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3.2 Le concept d’équité

3.2.1 Les théories de la justice

L’étude de l’équité peut se faire en fonction de cinq théories principales de la justice (Mooney 1987; Krasnik 1996; Olsen 1997), à savoir :

1. la théorie de la propriété/libertarienne (la liberté d’utiliser et de posséder ses

propres biens en fonction de ses propres choix),

2. le modèle égalitaire (tous les individus sont égaux et doivent être traités de la même

façon),

3. le modèle fondé sur les besoins48 (les soins font partie des éléments de base),

48 L’utilisation de la notion de « besoins » est parfois discutée, certains préférant la substituer à celle

« d’insuffisances ». Cette préoccupation conceptuelle est en partie reprise par Sen (2000) et son approche de la justice « par les capacités ».

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4. le modèle utilitaire (un maximum de biens pour un maximum de gens49), 5. la théorie du “ maximin ” (le maximum pour ceux qui disposent du minimum). La mise à l’écart de l’équité dans les récentes réformes sanitaires serait la conséquence de la prédominance de la première de ces cinq théories (Gilson 1998). Celle du “ maximin ” de Rawls (1993), préconise que les ressources de la société doivent être utilisées pour améliorer la situation des plus pauvres et accroître leur possession de biens de première nécessité50 (Mooney 1987; Rice 1998). Daniels et ses collègues ont récemment avancé que « justice, as described by Rawls’s principles, is good for our health » (Daniels, Kennedy et al. 1999, p.230). Et Rawls d’ajouter, ce qui n’a pas manqué de susciter de nombreux commentaires, qu’ « il n’y pas d’injustice dans le fait qu’un petit nombre obtienne des

avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit par-là même améliorée la situation des moins favorisés » (p. 41). C’est aux inégalités, inévitables dans toutes les

sociétés selon l’auteur, mais inacceptables, que les principes de la justice sociale veulent s’attaquer pour une meilleure équité. Selon Jacques Bidet (1995) et son analyse des travaux de Rawls, les inégalités engendrent le besoin d’améliorer les chances de ceux qui en ont le moins, selon le principe de la différence. Mooney (1999) critique cette position rawlsienne. Pour lui, le chercheur américain ne prend en compte que les besoins spécifiques des plus désavantagés et la discrimination positive n’est orientée que vers ces derniers. Or, pour l’économiste, l’équité en général, et l’équité verticale en particulier, nous imposent de trouver une juste solution non pas seulement pour les plus pauvres, mais pour tout le monde et à tous les niveaux. Ainsi, nous comprendrons que la définition de l’équité, et a fortiori de ses indicateurs, sera différente selon que nous appliquons l’une ou l’autre de ces théories de la justice distributive dans l’étude de l’équité. À la suite de Tizio (1998), il est certainement utile de noter que la politique des SSP d’Alma-Ata repose essentiellement sur une conception de la justice sociale de type égalitaire (modèle 2) alors que celle de l’IB, mettant

49 Olsen reprenant Mackie (1977) nous explique qu’il ne faut pas comprendre le modèle utilitaire comme

Krasnik le présente mais plutôt assimiler que le critère d’actions est « the greatest possible total happiness (Olsen 1997, p. 627)» (total en italique dans le texte). Et Sen (2000) ajoute que la distribution des utilités n’intéresse pas les penseurs de cette école, ce qui les préoccupe c’est l’utilité totale pour tous.

50 Certains auteurs ont précisé que Rawls n’avait pas inclus la santé dans ces biens de première nécessité.

l’accent sur l’efficacité mais aussi sur l’équité en faveur des indigents, est sous tendue par la théorie du maximin et le principe de la différence (modèle 5).

Il est utile de prétendre que la compréhension de l’équité selon une perspective émique constitue un préalable indispensable à l’objet de notre recherche et à la validation (ou non) de l’une de nos hypothèses. Il est important que la notion d’équité soit une émanation du discours et des valeurs de la société d’étude, ce que nous rappelait récemment Mooney (2002) dans un forum d’expert sur la question « Why would we think that there is, could be

or should be some single uniquely correct definition of equity ? ». Whatever equity is, it is likely to vary across cultures and societies ». Ainsi, les critères descriptifs de l’équité dans

la santé doivent être définis par les populations locales51 (Peter et Evans 2001), tant le

contexte politique et la pluralité des valeurs en influencent la définition (Popay, Williams et al. 1998; Peter 2001; Starfield 2001; Braveman et Gruskin 2003; Oliver et Mossialos 2004). L’équité est un terme polysémique et demeure un concept très contextuel, en ce sens que sa définition dépend beaucoup de notre position épistémologique et de notre environnement social. Saltman (1997) explique que la position de Daniels avançant que l’équité en santé doit être définie comme une juste égalité des opportunités, « a process-oriented form of

equity » (p. 445) correspond à une tradition anglo-américaine, le « mantra of neo- liberalism » écrit Labonté (2004, p. 119), se focalisant sur les opportunités pour les

individus au détriment des résultats pour la collectivité. En Suède, pays dont les politiques sociales sont mondialement reconnues, près de 70% des 449 politiciens participants à une enquête ont affirmé qu’ils n’étaient pas prêts à sacrifier l’équité sur l’autel de l’efficience (Lindholm, Rosen et al. 1998). En Australie, mis devant un contexte hypothétique de rareté de ressources pour l’accès aux soins de santé, la majorité des personnes interrogées dans l’enquête ne soutiennent pas une politique visant la maximisation des résultats de santé si les plus vieux ou les personnes en mauvaise santé doivent limiter leur accès aux soins (Nord, Richardson et al. 1995). Pour bien appréhender la valeur accordée à l’équité par les

51 Cela peut entraîner certaines conséquences puisque la définition de l’état de santé sera diffèrente si nous

demandons l’avis des personnes ou des professionnels de santé. C’est ce que Sen appelle la vision « interne » ou « externe » de la santé (Sen 2001).

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burkinabé et leur volonté oblative, il est indispensable de comprendre l’éventail des définitions conceptuelles. Par exemple, et une partie de l’objet de notre thèse est de tenter d’améliorer les connaissances empiriques à ce sujet, dans la culture Mossi (ethnie majoritaire au Burkina Faso et dans la zone de l’étude) il semble persister une croyance selon laquelle il existerait une inégalité intrinsèque des rapports entre les individus, constituant le fondement de la vie sociale. Plusieurs proverbes locaux l’attestent (Carré et Zaoual 1998). Mais un de nos informateurs clef nous prévient que ce que dit Badini doit être interprété comme, au contraire, une volonté d'entraide permanente de la part des Mossi. Les inégalités sont intrinsèques, elles proviennent de la volonté divine et l’indigent est nécessairement aidé. Si ce n’est par sa famille, absente ou disparue, ce sera par la communauté au sens large du terme car c’est une honte, dit notre informateur, pour la communauté d’avoir des indigents dans les parages. Est-ce vraiment le cas aujourd’hui? Laurent prend l’Afrique comme meilleur exemple du maintien des liens sociaux « où

« l’entre-soi » demeure plus intense que partout ailleurs » (Laurent 1996b, p.92), reposant

sur « l’invention de nouvelles règles de vie commune et sur la valorisation des échanges

oblatifs qui créent des liens entre individus (p. 92) ».

Á partir de ces différentes influences théoriques sur le concept d’équité, il nous faut maintenant trouver une variable opératoire pour comprendre la perception qu’en ont les acteurs de l’arène de notre recherche. Le dictionnaire Le Petit Robert affirme que « l'équité

consiste à mettre chacun sur un pied d'égalité » (Robert 1996). Ainsi, nous aurions

tendance à croire que l’équité est un concept proche de celui de la justice sociale puisque cette dernière consiste à tenter d’atteindre l’égalité, comprise comme une mesure et comme un objectif à réaliser (Aïach 1998). Pour certains, équité et justice sociale sont des termes interchangeables (Wagstaff et Van Doorsaler 1993; Boidin 2000; Braveman 2003; Braveman et Gruskin 2003). En outre, la justice nous paraît, comme l’a dit Aristote, être une valeur suprême contenant « toutes les autres vertus » (Aristote 1990 [trad], p.125). La référence au philosophe grec est d’autant plus justifiée que selon des chercheurs s’étant réunis pour débattre des principes de justice, c’est bien chez Aristote que l’on trouve les origines du lien entre égalité et justice (DREES 1997). Rappelons que Rawls (1993) disait

que la justice est la première vertu et que Descartes affirmait, il y a 350 ans, que « la

conservation de la santé, […] est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Descartes sans date). Lorsque les principes de justice sociale ne

sont pas appliqués dans une société, il en résulte la création d’inégalités sociales (Aïach 2000), dont les conséquences extrêmes se situent au niveau de l’état de santé différencié selon les individus et leur groupe social d’appartenance. Ainsi, pour les égalitaristes radicaux, tel que Arneson, Cohen ou Dworkin, la justice sociale doit être en mesure de « compenser des individus pour une malchance « cosmique » » (Demuijnck 1997, p.19), c’est-à-dire, pour des résultats qui ne résultent pas de leurs propres choix.