• Aucun résultat trouvé

2.3 Cadre d’analyse

2.3.1 L’IB, une politique publique de santé à analyser

2.3.1.4 Les courants traversant la mise en œuvre

Dans un ouvrage aujourd’hui célèbre, John Kingdon (1995) propose une réponse théorique à deux questions souvent posées : pourquoi certaines idées émergent et d’autres pas, et pourquoi certaines sont choisies par les gouvernements dans la formulation d’une politique publique ? Pour répondre à cette interrogation, Kingdon propose, sur la base d’une étude empirique de quatre années constituée de centaines d'entrevues dans les domaines du

transport et de la santé aux États-Unis, une théorie fondée sur trois courants. Cette approche s’est largement inspirée du modèle du garbage can, présenté au début des années 1970, décrivant le processus de décision dans les organisations qualifiées d’anarchies organisées et caractérisées par des préférences incertaines, une technologie floue et une participation fluctuante (Cohen, March et al. 1991). Pour Kingdon, l’émergence d’une politique publique s’explique par la rencontre (coupling), initiée par un entrepreneur politique au moment où apparaît une occasion (fenêtre), du courant des problèmes et du courant des orientations35

(politics), le courant des solutions étant également présent mais demeurant plus éloigné (loosely coupled)36. Sans cette rencontre, aucune politique ne peut faire surface, les

problèmes restent irrésolus, des solutions existent ou sont promues par certains acteurs mais elles ne sont pas recevables et les orientations politiques du moment ou les idées du temps présent ne peuvent être appliquées puisqu’il n’existe pas de problème reconnu ni de solution pour les proposer. Mais lorsque apparaît le moment opportun dans le courant des problèmes ou des orientations, ce qui est rare et éphémère (Kingdon 1995), un entrepreneur politique usera de ses diverses ressources et mettra tout en œuvre pour que ceux-ci se rejoignent afin qu’émerge une politique publique, étant entendu que la résolution des problèmes n’est pas utopique, donc que certaines solutions sont connues. Précisons que la présence d’entrepreneurs n’est pas cantonnée dans un seul courant mais ceux-ci peuvent, au contraire, surgir de tous les courants, selon la situation et la prédominance de l’un ou de l’autre. Cette approche théorique a récemment été employée dans le domaine de la santé internationale, pour une première fois à notre connaissance, afin de comprendre l’émergence d’une politique de santé concernant la tuberculose et les soins de courte durée (DOTS). La notion de fenêtre d’opportunité a notamment été féconde (Ogden, Walt et al. 2003).

35 D’autres traductions existent de ce concept : courant de la politique, courant des priorités. Le terme

« stream » a aussi été traduit récemment, d’une manière peu heureuse, par « mouvance » (Lamari et Landry 2003).

36 L’étude des politiques publiques de trois pays d’Amérique du Sud a montré qu’il arrive que le groupe

restreint ayant la responsabilité de proposer les solutions à mettre en œuvre n’ait pas reçu de commande très claire de la part des politiciens et soit aussi contraint de définir les problèmes à résoudre (Grindle 2000). Il y a donc eu rencontre des courants des problèmes avec celui des orientations sans pour autant que les premiers soient parfaitement déterminés mais cela suffit dans un premier temps, semble-t-il, pour l’émergence des politiques.

Prolongeant cette interprétation de Kingdon, Lemieux (2001) avance que dans l’étape de la formulation, c’est le courant des solutions qui rencontre celui des orientations et, dans la mise en œuvre, nous avons affaire au couplage du courant des solutions avec celui des problèmes, le troisième courant étant toujours présent. Il est souvent reproché aux chercheurs employant la théorie des courants de Kingdon et surtout son prolongement à la phase de la mise en œuvre proposé par Lemieux (2001), de ne pas montrer que l’approche théorique est pertinente et que la rencontre des courants d’opportunité a bien eu lieu dans les phases précédant la mise en œuvre37. Fournissons donc une double

justification à cette requête. D’abord, il faut spécifier que Lemieux a démontré dans un ouvrage de 1995, récemment mis à jour, la pertinence scientifique de sa démarche et la valeur théorique de sa proposition de prolongement de l’approche de Kindgon (Lemieux 1995, 2002). De surcroît, ce prolongement théorique a été validé à l’aide de données empiriques canadiennes dans le domaine de la santé (Demers et Lemieux 1998). Ensuite, dans notre contexte des politiques de santé africaines, nous croyons que cette théorie paraît appropriée au cas africain des SSP et de l’IB. Collins (1994) nous apprend qu’à l’époque, l’émergence de la politique SSP, qui visait à plus d’équité et de justice distributive, n’a pas été facile puisqu’elle est allée à l’encontre de la volonté de certains politiciens favorisant le

statu quo et se satisfaisant d’un système d’inégalité sociale et de domination politique. La

présence des entrepreneurs politiques est donc déjà bien établie. Au Burkina Faso, la déclaration d’Alma Ata de 1978, et son adoption par le gouvernement, a été suivie par la formulation en 1979 de la première politique nationale de santé (Drabo 2002). Il y a donc eu rencontre du courant des orientations (les SSP) avec celui des solutions (dans le cas du Burkina Faso : augmentation de la couverture vaccinale et sanitaire); rencontre favorisée par un entrepreneur politique tel que l’OMS. Puis, si l’on applique la théorie des courants à l’IB, nous pouvons avancer que l’UNICEF et l’OMS (entrepreneurs politiques) procédant au couplage du courant des problèmes (efficacité des SSP, équité de l’accès aux soins et du financement) avec celui des orientations (démocratisation, décentralisation voire privatisation), permet l’émergence de cette politique à la fin des années 1980.

En phase avec l’influence grandissante du modèle de Kingdon (John 1999; Sabatier 1999a) ou de son adaptation (Zahariadis 1999; Travis et Zahariadis 2002), des universitaires britanniques ont également récemment tenté de proposer une autre adaptation de la théorie des courants, usant des propositions de Kingdon mais aussi de celles de Webb et Wistow ou encore de Challis et ses collaborateurs, auteurs ayant utilisé le concept de policy stream (Powell et Exworthy 2001 , p.2). Il est notamment reproché à Kingdon de ne pas avoir suffisamment développé ni apporté de clarification à ce dernier concept (policy stream). Le cadre d’analyse proposé par ces auteurs anglais permet d’étudier une politique publique au regard de trois courants particuliers. D’abord, celui de la politique (policy) qui concerne les objectifs, buts et finalités de la politique publique en question. Ensuite, il y a le courant du processus qui fait référence aux moyens et instruments employés pour atteindre les objectifs de la politique publique. Enfin, le dernier courant est celui des ressources, puisqu’il est essentiel de bénéficier de ressources humaines ou financières pour implanter une politique. L’application de données empiriques issues de l’étude de la mise en œuvre d’une politique anglaise visant à réduire les inégalités de santé dans ce pays, permet aux auteurs d’affirmer que la rencontre de ces trois courants (« policy, process, resource ») est une condition indispensable à la réussite d’une politique publique. Dans un autre article, Exworthy et Powell (2004) raffinent le modèle de Kingdon (1995) en ajoutant une distinction au concept d’opportunité (fenêtre). Pour eux, la recherche du politologue américain est essentiellement fondée sur les données d’une étude au niveau fédéral mettant ainsi en œuvre des big windows alors qu’il existe aussi selon eux, au niveau local, des little

windows. Cela permet d’ajouter qu’il subsiste dans la mise en œuvre d’une politique

publique, une dimension verticale, mais aussi une double dimension horizontale puisque de plus en plus il devient essentiel de partager une vision commune de la politique à mettre en œuvre et de travailler en partenariat, que ce soit au niveau local ou central. Finalement, le nouveau modèle proposé permet à Exworthy et Powell (2004) de croire que la mise en place d’une politique publique sera réussie dans la mesure où les trois courants (politique, processus, ressources) se rencontrent au sein des trois dimensions (verticale, horizontale centrale, horizontale locale), telle que la figure suivante les présente.

Figure 9: big and little windows : dimensions verticales et horizontale

Travail collaboratif au niveau central Inter- et intra ministériel

Vertical Vertical Vertical

silo 1 silo 2 silo 3

Travail collaboratif au niveau périphérique

Source : Exworthy et Powell 2004

Cependant, cette approche ne semble pas laisser assez d’importance aux acteurs et ne donne pas assez de place à une analyse inductive. De surcroît, l’intérêt de l’approche de Lemieux (2001) réside dans le fait qu’il conserve les trois étapes d’une politique publique et qu’il propose un « couplage » différent selon ces trois moments de l’histoire d’une politique. De plus, la distinction des trois dimensions par les chercheurs anglais est intéressante mais peu pertinente dans le cas de l’Initiative de Bamako. Son implantation est souvent uniquement locale, contrairement à sa formulation, et très dépendante de projets essentiellement financés par l’aide internationale, à l’échelle d’un district voire, au plus, d’une région. La dimension verticale n’a donc pas vraiment lieu d’être puisque (malheureusement ?) l’État central est bien souvent dans l’incapacité d’influencer les projets locaux où l’IB est mise en œuvre.

Voilà pourquoi nous privilégierons l’approche de Kingdon (1995) et de Lemieux (2001) que nous pouvons formaliser dans la figure suivante.

Figure 10 : La rencontre des courants dans les sous-processus

Émergence

Formulation

Implantation

Sources : Kingdon (1995) et Lemieux (2001)

Problèmes

Orienta-tions

Solutions

Problèmes

Orienta-

tions

Solutions

Orienta

-tions

Problèmes

Solutions

Pour la formulation de l’IB, nous pouvons avancer que l’UNICEF et l’OMS (entrepreneurs) s’organisent pour réaliser le couplage des orientations (qui restent les mêmes) avec celui des solutions (médicaments essentiels génériques, décentralisation, gestion communautaire). À partir de cette théorie, nous oserions postuler que l’échec constaté de la mise en œuvre de l’IB en ce qui concerne son objectif d’équité, s’expliquerait par le fait que le courant des problèmes d’équité n’a pas rencontré celui des solutions (exemptions, subventions croisées) puisque aucune opportunité n’est apparue, pas plus que d’entrepreneur politique pour réaliser ce couplage. Aussi, les deux premières hypothèses sont formulées ainsi :

• Hypothèse 1 : L’échec de la mise en œuvre de l’IB en ce qui concerne son

objectif d’équité s’explique notamment par le fait qu’aucune fenêtre d’opportunité n’est apparue.

• Hypothèse 2 : L’échec de la mise en œuvre de l’IB en ce qui concerne son

objectif d’équité s’explique notamment par le fait qu’aucun entrepreneur politique n’est intervenu pour réaliser le couplage des courants.

À l’instar de la typologie avancée par Kingdon (1995), il conviendrait de vérifier si ces occasions ne se sont pas présentées pour des raisons liées à la complexité du problème, à la connaissance des solutions, à la présence d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs en particulier ou enfin à la perception que ces derniers ont de l’existence ou non de la présence de ces occasions puisque « focusing attention on one problem rather than another is often

no accident » (Kingdon 1995, p. 115). De plus, le courant des orientations et son lot

d’entrepreneurs politiques n’a pas non plus fait surface, ni pour soutenir cet objectif d’équité ni, si la politique en question n’était pas en mesure de répondre à cette problématique, pour faire en sorte qu’une nouvelle initiative émerge à cette occasion ou que l’actuelle soit reformulée par l’intermédiaire d’une nouvelle rencontre entre le courant des orientations et celui des problèmes. A contrario, nous pourrions avancer que le courant des problèmes d’efficacité a plutôt rencontré celui des solutions (médicaments essentiels, paiement direct) appuyé par celui des orientations (privatisation ou décentralisation structurelle selon Lemieux (2001)) grâce à l’intervention d’entrepreneur politique

(UNICEF, coopération bilatérale, médecin chef de district) lorsque apparaissaient des occasions (projets de coopération, prêts d’ajustement structurel)38.

De surcroît, deux autres idées peuvent être avancées selon l’application de la théorie de Kingdon (1995). La première est qu’il est envisageable que cette question d’équité, fortement liée aux valeurs d’une société et dont la mise en évidence lors de la formulation de l’IB est d’origine exogène voire éventuellement de l’appareil gouvernemental central lors de la mise en œuvre, ait été conservée dans le domaine du contexte local sans jamais être comprise comme un problème en soi, auquel une solution devait être proposée. La troisième hypothèse résultant de ce point de vue est :

• Hypothèse 3 : L’échec de la mise en œuvre de l’IB en ce qui concerne son

objectif d’équité s’explique notamment par le fait que l’absence d’équité n’a jamais été perçue comme un problème public.

John (1999), reprenant le concept précédemment évoqué de garbage can et la sélection des idées pour l’émergence selon Kingdon, souligne que cela peut aussi s’appliquer à la mise en œuvre « because ideas continue to compete and to be selected and so influence policy

formation » (p. 46). Notre hypothèse a récemment été vérifiée en Angleterre dans

l’exemple précédemment évoqué. La mise en œuvre des politiques décidées au niveau central visant à réduire les inégalités sociales de santé a été négativement affectée par le fait que cette question d’inégalité n’a pas été suffisamment perçue comme un problème prioritaire au niveau local (Exworthy, Berney et al. 2002). Rappelons combien la prise de conscience d’un problème est une émanation d’un construit social et que l’« on ne perçoit

que ce l’on sait résoudre » (Crozier et Friedberg 1977, p.25), ainsi que le précisait

également Kingdon (1995, p. 114). Pour qu’une situation devienne un problème, de nombreux facteurs doivent intervenir. Nous en discuterons en détail dans la section résultats à partir des travaux de quelques auteurs clefs (Rochefort et Cobb 1994). En attendant, il est utile de préciser que la question des valeurs est l’un de ces facteurs

38 Cette tendance ne semble pas l’apanage de l’Afrique puisque, appliquant également cette théorie des

courants, des chercheurs anglais ont récemment avancé que l’implantation d’une politique britannique visant à réduire les inégalités sociales de santé a vu l’émergence d’une négociation politique entre les objectifs d’équité, d’efficacité et d’efficience, qui semble avoir surtout profité aux deux derniers au détriment des premiers (Exworthy, Berney et al. 2002).

favorisant la transformation d’une situation particulière en un problème. La compréhension de la perspective émique (c.-à-d. du point de vue des acteurs) du concept d’équité est donc essentielle puisque « dans l’analyse de l’efficacité ou de l’équité, dans la réflexion axée sur

la lutte contre la pauvreté, le rôle des valeurs est, à l’évidence, prééminent » (Sen 2000b,

p.278).

La seconde idée, nous laisse à penser que les « experts » prédominants dans le courant des solutions concernant les mesures à prendre pour contrecarrer l’iniquité, n’ont jamais atteint de consensus sur ces dernières, tandis que cela semble le cas en ce qui a trait à l’efficacité, un « more manageable subject » (Kingdon 1995, p.176). La quatrième hypothèse peut ainsi être formulée :

• Hypothèse 4 : L’échec de la mise en œuvre de l’IB en ce qui concerne son

objectif d’équité s’explique notamment par le fait que les « experts » n’ont jamais atteint de consensus sur les solutions équitables.

Rappelons que notre proposition est proche de l’hypothèse émise par Van Meter et Van Horn (1975) selon laquelle, plus il y aura consensus entre les acteurs à propos des objectifs d’une politique (et moins le degré de changement nécessaire sera important) et plus cette dernière aura de chances de réussir. Très récemment, dans leur analyse de la mise à l’agenda et de la promotion de deux politiques de santé (DOTS et approche syndromique) par les organisations internationales, Gill Walt et ses collègues (2004) avancent que l’une des trois caractéristiques communes de ces politiques est la tendance à mettre de côté les aspects les plus complexes et délicats lorsqu’il s’agit de promouvoir les meilleurs pratiques.