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Batteux/Dubos : la connaissance de l’art rendue possible par le sentiment, source du jugement de goût ; l’art : imitation de la nature. Batteux : le jugement de goût s’exerçant envers la « belle nature », la nature perfectionnée dans l’esprit de l’artiste.

Le goût, chez Batteux, nous a été donné au début pour « juger des choses naturelles par rapport à nos plaisirs ou à nos besoins »441. C’est le « goût naturel ». Les arts ont pour but le plaisir, qui est un besoin d’un second ordre. L’art ressemble à la nature, donc, le goût naturel juge aussi des arts.

Les œuvres d’art doivent faire la même impression que les objets naturels, le goût est le même. Voilà un point qui sépare Batteux de Dubos. Dubos sépare nettement les passions réelles des passions produites par l’art. Le goût associée à l’œuvre d’art est différent du goût, du sentiment produit par la nature. L’art et la nature sont, chez Dubos, deux domaines avec des caractéristiques particulières, spécifiques. Chez Batteux, le goût « reste le même constamment ». L’art a élevé le goût, mais il est toujours naturel, a la même essence.

L’objet du goût, chez Batteux, c’est le bon, qui peut être soit naturel, soit artistique ; le goût a pour but le plaisir. Batteux accorde un organe au goût, qui est le cœur ; les gens sont semblables par le cœur, comme chez Dubos.

Le goût a pour objet soit la nature, soit son semblable.

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Comme Dubos, Batteux soutient que les objets des arts doivent être intéressants, qu’ils nous parlent, qu’ils expriment les passions qui sont les nôtres. L’autre trait nécessaire doit être celui qui fait que les objets d’art étendent la sphère de nos sentiments et de nos idées. Les objets d’art doivent être ainsi variés et exquis, afin de nous élever. Les parties des objets doivent être variées et régulières en même temps, c’est-à-dire ordonnées, unies. On remarque la trace de Crousaz avec l’idée de l’unité dans la diversité, dans son

Traité du Beau, de 1715.

On trouve ainsi la définition du beau dans l’art : « […] la belle nature, telle qu’elle doit être présentée dans les arts […] doit nous flatter du côté de l’esprit, en nous offrant des objets parfaits en eux-mêmes, qui étendent et perfectionnent nos idées : c’est

le beau »442.

Ensuite on trouve, à côté, la définition du bon, qui collabore avec le beau pour la perfection de l’être humain, perfection réalisée par l’art : « (la belle nature) doit flatter notre cœur en nous montrant dans ces mêmes objets des intérêts qui nous soient chers, qui tiennent à la conservation ou à la perfection de notre être, qui nous fassent sentir agréablement notre propre existence : c’est le bon »443. Si le beau contribue à l’élévation de l’esprit, le bon satisfait nos aspirations, nos envies, nos plaisirs. Le bon peut être différent donc, chez les humains en particulier, mais semblable pour la race humaine. Les gens ont des passions différentes, mais en tant qu’ils sont des humains, elles se ressemblent.

L’art présente dans le bon des objets qui sont intimement liés au cœur des hommes, qui apportent leur conservation.

La conception de Batteux émerge de l’œuvre de Crousaz, soutenant que le beau consiste en l’accomplissement du but, de la destinée d’une chose : c’est la conclusion qu’on tire des paragraphes :

1) Crousaz : « […] tout ce qui rend une chose plus propre à remplir sa destination, lui donne de la beauté »444.

442 Ibid., p. 130.

443 Ibid. 444

2) Batteux : « […] la beauté consiste dans les rapports des moyens avec leur fin, […] un corps qui est beau est celui dont les membres ont une juste configuration pour exécuter aisément tous les mouvements qui lui sont propres »445.

L’art se connaît par le sentiment, comme chez Dubos : « […] objet des arts […] tous les hommes polis l’ont toujours reconnu par la voix du sentiment, qui, dans ce genre, va beaucoup plus vite et plus sûrement que la plus subtile métaphysique »446.

L’art imite la belle nature, le but est une imitation parfaite. La nature est pleine de traits imparfaits, donc les manquements sont permis dans l’art, c’est la loi de l’imitation. Les imitations dans l’art paraissent ainsi vraies. L’art ne crée pas des objets naturels, nous qualifions ces objets d’ « artistiques » et sommes conscients que nous avons affaire à des imitations : « […] la vérité l’emportait toujours sur l’imitation. Par conséquent, quelque soigneusement que soit imité la nature, l’art s’échappe toujours et avertit le cœur que ce qu’on lui présente n’est qu’un fantôme, qu’une apparence, et qu’ainsi il ne peut lui apporter rien de réel. C’est ce qui revêt d’agrément dans les arts les objets qui étaient désagréables dans la nature »447. L’art sépare l’agréable du désagréable, l’art produit toujours l’agréable : « Dans la nature, ils [les objets qui étaient désagréables] nous faisaient craindre notre destruction, ils nous causaient une émotion accompagnée de la vue d’un danger réel, et comme l’émotion nous plaît par elle-même, et que la réalité du danger nous déplaît, il s’agissait de séparer ces deux parties de la même impression. C’est à quoi l’art a réussi : en nous présentant l’objet qui nous effraie, et en se laissant voir en même temps lui-même, pour nous rassurer et nous donner par ce moyen le plaisir de l’émotion, sans aucun mélange désagréable »448. Une question se pose ici : étant donné que les objets d’art élargissent notre esprit, pourquoi nous plaisent-ils plus que les objets réels ? Parce que nous aimons la perfection. Cette question a déjà une histoire, avec une occurrence chez Dubos, qui trouve que nous aimons l’art, dépourvu de la souffrance causée par les objets naturels : « Plus les actions que la poésie et la peinture nous dépeignent, auraient fait souffrir en

445 Charles Batteux, Les Beaux-arts…, op. cit., p. 131. 446 Ibid.

447 Ibid., p. 134-5. 448

nous l’humanité si nous les avions vues véritablement, plus les imitations que ces arts nous en présentent ont de pouvoir sur nous pour nous attacher »449.

Selon Batteux, les objets plaisent soit à l’esprit, soit au cœur, soit aux deux. Il y a ainsi deux organes par lesquels nous venons en contact avec l’art. Le premier vise le beau (sans lui attacher d’intérêt, l’objet doit être élégant), le deuxième vise le bon (« […] le cœur […] n’est touché des objets que selon le rapport qu’ils ont avec son avantage propre »450).

Chez Batteux, l’art est une seconde nature, qui fait un choix parmi la belle nature. La nature reste une multiplicité, alors que la fonction de l’art est d’embellir et de rendre meilleur.

L’art est plus faible que la nature car il n’est qu’un simulacre de la nature.

Comme Dubos, Batteux parle du « plaisir de l’émotion », chez Dubos c’était « le plaisir des passions », qui reste un plaisir pur, car provoqué par l’art. Il n’est pas accompagné des effets désagréables, comme le plaisir provoqué par les objets réels. Les objets de la nature, chez Batteux, provoquaient des dangers, c’était le côté négatif de l’émotion. Le rôle de l’art est de séparer ces deux côtés de l’émotion, pour ne garder que le côté positif, car l’art crée des objets qui n’apportent pas le mal, ainsi l’émotion est agréable.

La conclusion de Batteux : « L’imitation est toujours source d’agrément », car « c’est elle qui tempère l’émotion, dont l’excès serait désagréable »451. Voilà ici la clé de la théorie de Batteux, qui argumente le rôle positif de l’art qui provoque une émotion équilibrée, tempérée, moins vive, en tant qu’imitation de la nature.

La conclusion de Dubos : « Les peintres et les poètes excitent en nous ces passions artificielles, en présentant les imitations des objets capables d’exciter en nous des passions véritables. Comme l’impression que ces imitations font sur nous est du même genre que l’impression que l’objet imité par le peintre ou par le poète ferait sur nous ; comme l’impression que l’imitation fait n’est différente de l’impression que

449 R.C., tome I, § 2.

450 C. Batteux, Les Beaux-arts…, op. cit., p. 134. 451

l’objet imité ferait, qu’en ce qu’elle est moins forte, elle doit exciter dans notre âme une passion qui ressemble à celle que l’objet imité aurait pu exciter »452.

Chez Batteux, l’impression est plus faible dans l’art à cause de la conscience du mensonge : « L’impression est affaiblie : l’art, qui paraît à côté de l’objet agréable, fait connaître qu’il est faux »453. Mais, cette conscience n’empêche pas le plaisir.

À côté de l’art, pour reprendre une expression de Batteux, les dangers sont avantageux pour le spectateur.

Les arts tirent leur existence de la nature ou des ouvrages des Anciens. Toutes les catégories de la nature on peut les transporter dans le domaine des arts, leur frère jumeau.

Comme Dubos, Batteux affirme que les objets naturels peuvent être présentés d’une infinité de manières. Dubos disait que le génie peut trouver dans la nature mille traits que les devanciers n’ont pas trouvés, ou ont ignoré. Batteux : « La nature est infiniment riche en objets, et chacun de ces objets peut être considéré d’un nombre infini de manières »454.

Tout ce qui est vraisemblable peut être sujet dans l’art, ainsi les êtres qui n’existent pas dans la nature, mais que notre cerveau et imagination peuvent concevoir, deviennent représentables. Les monstres sont, d’après Batteux, ridicules dans les arts, il déconseille donc leur représentation.

Les hommes possèdent un goût général pour tout ce qui est naturel, et chacun « une portion de goût », pour s’attacher à certains objets en particulier, à des préférences, selon le talent de chacun.

Quand un ouvrage d’art plaît, il doit plaire au cœur aussi bien qu’à la raison : « Il ne peut y avoir de bonheur pour l’homme, qu’autant que ses goûts sont conformes à sa raison. Un cœur qui se révolte contre les lumières de l’esprit, un esprit qui condamne les mouvements du cœur, ne peuvent produire qu’une sorte de guerre intestine, qui empoisonne tous les instants de la vie »455.

452 R.C., tome I, § 27.

453 C. Batteux, Les Beaux-arts…, op. cit., p. 135. 454 Ibid., p. 139.

455

Nous jugeons des œuvres d’art par comparaison, nous nous élevons au degré de l’auteur lu, qui devient une règle, un modèle de comparaison pour nous. Batteux juge que Sophocle est l’auteur de la loi suprême de la tragédie, « le modèle des règles mêmes ». Chez Dubos c’est toujours par comparaison qu’on juge des œuvres d’art, on compare les plaisirs produits par les œuvres d’art ; le plaisir étant plus grand, ou plus intense en faveur d’une œuvre d’art, c’est elle qui l’emporte sur des œuvres d’art qui produisent un plaisir moins grand.

Chez Batteux aussi, dans l’œuvre d’art nous cherchons ce qui nous touche : « Souvenez-vous de l’espèce et du degré de sentiment que vous avez éprouvé : ce sera dorénavant votre règle »456. Batteux reprend même Dubos au pied de la lettre. Si on veut apprécier l’œuvre d’art, on doit comparer le degré de sentiment, ou de plaisir (comme appelle Dubos le sentiment produit par deux œuvres d’art), un modèle et un autre, qui sert d’exemple (deux ouvrages qui souffrent une comparaison). S’il n’y a pas de plaisir chez Dubos, il y a l’indifférence, qui nous dit que l’œuvre d’art a manqué son but et va entrer bientôt dans l’oubli.

Le « degré du sentiment » (termes de Batteux) est la profondeur, l’intensité du sentiment esthétique.

Le goût est une faculté qui nous enseigne si la nature est bien imitée, par un

jugement de comparaison. Par comparaison entre les œuvres d’art, notre goût progresse, se perfectionne. On retrouve cette même idée chez Dubos (donc antérieurement à Batteux, le livre de Dubos paraissant en 1719, et le livre de Batteux en 1746), pour qui l’art italien est supérieur à l’art français. Les Italiens ont plus d’exemples, des œuvres d’art plus nombreuses et présentes à la vue de chacun, même dans les boutiques des barbiers.

Pour Batteux, l’art a aussi une fonction morale, il communique des sentiments vertueux. Il présente comme modèle la nature qui est simple, droite, bienfaisante, qualités nécessaires pour tout un chacun : « Mais comme le plus grand nombre n’est chrétien que par l’esprit, il est très avantageux pour la vie civile, qu’on inspire aux hommes des sentiments qui tiennent quelque lieu de la charité évangélique. Or ces sentiments ne se communiquent que par les arts, qui, étant imitateurs de la nature, nous

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rapprochent d’elle, et nous présentent pour modèles, sa simplicité, sa droiture, sa bienfaisance qui s’étend également à tous les hommes »457.

La religion doit agir sur l’âme de l’homme, en lui montrant des exemples, et non pas seulement faire des discours théoriques, qui s’adressent à l’esprit. Il faut qu’elle touche le cœur, et ce par le sens de la vue qui est le plus puissant. L’art peut ainsi parfaitement remplir ce rôle, par la peinture, par exemple. Ainsi, l’art est fait pour instruire aussi, pour polir, car la politesse est une caractéristique des nations civilisées. La politesse est « la vertu » des temps modernes.

Batteux s’est inspiré de Dubos dans presque tout son livre, ce que Batteux a apporté dans l’histoire de la philosophie, c’est l’unification des beaux-arts par le principe commun d’imitation de la belle nature. Ce principe constitue leur connivence, leur unité interne.

Batteux applique à d’autres arts les principes de la poésie et de la peinture (qui est l’imitation de la belle nature). Il répartit les arts entre les arts mécaniques, les arts qui provoquent le plaisir ou au moins ont pour but le plaisir (les Beaux-arts : musique, poésie, peinture, sculpture et l’art du geste ou la danse), et les arts qui allient l’agrément à l’utile (l’éloquence et l’architecture).

Batteux écrit à propos des arts mécaniques : « Les arts de la première espèce emploient la nature telle qu’elle est, uniquement pour l’usage » ; « […] ont pour objet les besoins de l’homme, que la nature semble abandonner à lui-même dès qu’il est né : exposé au froid, à la faim, à mille maux, elle a voulu que les remèdes et les préservatifs qui lui sont nécessaires fussent le prix de son industrie et de son travail. C’est de là que sont sortis les Arts mécaniques »458.

En parlant des Beaux-arts : « […] ont pour objet le plaisir. Ceux-ci n’ont pu naître que dans le sein de la joie et des sentiments que produisent l’abondance et la tranquillité : on les appelle les Beaux-arts par excellence »459.

En parlant de la troisième espèce : « […] contient les arts qui ont pour objet l’utilité et l’agrément tout à la fois. Telles sont l’éloquence et l’architecture : c’est le

457 Ibid., p. 148.

458 Ibid., partie I, ch. I, p. 82. 459

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