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2.3 Cadre d’analyse

2.3.1 L’IB, une politique publique de santé à analyser

2.3.1.3 La mise en œuvre et ses facteurs d’influence

De nombreux facteurs vont influencer la mise en œuvre d’une politique publique et, depuis les ouvrages classiques de Pressman et Wildavsky (1984) et Bardach (1977)33, les

universitaires se sont penchés sur les éléments pouvant donner un éclairage aux échecs ou aux réussites constatés. Cet engouement académique avait évidemment une logique heuristique, mais il s’agissait aussi de fournir aux dirigeants quelques pistes de solution pratiques pour améliorer l’efficacité de la mise en place de leurs politiques publiques. Pour répondre à ce double objectif, on a notamment vu paraître à cette époque un article théorique proposant un cadre d’analyse de la mise en œuvre (Van Meter et Van Horn 1975) et un ouvrage collectif à l’attention des dirigeants (Williams 1982). Nous n’avons pas la prétention, dans ces quelques lignes, d’être en mesure de proposer une revue détaillée de ces éléments pouvant influencer la mise en œuvre de politiques publiques, cependant, nous souhaitons, pour les besoins de la construction de notre cadre d’analyse, présenter quelques déterminants clefs communs à plusieurs auteurs connus pour avoir travaillé sur la question.

Avec les trois auteurs déjà cités au début de cette section, Lewis Gunn (1978) a été un des premiers à explorer les conditions préalables, qui n’étaient encore, à l’époque, que de simples prémices, précise-t-il, à la mise en œuvre d’une politique publique. Trois années auparavant, Van Meter et Van Horn (1975) avaient proposé, en appliquant leur cadre d’analyse, trois hypothèses pour qu’une politique soit implantée correctement : les

implementors doivent savoir ce qu’ils ont à faire, ils doivent accepter de le faire, et enfin,

l’organisation responsable doit disposer des moyens nécessaires. Mais Gunn va plus loin, et c’est ainsi que nous trouvons dans son article aujourd’hui célèbre et souvent cité par les ouvrages d’introduction à l’étude des politiques publiques (par ex : Bridgman et Davis 1998), une liste de 10 conditions préalables à la réussite de la mise en œuvre . Ces conditions, selon lui, sont les suivantes : un contexte favorable, du temps et des ressources suffisants, des moyens disponibles à chaque étape de la mise en œuvre , une politique fondée sur une théorie valide, un lien direct entre les causes et les effets désirés, une seule agence indépendante pour gérer l’implantation, une bonne compréhension et l’acceptation des objectifs, une liste d’activités bien spécifiques pour chaque participant à la politique, un niveau de communication et de coordination parfait et, enfin, une autorité en mesure de faire respecter ses décisions (Gunn 1978).

Paul Sabatier (1986), aujourd’hui apprécié pour d’autres travaux dans le champ de la science politique (coalition plaidante) propose, dans une synthèse concernant les recherches sur la mise en œuvre des politiques publiques, quelques éléments de réponse pour l’amélioration de leurs résultats. D’après lui, les politiques ayant atteint leurs buts disposaient d’objectifs raisonnables et clairement annoncés, de contenus proches des préférences des acteurs clefs (nous aborderons ce point plus loin dans l’exposé) et avaient un nombre de négociateurs réduit à un niveau gérable tout en s’assurant que la majorité d’entre eux appuyait l’initiative. À cela, il convient d’ajouter que Sabatier présente aussi quelques facteurs clefs permettant aux dirigeants d’orienter les comportements des acteurs de première ligne (street-level workers, terme notamment développé par Lipsky) censés implanter les politiques selon leurs directives (par exemple : donner des directives claires, fournir les ressources nécessaires, prendre en compte les préférences des acteurs). Bridgman et Davis (1998) complètent la liste par les éléments suivants : la nécessité d’une théorie implicite sous-jacente à la politique à mettre en œuvre, le besoin de réduire les étapes entre la phase de formulation et celle de la mise en œuvre, l’organisation d’un processus évaluatif continu et, pour terminer, la volonté des dirigeants de ne pas cantonner leur investissement à la seule période de la formulation mais d’être aussi présents lors de la mise en œuvre .

Mazmanian et Sabatier (1983) ont proposé un cadre d’analyse de la mise en œuvre qui repose sur l’influence de 16 facteurs regroupés en trois catégories (capacité de gestion (tractability) du problème, structure légale de l’organisation, variables contextuelles et individuelles). Sans entrer ici dans les détails, ce cadre nous semble peu approprié à notre contexte puisque les auteurs l’ont développé à partir d’une vision locale de l’implantation, confiée à une agence en particulier (comme c’est souvent le cas aux États-Unies) et où les aspects de légalité sont primordiaux.

Dans un récent article australien, l’étude des travaux sur la mise en œuvre des politiques publiques permet à Chalmers et Davis (2001) de dresser une liste des pièges (pitfalls) potentiels dont certains semblent particulièrement pertinents pour notre recherche.

Tableau 15 : Les pièges de la mise en œuvre

1 Les politiques publiques sont décidées à un palier gouvernemental mais implantées par un autre 2 Il y a dissonance entre les acteurs concernant la compréhension des objectifs

3 L’organisme devant implanter la politique publique ne dispose ni des compétences ni de l’expertise nécessaires ou n’est pas le plus compétent 4 L’organisme va poursuivre d’autres objectifs que ceux visés par la politique

5 L’organisme responsable de la mise en œuvre s’accapare le pouvoir 6 Les réactions des individus vis-à-vis le programme n’étaient pas prévues 7 Les ressources disponibles sont inadéquates

8 Les coûts deviennent trop importants

9 Les incitations à la participation à la politique ne sont ni suffisantes ni adéquates 10 Il y a un défaut de communication pour la compréhension de la politique à implanter

Source : Chalmers et Davis (2001)

Ces hypothèses ainsi que les éléments discutés dans les lignes précédentes concernant quelques critères pour réussir ou échouer dans la mise en place d’une politique publique sont résumés à l’annexe 1.

Dans d’autres sphères géographiques (les pays du Sud) plusieurs affirment que les échecs relatifs des politiques sanitaires trouvent leur origine dans le fait que la plupart d’entre elles se sont surtout focalisées sur les recettes et les moyens de mise en œuvre ; le contenu (formulation) retenant plus l’attention que le processus (Walt et Gilson 1994; Brinkerhoff 1996; Reich 1996; Collins, Green et al. 1999). Or, il semble déterminant de prendre en

compte d’autres éléments fondamentaux, tels que les stratégies d’implantation et les personnes clefs affectées, ce qui semble avoir peu retenu l’attention des analystes et d’autres chercheurs (Grindle et Thomas 1991).

Selon Walt et Gilson (1994), les facteurs à prendre en compte dans l’étude des politiques publiques sont au nombre de quatre : le contenu des politiques, les stratégies d’implantation, le contexte dans lequel elles se déroulent et enfin, les acteurs affectés ou influents par rapport à cette nouvelle politique. Howlett et Ramesh (1995) et d’autres (Van Meter et Van Horn 1975; Bardach 1977; Pressman et Wildavsky 1984; Meny et Thoenig 1989; Monnier 1992; Crosby 1996; Collins, Green et al. 1999) s’ils n’utilisent pas toujours exactement les mêmes termes, précisent également que la réalité de la mise en œuvre est influencée par ces quatre éléments.

• Le contenu des réformes fait référence à l’ensemble des composantes techniques introduites dans ce cadre, autrement dit, il s’agit de la formulation. Il s’agit donc de la nature même des solutions aux problèmes auxquels les politiques souhaitent répondre. Dans le cas de l’IB il est intéressant de soulever, à l’instar de quelques auteurs (Van Meter et Van Horn 1975; Mazmanian et Sabatier 1983; Howlett et Ramesh 1995), combien l’étendue attendue des changements de comportement peut influencer le degré de difficulté de la mise en œuvre d’une politique publique. Assurément, les planificateurs en général (Blum 1981) et ceux de l’IB en particulier ont et doivent avoir une perspective de changement social, ce qui n’est pas toujours le cas, comme nous avons pu le constater en Ouganda, au Mali et au Burkina Faso (Girard et Ridde 2000). Dans l’article introductif d’un numéro spécial de World Development consacré à la mise en œuvre de politiques dans les pays du Sud, Brinkerhoff (1996) rappelle combien les politiques d’origine exogène seront vouées à l’échec tant que les acteurs « nationaux » et les « champions » n’auront pas saisi leur intérêt dans l’introduction du changement.

• Les stratégies correspondent aux dispositions prises pour atteindre le but visé par la nouvelle politique ou le changement implanté, Bardach (1977) allant jusqu’à utiliser le terme d’« implementation politics » (p. 37). Il est ainsi souvent fait référence aux

stratégies top-down ou bottom-up (Sabatier 1986; Hill 1997), bien que cette vision dichotomique puisse occulter la complexité du phénomène étudié (Howlett et Ramesh 1995). Une autre distinction originale a été proposée par Elmore (1979; 1982) autour de deux approches différentes. D’un côté, il y a le forward mapping laissant à penser que les dirigeants contrôlent l’ensemble du processus d’implantation qui se déroule conformément aux attentes initiales. De l’autre coté, il est possible de concevoir la mise en œuvre au regard des comportements des personnes pour qui les politiques publiques sont implantées afin de répondre à leurs besoins, soit le « backward mapping », partant du principe que « that is not the policy or the policymaker that solves the problem, but

someone with immediate proximity » (Elmore 1979, p. 612). Il faudrait donc se

concentrer sur l’étude de l’interaction entre ces « clients » et les agents de première ligne, à l’endroit même où le service est rendu (Williams 1982).

• Le contexte est à apprécier au sens lato sensu du terme, c’est-à-dire qu’il englobe les aspects sociaux, économiques, technologiques, politiques et organisationnels de la réforme34. Collins et al (1999) proposent une liste de six catégories liées au contexte des

réformes sanitaires contemporaines. Selon le contexte, des occasions seront offertes et des contraintes pèseront sur les modalités de mise en œuvre de la politique de l’IB (Monnier 1992). Dans sa revue des théories sur la mise en œuvre des politiques publiques, Hill (1997) rappelle combien les contextes politique, culturel et institutionnel exercent une influence certaine. Pour Paul Sabatier, l’influence des facteurs extérieurs au sous-système est essentielle à l’introduction du changement (puisque les politiques publiques sont, à ses yeux, très stables), notamment lorsqu’il s’agit d’intervenir sur les stratégies d’intervention (policy core) qui permettront d’envisager une évolution des valeurs (deep core), dans notre cas, l’équité (Bergeron, Surel et al. 1998).

• Enfin, l’analyse des acteurs est utile pour mettre en relief tant les personnes influentes dans la mise en œuvre de la réforme que celles devant en subir les conséquences (positives ou négatives). Il semble effectivement que la mise en place d’une politique peut s’apparenter à ce que Meny et Thoenig (1989), reprenant les termes de Rein et

Rabinovitz, nomment le principe de circularité où, à tout moment, un participant au processus est en mesure d’intervenir sur ce dernier, même si son tour est passé, précisent-il. Il peut s’agir d’individus ou de groupes, que nous qualifierons plus loin, qui peuvent avoir des divergences ou des convergences d’intérêts, qui ont entre eux des liens d’affinité, de rivalité ou de neutralité (Lemieux 2002) et qui entrent la plupart du temps dans un processus de négociation, de manœuvre et de marchandage (pulling and

hauling). Un auteur a récemment introduit la notion d’ implementation networks pour,

selon lui, dépasser le modèle top-down traditionnellement appliqué à l’étude de la mise en œuvre des politiques publiques (Grantham 2001).

Reproduisant la représentation schématique de ce cadre d’analyse des politiques de santé, nous pouvons nous rendre compte de sa relative simplicité graphique.

Figure 8: Cadre d’analyse des politiques de santé

CONTEXTE

CONTENU STRATÉGIE D’IMPLANTATION

Sources : Walt et Gilson 1994; Walt 1998

Néanmoins, il ne faut pas se méprendre sur cette simplicité schématique. Elle est inversement proportionnelle à la complexité des relations qu’entretiennent ces quatre facteurs fondamentaux pour l’analyse des politiques de santé. Walt, comme d’ailleurs Collins et al (1999), rappelle ce sur quoi elle avait déjà insisté lors de la première présentation de son cadre en 1994 avec Lucy Gilson : « a highly simplified framework of an

extremely complex set of interrelationships » (Walt 1998, p.366).

34 Les facteurs contextuels, suivant ainsi Leichter, peuvent être regroupés en quatre types : de situation,

structurel, culturel et exogène/environnemental (Walt 1994; Collins, Green et al. 1999).

La présentation de l’initiative de Bamako dans nos précédents chapitres nous laisse croire, d’une part, qu’elle correspond à la définition d’une politique publique, et d’autre part, que l’utilisation du cadre proposé est pertinente. Car, les acteurs étrangers sont nombreux dans la mise en place de l’IB et nous avons montré que certaines agences des Nations Unies sont largement à l’origine de la diffusion de cette politique. En outre, de multiples bailleurs de fonds ainsi que plusieurs organisations internationales sont en relation permanente avec les représentants centraux ou périphériques des ministères de la Santé. Dans notre cas, l’utilisation de ce cadre d’analyse doit être faite selon une perspective rétrospective en mettant l’accent sur la compréhension du processus. L’objectif ultime est d’en tirer des leçons afin d’avancer quelques éléments de réponse aux dirigeants qui souhaitent des informations sur « what is being done elsewhere, what works, what does not work, why,

wheter it can be imported, adapted, and how » (Janovsky et Cassels 1996, P.18). Enfin,

pour terminer sur la pertinence de l’utilisation d’un tel cadre d’analyse, il s’agit de préciser que nous avons bien affaire à l’introduction d’un changement dans l’organisation des services de santé. Ce changement s’opère par l’organisation de la décentralisation des décisions, par la volonté de permettre aux populations de participer à la gestion locale et par la systématisation du paiement direct des usagers des services, parallèlement à l’accroissement de l’utilisation de médicaments essentiels génériques. Assurément, il s’agit là de la mise en place d’une réelle innovation pour les populations locales (Gilson et Mills 1995).

Si le processus que nous venons de décrire se déroule sous l’influence de plusieurs facteurs qu’il conviendra de prendre en compte dans l’analyse descriptive, il semble également qu’il soit la résultante de la rencontre de plusieurs courants.