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Quelques illustrations empiriques du rôle des acteurs en Afrique de l’Ouest

2.3 Cadre d’analyse

2.3.2 L’importance des acteurs dans la mise en œuvre

2.3.2.1 Quelques illustrations empiriques du rôle des acteurs en Afrique de l’Ouest

Dans un article anthropologique où il analyse à Bamako, Dakar et Niamey les stratégies des acteurs des systèmes de santé, Jaffrè note que ces trois capitales ont en commun le fait que leur pays respectif a adhéré à l’IB mais qu’au-delà de la cohérence internationale de cette politique, on assiste à des choix pragmatiques bien différents et effectués diversement par les acteurs et les destinataires (Jaffré 1999a). La représentation schématique de l’analyse des politiques de santé par un triangle où les acteurs se retrouvent au centre, nous paraît essentielle. À l’instar de Rathwell (1998) et de bien d’autres auteurs présentés dans l’article original de Walt et Gilson (1994), nous pensons que le rôle des acteurs est central dans la mise en œuvre et l’appropriation d’un changement. Il semble que cela soit d’autant plus le cas lorsque nous avons affaire à une politique publique (Van Meter et Van Horn 1975; Rathwell 1998) où des conflits liés aux valeurs peuvent amener les acteurs à tenter de bloquer ou d’entraver les réformes sanitaires (Gilson 1997a). L’évolution des connaissances durant la dernière décennie nous a fait prendre conscience que le modèle classique du choix rationnel n’est plus le plus pertinent et qu’il faut reconnaître l’importance que jouent les acteurs sociaux dans la prise de décisions et la mise en œuvre des politiques (Brugha et Varvasovszky 2000). En Afrique, des chercheurs viennent d’expliciter le pluralisme des normes, leur informalité et leur instabilité, obligeant les acteurs sociaux à de multiples ajustements permanents dans la gestion des affaires publiques et de l’action publique (Winter 2001). Autrement dit : « we view the process of

policy change as one shaped significantly by the actions of individuals in strategic locations to influence a particular change » (Grindle et Thomas 1991, p.125). Cette

résistance potentielle est encore plus évidente dans notre étude puisque nous savons combien la notion d’équité est différemment interprétée selon les sociétés et, qui plus est, la conception de l’implantation d’une politique de santé peut être comprise diversement selon la perspective et les intentions des acteurs concernés (Walt 1994). De plus, en associant les populations à la gestion locale des centres de santé et en accentuant le processus de décentralisation, l’IB bouleverse complètement la distribution du pouvoir entre les acteurs locaux du système de santé ainsi qu’entre ces derniers et les acteurs centraux.

L’importance du rôle des acteurs dans la mise en œuvre de l’IB peut être illustrée par le cas de quelques pays. Au Burkina Faso, il a été allégué lors de la restitution d’une initiative de recherche sur les réformes de santé que le ministère de la Santé a « fait cavalier seul » dans l’implantation des réformes. Les analystes vont même jusqu’à affirmer que cela explique, entre autres choses, l’absence de la prise en compte de l’accès aux soins pour les indigents (ABSP 2001), les médecins et les malades burkinabé ne disposant, semble-t-il, que de peu de pouvoir pour influencer le processus (Gobatto 2001). Ces constatations empiriques du Burkina Faso sont à mettre en relief avec ce qui, en 1992, figurait dans le document officiel de lancement de l’initiative de Bamako. Il était souligné dans ce rapport que l’État s’engageait à réaliser « des recherches opérationnelles sur l’indigence » (p. 26) et à prendre

« des mesures pour la prise en charge des plus démunis » (Ministère de la santé 1992,

p.45). Près de 10 ans après, nous n’avons pas constaté de nombreuses avancées en la matière (Girard et Ridde 2000). Ce que nous présentons ici concernant le Burkina a également été noté au Bénin où l’efficience a pris le dessus sur l’éthique relative à la prise en compte des indigents (Ouendo, Makoutode et al. 2000). La recherche de Jaffrè et de ses collaborateurs (2002) dans cinq capitales de l’Afrique de l’Ouest est précieuse en ce qu’elle démontre combien le fameux colloque singulier entre le soignant et le soigné est déterminant dans l’accès aux soins de santé au sein des formations appliquant les principes de l’IB. Le constat d’une qualité des soins des plus contestable trouverait, selon ces anthropologues, en partie son explication dans l’absence de déontologie de la part du personnel médical. Au Mali, la viabilité des centres de santé a prévalu sur l’accessibilité (Maïga, Traoré Nafo et al. 1999). La mise en œuvre de l’IB au Mali au début des années 1990 a été très difficile car l’administration était très minoritaire dans sa volonté de développer cette initiative et les professionnels de la santé n’ont pas hésité à manifester leurs réticences (Brunet-Jailly 1992). Dix ans après, l’absence de démocratie au sein des associations de santé communautaire s’explique en zone urbaine par « des pratiques

destinées à contourner des statuts faits pour assurer le caractère démocratique des élections » (Balique, Ouattara et al. 2001, p.42) ou par un accaparement des associations

par les oligarchies rurales. Cette constatation de l’an 2001 n’est pas sans nous rappeler les inquiétudes émises à la fin des années 1980. Alors que le problème de l’accès aux soins des indigents était à peine effleuré, les premières expériences au Bénin et en Guinée avaient

déjà organisé « des récompenses financières liées aux résultats » (p. 81) pour les agents de santé…et sept ans après, les mêmes auteurs (experts de l’UNICEF) affirmaient que l’accès aux soins restait un problème irrésolu et qu’il faudrait « développer des mécanismes qui

permettent d’assurer un accès équitable au système de santé » (Knippenberg, Alihonou et

al. 1997, p.102). Les acteurs des réformes sanitaires en Afrique, comme dans bien d’autres continents, semblent plus préoccupés par la maximisation de leurs gains (Tizio et Flori 1997) et la conservation de leurs pouvoirs (Beyer 1998) que par l’amélioration des systèmes de santé et la prise en charge des exclus permanents. Dans une recherche au Burkina, nous avons attiré l’attention sur le fait que les comités de santé des dispensaires avaient une fâcheuse propension à la thésaurisation et se réfugiaient derrière des considérations pratiques pour ne pas permettre aux plus pauvres d’avoir accès aux soins par une juste redistribution des revenus (épargnés) engendrés par le paiement des consultations et des médicaments (Ridde 2003a). L’approche des responsables d’un district nigérien, entre autres, dans la mise en œuvre de l’IB et la réduction de la participation des membres de la communauté à la seule acceptation de propositions pré-établies pour la gestion de l’initiative serait une explication aux résultats négatifs constatés après plusieurs années de soutien de la coopération hollandaise dans cette région (Meuwissen 2002). Ces exemples montrent combien la traduction concrète des politiques de santé est influencée par les acteurs de son implantation.

Compte tenu de ce que nous venons d’évoquer à propos du rôle central et primordial des acteurs dans la mise en œuvre de l’IB, il nous semble fondamental d’étudier en profondeur la dynamique du jeu des acteurs. L’utilisation du cadre d’analyse présenté plus haut a pour avantage principal de nous contraindre à examiner toutes les composantes qui interviennent lors de l’implantation d’une innovation, d’un changement. Son application à la mise en œuvre de l’IB en Afrique devra nous permettre d’être systématique dans notre analyse et d’éviter d’omettre un facteur essentiel à la compréhension du phénomène. Il a l’avantage d’être exigeant puisqu’il requiert un travail systématique, cohérent et le plus exhaustif possible. Cependant, la critique que nous pourrions exprimer à l’égard de ce cadre est de ne pas être associé à certains modèles permettant de comprendre l’influence et l’interaction des acteurs. Certes, les auteurs présentent un cadre d’analyse des politiques et non un

modèle d’analyse des interactions. Toutefois, pour les besoins de notre recherche, ces deux démarches gagneraient à être combinées.

2.3.2.2 De l’anthropologie du développement à la science politique pour comprendre