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Jean-Pierre de Crousaz : se distinguant de Dubos par l’introduction de l’écart entre le beau et le plaisir, l’objet beau pouvant ne pas toucher ; le beau pour l’Esprit différent du beau pour le sentiment. Charles Batteux : le beau en tant qu’imitation de la nature, contenant moins de vérité que le réel, introduisant un ordre nouveau, propre au génie créateur. L’art au service de l’homme.

Au XVIIIe siècle, les écrits sur le beau tournent autour du terme, en essayant de trouver les caractères du beau, qui plaisent à l’organisme humain, en tant que récepteur. Par ces caractères, un écho doit se trouver dans l’homme, une perception associée à un plaisir. Quelles sont les conditions que le beau doit remplir, afin que l’organisme humain puisse le percevoir ? Et inversement, quelles sont les conditions associées à l’organisme humain, pour percevoir les différents genres du beau ?

Différents écrivains essayent de répondre à ces questions. L’un d’entre eux est le philosophe suisse Jean-Pierre de Crousaz. Le Traité du beau421 paraît en 1715, pendant que Crousaz est professeur de philosophie et de mathématiques à l’Académie de Lausanne.

Crousaz commence son ouvrage en essayant de définir le mot « beau » que le monde emploie sans en avoir la même idée. Crousaz suppose aussi qu’on donne différents sens au mot « beau » car nos sens sont si peu semblables qu’on l’aperçoit de façon différente.

Il a pris connaissance du sens du beau véhiculé à l’époque, notamment, que le « beau » est « ce qui plaît » pour les uns, car pour les autres le « beau » et « ce qui plaît » sont différents. Ainsi « on voit, disent-ils, tous les jours, des gens qui charmés de certains objets, reconnaissent pourtant de bonne foi que la beauté leur manque, et qu’on ne peut les appeler beaux que par exagération ; comme d’autre côté il y a des beautés

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qui ne frappent point, et n’ont aucun agrément pour ceux-là mêmes qui tombent d’accord que ce sont des beautés. On donne donc quelquefois le nom de « Beau », à ce qui ne plaît pas, et on le refuse à ce qui plaît »422. Pour Crousaz, le plaisir et le beau sont deux notions différentes, qui ne sont pas des causes réciproques, qui ne s’engendrent pas réciproquement, qui ne sont pas l’une la cause de l’autre, qui ne se comprennent pas l’une dans l’autre, comme nous l’avons constaté chez Dubos. Crousaz sépare le beau de ce qui touche : « Quelquefois on reconnaît très beau un objet, dont on n’est pas sensiblement touché, quelquefois au contraire on aime, on voit avec plaisir ce en quoi l’on ne trouve que peu ou point de beauté […] l’idée du beau ne dépend point du sentiment seul »423. L’idée du beau apparaît obscure et mélangée à d’autres idées, indistincte. Elle suscite ainsi une foule de sentiments, et non pas un seul qui corresponde à l’idée du beau.

Pour Crousaz, la beauté est une notion relative, qui exprime « le rapport des objets, que nous appelons BEAUX, avec nos idées »424. L’analyse psychologique est inhérente à la tentative de définir le beau.

Nos sentiments sont indépendants de notre volonté. L’homme, d’après Crousaz, a deux types de perceptions : les idées et les sentiments ; les premières plaisent à l’Esprit et les deuxièmes plaisent au cœur. Ainsi, les deux façons pour s’occuper sont, comme chez Dubos, la réflexion et l’abandon aux impressions. Un objet peut être beau à un égard et peut ne pas être beau à un autre égard, il peut plaire à la raison, mais il peut ne pas plaire au cœur. On peut ainsi parler, chez Crousaz, d’une beauté indépendante de celle du cœur, du sentiment.

Pour Crousaz, la beauté peut être appréciée, jugée par l’Esprit, par les spéculations, et non seulement par le sentiment. Ici les spéculations ne viennent pas embrouiller la décision du sentiment, mais elles peuvent juger du beau, elles font autorité. Ces spéculations doivent être variées pour plaire à l’Esprit, autrement trop d’uniformité apporte l’ennui. La variété et l’uniformité se limitent réciproquement « de sorte que comme la diversité multiplie et étend ses connaissances, l’uniformité les affermit et les fixe dans la mémoire »425.

422 Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau, op.cit, p. 2. 423 Ibid., p. 2-3.

424 Ibid., p. 4. 425

La beauté est cette variété uniforme, cette variété dans l’uniformité, car c’est la création de Dieu, de l’Être Souverain, dont la créature est équilibrée : « Toutes les créatures conspirent à un même but » (conception finaliste de la beauté), « savoir, à publier la grandeur et la gloire de cet Etre souverain, à manifester sa puissance, sa sagesse et sa bonté. Cette variété innombrable de phénomènes qui se présentent à nos yeux et ces mouvements si diversifiés qui les produisent […] en remontant de cause en cause, se trouveront enfin l’effet de […] principes : partout la diversité se réduit à l’uniformité, pour nous apprendre à remonter de toutes choses à une seule »426. Cette beauté est pour l’Esprit, car il aime ces principes : la régularité, l’ordre, la proportion. On peut lire le sens que Crousaz associe à l’ordre : « aller par ordre, ce n’est pas sauter tout d’un coup d’une extrémité à l’autre, c’est s’avancer d’une différence accompagnée de beaucoup d’égalité, à une troisième fort approchante de la seconde, mais un peu plus éloignée de la première »427. On voit clairement ici les termes mathématiques, l’esprit de mathématicien que Crousaz emploie pour expliquer ce que l’Esprit aime. L’explication de Crousaz prend une tournure géométrique. Connaître c’est réfléchir avec ordre, de principe en principe, cela nous mène au progrès. C’est le plaisir de l’Esprit.

Pour revenir au dernier caractère du beau dans l’Esprit, la proportion, on fait appel à l’expression de Crousaz : « La proportion renferme seule tous ces chefs, l’unité assaisonnée de variété, la régularité, l’ordre ; car apercevoir de la proportion, c’est premièrement, comparer des objets ; c’est, en second lieu, faire plus d’une comparaison ; c’est en troisième lieu, découvrir entre une troisième chose et une quatrième le même rapport qu’on avait remarqué entre la première et la seconde, et ainsi de suite »428.

On peut déduire ici le caractère cartésien de Crousaz. Il aime l’ordre dans la beauté, ainsi que les principes, ce sont des termes cartésiens.

L’uniformité dans la grande diversité c’est, par exemple, trouver des ressemblances entre l’objet et sa représentation dans la peinture. Tout ce qui est régulier porte le nom de « beau ».

426 Ibid., p. 14.

427 Ibid. 428

Dans un contexte, une partie doit s’intégrer dans le tout pour être une belle partie du tout, sinon, elle reste une belle partie en soi. Le « beau » est pour soi, ou par rapport à un objet de comparaison moins excellent. L’objet de comparaison doit être du même genre (on compare couleur avec couleur, etc.).

La Beauté est toujours de la variété dans une unité, la variété dépend de l’étendue de l’Esprit. Plus l’Esprit est large, plus la variété doit être diversifiée (ex. : une musique composée plaît à des gens exercés, alors que les débutants aiment la musique simple). On peut remarquer ici la relativité du beau, qui varie selon les gens qui contemplent l’œuvre d’art.

Comme Dubos, pour qui il y a peu de gens qui sont en paix avec eux-mêmes en s’occupant de leurs réflexions, pour Crousaz aussi il y a peu de gens « qui fassent usage de leur esprit », la plupart s’adonnent à leurs passions. La majorité donc appelle « beau » ce qui intéresse leurs sens.

Les idées correspondent à l’Esprit, les sentiments au cœur (aux sens) ; la beauté des idées conclue à la vérité des jugements, la beauté des sentiments conclue à la « bizarrerie » des goûts.

Au chapitre 7, Crousaz établit l’avancée de ses réflexions, donnant les définitions du beau : « un objet mérite le nom de « beau » quand il renferme des diversités qui se réduit à quelque unité, et qui par là occupent l’esprit sans le fatiguer […] tout ce qui rend une chose plus propre à remplir sa destination, lui donne de la beauté »429. On voit ici que Crousaz comprend comme beauté l’accomplissement de la nature de l’objet, l’objectivation complète de l’ « en soi », en termes hégéliens. Le beau est unité dans la variété et le concours des qualités à un seul but.

On en conclut que la théorie sur le beau de Crousaz, qu’on peut qualifier comme un début de système, est un mélange de philosophie cartésienne et des observations basées sur l’expérience. Il essaye de franchir le seuil du cartésianisme, pour fonder une esthétique originale.

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La théorie du beau prend chez l’abbé Charles Batteux une autre dimension, proche de celle des passions artificielles de Dubos. Elle est illustrée dans l’ouvrage paru en 1746, Les Beaux-Arts réduits à un même principe430.

L’abbé dont il s’agit ici a été professeur de philosophie grecque et latine au Collège de France. Il est devenu membre de l’Académie française en 1761. Il est qualifié de « théoricien officiel du siècle » car il réunit dans son œuvre le savoir entier des connaissances en esthétique, propagées jusqu’à lui.

La poésie devient chez Batteux la sœur de la peinture. Elle dessine les objets, « y répand les couleurs, y fond toutes les nuances de la nature : en un mot elle fait usage des couleurs et du pinceau, elle emploie la mélodie et les accords […] elle arrive à procurer aux hommes, des plaisirs réels, par des inventions chimériques »431.

Le beau, chez Batteux, est une imitation de la belle nature. C’est le génie qui crée le beau par imitation, c’est-à-dire par la copie d’un modèle (ici le modèle est la nature). Le beau a une signification légèrement différente de celle accordé par Dubos, car ce concept est développé dans un autre univers mental, mais qui s’apparente merveilleusement à celui de Dubos.

Le réel a toujours plus de valeur que l’imitation, le degré de vérité du réel est plus accentué, idée commune à Batteux et à Dubos : « […] la vérité l’emportait toujours sur l’imitation. Par conséquent, quelque soigneusement que soit imitée la nature, l’art s’échappe toujours, et avertit le cœur, que ce qu’on lui présente n’est qu’un fantôme, qu’une apparence, et qu’ainsi il ne peut lui apporter rien de réel. C’est ce qui revêt d’agrément dans les arts les objets qui étaient désagréables dans la nature »432. Si pour Batteux l’art est une seconde nature, plus belle que la nature même ; elle apporte la beauté ; chez Dubos, l’art apporte l’amitié avec soi-même et la paix intérieure (voir la théorie des passions artificielles) par sa beauté et donc, par l’amour-propre de chacun.

L’art est un mensonge, « un fantôme » mais un mensonge qui plaît, qui touche, qui émeut. Cela est le rôle de l’art, que celui de tirer de la nature des caractères, qui ensuite regroupés par le génie de l’artiste, forment ce qui s’appelle un être parfait. L’art

430 C. Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe, Paris, Durand, 1746, éd. consultée : Paris,

Aux Amateurs de Livres, 1989.

431 Batteux, Les Beaux-arts…, op. cit., partie I, p. 2. 432

dépasse la nature, la transcende, mais sans s’éloigner trop de son modèle. La nature est l’objet de l’art.

L’art est donc « un mensonge perpétuel, qui a tous les caractères de la vérité », car, par exemple, « Junon et Enée n’ont jamais ni dit, ni fait ce que Virgile leur attribue ; mais ils ont pu le faire ou le dire, c’est assez pour la poésie »433. La potentialité, la possibilité, est une vraisemblance.

Batteux comprend par « art » seulement les Beaux-arts, dont il s’occupe dans son livre. Le génie imite la nature non pas objectivement, mais subjectivement, telle qu’elle se présente à nous, les récepteurs d’art. Tel est le rôle de l’art chez Batteux, semblable au rôle que Dubos lui a attribué, comme remède contre l’ennui et comme production des hommes, pour satisfaire leur besoin de vivre leurs passions, des jouissances : « Ce sont les hommes qui ont fait les arts, et c’est pour eux-mêmes qu’ils les ont faits. Ennuyés d’une jouissance trop uniforme des objets que leur offrait la nature toute simple, et se trouvant d’ailleurs dans une situation propre à recevoir le plaisir, ils eurent recours à leur génie pour se procurer un nouvel ordre d’idées et de sentiments, qui réveillât leur esprit et ranimât leur goût »434. On retrouve le thème de l’ennui chez Dubos, dans la première partie des Réflexions, comme le thème du plaisir de l’art. Il est à propos de le rappeler ici : « L’un des plus grands besoin de l’homme, est celui d’avoir l’esprit occupé. L’ennui qui suit bientôt l’inaction de l’âme est un mal si douloureux pour l’homme, qu’il entreprend souvent les travaux les plus pénibles, afin de s’épargner la peine d’en être tourmenté »435. Chez Dubos, l’imitation de la passion originelle produit du plaisir ; au contraire, la passion originelle pouvait produire de la répugnance.

L’art, chez Batteux, opère par un choix ; on choisit les plus belles parties de la nature, pour produire « un tout exquis, qui fut plus parfait que la nature elle-même »436. La fonction de l’art est de « transporter les traits qui sont dans la nature, et de les présenter dans des objets à qui ils ne sont point naturels »437.

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Ibid., p. 87.

434 Ibid., p 83. 435 R.C., tome I, § 6.

436 Batteux, Les Beaux-arts…, op.cit., p. 83. 437

Le choix se fait par des règles précises dans l’art, et pas selon le hasard, comme les objets se présentent dans la nature : « De même que les arts doivent choisir les desseins de la nature et les perfectionner, ils doivent choisir aussi et perfectionner les expressions qu’ils empruntent de la nature. Ils ne doivent point employer toutes sortes de couleurs, ni toutes sortes de sons : il faut en faire un juste choix et un mélange exquis ; il faut les allier, les proportionner, les nuancer, les mettre en harmonie. Les couleurs et les sons ont entre eux des sympathies et des répugnances. La nature a droit de les unir selon ses volontés, mais l’art doit le faire selon les règles. Il faut non seulement qu’il ne blesse point le goût, mais qu’il le flatte, et le flatte autant qu’il peut être flatté »438. On remarque ici, plus que chez les Anciens, chez Dubos, le rôle des règles, très important dans l’art.

Batteux accorde un sens différent au concept de « nature » : « La nature, c’est-à- dire tout ce qui est, ou que nous concevons aisément comme possible, voilà le prototype ou le modèle des arts »439. La nature n’est pas seulement l’existant, mais aussi le possible, le vraisemblable.

Batteux ne fait pas une critique psychologique, mais il en donne le principe : « Je laisse à la métaphysique profonde à débrouiller tous les ressorts secrets de notre âme, et à creuser les principes de ses opérations. Je n’ai pas besoin d’entrer ici dans ces discussions spéculatives où l’on est aussi obscur que sublime. Je pars d’un principe que personne ne conteste. Notre âme connaît, et ce qu’elle connaît produit en elle un sentiment. La connaissance est une lumière répandue dans notre âme : le sentiment est un mouvement qui l’agite. L’une éclaire, l’autre échauffe. L’une nous fait voir l’objet, l’autre nous y porte, ou nous en détourne »440.

L’abbé Batteux accorde une place centrale à l’intelligence, qui permet de voir clair, de distinguer le vrai du faux et de les connaître, alors que le manque d’intelligence donne le vague dans les pensées. L’intelligence est propre au génie. Le goût, en tant que sentiment chez les récepteurs d’art (voir aussi Dubos), permet de distinguer l’exquis du médiocre, de nous faire sentir, connaître par sentiment, si la nature est « bien ou mal imitée ». 438 Ibid., p. 100. 439 Ibid., p. 86. 440 Ibid., p. 116.

On voit ici la différence entre Dubos et Batteux, en ce que Batteux dit que l’œuvre d’art est bien appréciée plutôt par l’artiste, qui est un génie, qui sent distinctement ; alors que Dubos donnait ce rôle, avec prédilection, au public, et non pas aux gens de métier, qui ont la sensibilité usée. C’est un trait caractéristique chez Dubos.

3.9° Le goût chez les écrivains apparentés à

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