recouvrent jamais exactement, si elles échappent au moment de se rejoindre, s'il y a toujours entre elles du « bougé », un « écart », c'est précisément parce que mes deux mains font partie du même corps, parce qu'il se meut dans le monde, parce que je m'entends du dedans et du dehors (…) Mais cet hiatus entre ma main droite touchée et ma main droite touchante, entre ma voix entendue et ma voix articulée, entre un moment de ma vie tactile et le suivant, n'est pas un vide ontologique, un non-être : il est enjambé par l'être total de mon corps, et par celui du monde, c'est le zéro de pression entre deux solides qui fait qu'ils adhèrent l'un à l'autre.573

C'est à partir de cette détermination précise d'une chair qui « se dérobe » à elle-même pour pouvoir s'identifier à elle-même que Merleau-Ponty y voit la marque ontologique d'appartenance à l'Être. Cet écart fondamental, à quoi renvoie l'espace de l'inter-monde, peut également être compris comme « excédence », qui définit la chair comme ouverture. C'est pourquoi il est question d'« empiétement,

[d']enjambement »574, au sens où « les deux cartes sont complètes, et pourtant elles ne se confondent pas. Les deux parties sont totales et pourtant ne sont pas superposables ».575 Afin de dégager le phénomène d'écart transcendantal, Merleau- Ponty a su rendre compte de ce que Jacob Rogozinski appellera des « pôles de

572 Ibid., p. 192. 573 Ibid. 574 Ibid., p. 175. 575 Ibid.

chair », c'est-à-dire une fragmentation originaire de la chair que le chiasme permet d'unifier : « (…) c'est que ces visions, ces touchers, ces petites subjectivités, ces « conscience de... » »576 renvoient à une chair originairement fragmentée, tel que chaque « fragment » de chair désigne un « éclat » de moi.

(…) en admettant que mon corps synergique n'est pas objet, qu'il rassemble en faisceau les « consciences » adhérentes à ses mains, à ses yeux, par une opération qui est, relativement à elles, latérale, transversale, que « ma conscience » n'est pas l'unité synthétique, incréée, centrifuge d'une multitude de « consciences de... », comme elle centrifuges, qu'elle est soutenue, sous-tendue, par l'unité pré-réflexive et pré-objective de mon corps.577

En cela, Merleau-Ponty s'oppose clairement au pôle égologique présenté par Husserl comme pôle d'unification intentionnelle. Et nous considérons qu'une telle analyse est une réelle avancée dans la recherche phénoménologique, en posant la question d'un processus d'incarnation sur laquelle elle butait jusque-là. C'est ce qui permettra à Merleau-Ponty de reconsidérer le mouvement d'incorporation : « mes deux mains touchent les mêmes choses parce qu'elles sont les mains d'un même corps ; or chacune d'elle a son expérience tactile ».578 Cependant, nous reprochons à Merleau- Ponty, alors même qu'il dégage la strate d'immanence comme la strate la plus originaire, en tant que strate fragmentée des impressions sensibles, de renverser l'ordre de fondation phénoménologique en développant en dernière instance une phénoménologie de la transcendance.

chaque vision monoculaire, chaque toucher par une seule main, tout en ayant son visible, son tactile, est liée à chaque autre vision, à chaque autre toucher, de manière à faire avec eux l'expérience d'un seul corps devant un seul monde, par une possibilité de réversion, de reconversion de son langage dans le leur, de report et de renversement, selon laquelle le petit monde privé de chacun est, non pas juxtaposé à celui de tous les autres, mais entouré par lui, prélevé sur lui, et tous ensemble sont un Sentant en général devant un Sensible en général.579

576 Ibid., p. 184. 577 Ibid. 578 Ibid.

En effet, si le chiasme présente une « percée » dans les présupposés de la phénoménologie husserlienne, Merleau-Ponty ne lui assigne aucune limite pour privilégier une pensée de l'extension ontologique. Autrement dit, une sorte de chiasme « universel » ou « absolu ». Cela émane directement du déni de toute immanence égologique. Car à partir de « cet écart du dedans et du dehors, qui constituent son secret natal »580, il est possible de reconsidérer le corps propre en tant qu'il relève d'une appréhension duelle : « comme mon corps est d'un seul coup corps phénoménal et corps objectif ».581 Pourtant, cette considération de l'appréhension duelle du corps propre a déjà été effectué par Husserl, en tant que le corps propre est le moment-lieu du basculement et de l'imbrication des attitudes ; ce dont Merleau- Ponty ne dit rien.

Nous disons donc que notre corps est un être à deux feuillets, d'un côté chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche ; nous disons, parce que c'est évident, qu'il réunit en lui ces deux propriétés, et sa double appartenance à l'ordre de l' « objet » et à l'ordre du « sujet » nous dévoile entre les deux ordres des relations très inattendues.582

Tandis que Husserl voit dans cette appréhension duelle du corps propre la marque déterminante de la primauté égologique, Merleau-Ponty établit une analyse inverse : l'anonymat originaire. A partir de « cet anonymat inné de Moi-même que nous appelions chair tout à l'heure », il semble logique et légitime pour Merleau-Ponty de demander « pourquoi la synergie n'existerait-elle pas entre différents organismes, si elle est possible à l'intérieur de chacun ? »583 Ou encore : « cette généralité qui fait l'unité de mon corps, pourquoi ne l'ouvrirait-elle pas aux autres corps ? »584 Ainsi, c'est en récusant l'immanence égologique, condamnée comme impasse « subjectiviste » et « idéaliste », que Merleau-Ponty commet l'erreur de parler de

580 Ibid., p. 177. 581 Ibid. 582 Ibid., p. 178. 583 Ibid., p. 185. 584 Ibid., p. 184.

chair qui ne soit pas la mienne : « Car recouvrement et fission, identité et différence, elle fait naître un rayon de lumière naturelle qui éclaire toute chair et non pas seulement la mienne. »585 Or, en réfutant la thèse fondamentale qu'il n'y a de chair que

ma chair, il semble qu'il soit impossible de poser une limite à mon immanence, et

d'établir une différence phénoménologique entre moi et non-moi. Dès lors, le champ d'immanence est supprimé comme tel au profit d'une immanence « cosmique » et « universelle » sans borne ni repère, qui est équivalente au règne absolu de la transcendance. Par ailleurs, s'il n'est pas d'ego autrement que « l'anonymat inné de Moi-même », alors il n'y a plus ni moi ni autrui, ni corps ni monde, mais une Chair ontologique : une chair du monde. Dès lors, « l'ouverture par la chair »586 désigne l'ouverture à l'Être, « par une expérience qui (…) soit toute hors d'elle-même (…) et c'est bien d'un paradoxe de l'Être, non d'un paradoxe de l'homme, qu'il s'agit ici ».587 Le moi dans le monde devient un formidable phénomène sans limite du touchant- touché, par une extension universelle et ontologique de ce chiasme à l'ensemble du monde.

Or, tout ce qu'on dit du corps senti retentit sur le sensible entier dont il fait partie, et sur le monde. Si le corps est un seul corps dans ses deux phases, il s'incorpore dans le sensible entier, et du même mouvement s'incorpore lui-même à un « Sensible en soi ».588

L'analyse dérive logiquement en des considérations qu'on pourrait prudemment considérer de « mystiques » où la pure présence à soi de l'Être à laquelle je participe semble proche du concept de Dieu. En effet, si la chair est aussi celle du monde, incorporer la chair reviendrait-il à incorporer le monde ? Mais il semble plutôt ici que je m'incopore dans la chair du monde, et que simultanément cette chair du monde émane de mon incorporation. Pourtant, Merleau-Ponty pose la question, cruciale : « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? »589 C'est

585 Ibid., p. 185. 586 Ibid., p. 171. 587 Ibid., p. 178.