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Le rapprochement par Dubos de la poésie et la peinture (arts sensoriels), réalisant une réaction

définitive contre le rationalisme. Le jugement de goût

devenu, avec Dubos, une réaction émotionnelle.

Contre cette séparation exagérée des domaines de la connaissance, des différents points de vue, la réaction de Dubos est compréhensible, les arts tendent à se confondre, la peinture et la poésie se prêtent les sujets. Ce rapprochement entre les arts est désigné par le terme d’ut pictura poesis : « La poésie est une peinture parlante et la peinture une poésie muette ».

D’un autre point de vue, la généralisation opérée par le cartésianisme tend à unifier les arts, à mettre en tête des arts un art simple, destiné à les représenter tous. La substance, l’essence de tous les arts consiste dans le regroupement des qualités d’un seul art.

L’ut pictura fait entrer la poésie dans le domaine des sens, à côté de la peinture, dont la connaissance se fait par le sens de la vue, et est appréciée, jugée, par le sixième sens.

On distingue ainsi trois interprétations (de Descartes : deux points de vue, et de Dubos) et en même temps trois interrogations sur l’emploi de l’ut pictura. D’autres critiques comme Alfred Lombard, par exemple, associe l’ut pictura poesis à la théorie de l’imitation. L’imitation a généré dans la peinture la technique du trompe l’œil au XVIIe et au XVIIIe siècles. L’imitation est, pour Dubos, dit Lombard dans L’abbé

Dubos, une réaction contre le Beau idéal qui éloignait de la nature. Le Beau idéal, nous

l’avons rencontré chez les classiques, comme Boileau. Descartes ne parle pas du Beau, mais s’il en avait parlé, il aurait accordé le même sens au beau, c’est-à-dire qu’il aurait soutenu qu’il est théorique, général comme les Idées platoniciennes en quelque sorte.

Le terme d’ut pictura se retrouve chez les Anciens, comme Plutarque par exemple, mais il a été enrichi au long des siècles. Cette formule a son histoire de Cicéron à Voltaire.

Le sens le plus radical associé à l’ut pictura, et qui nous intéresse ici, est une réaction de Dubos contre le rationalisme de Descartes ; la peinture et la poésie sont des arts qui, en tandem, témoignent du domaine des sens. La poésie a été introduite dans le même domaine que la peinture, dont le sens est la vue, car nous imaginons des tableaux lorsque nous lisons la poésie. Ces tableaux mentaux, ces peintures, nous touchent, par l’intermédiaire de nos sens. Ils nous touchent plus faiblement que les vraies peintures car la multiplicité des ressorts affaiblit le mouvement ; « un ressort ne communique jamais à un autre tout le mouvement qu’il a reçu »260. On parle ainsi de la successivité de la poésie et de la simultanéité de la peinture, peinture qui donc agit sur les sens d’un seul coup et fortement, et sur le plus aigu des sens considéré ici, la vue. Dubos affirme : « Je crois que le pouvoir de la peinture est plus grand sur les hommes, que celui de la poésie, et j’appuie mon sentiment sur deux raisons. La première est que la peinture agit sur nous par le moyen de sens de la vue »261, qui est le plus frappant chez l’homme, le plus convaincant. La poésie agit sur nous par l’intermédiaire d’un autre sens, considéré plus faible, qui est celui de l’écoute, dont l’organe est l’oreille. La poésie sollicite plusieurs sens ; par les mots (ouïe, dont l’organe est l’oreille), par les idées (dont la faculté productive est l’entendement), ensuite par les tableaux (dans l’imagination).

L’ut pictura est, chez Dubos, une réaction contre le rationalisme, car la poésie était devenue un art intellectualiste, exercice de la raison, alors que, avec Dubos, elle entre dans le domaine des sens, à côté de la peinture. Un beau poème est celui qui émeut.

Les tableaux mentaux restent subjectifs et portent les spécificités des organes de chaque personne, membre du public. Plus les organes sont délicats, plus nous avons une opinion juste sur les poèmes et les peintures (c’est-à-dire nous percevons plus facilement le message du poète ou du peintre, nous sommes plus proche de l’âme de l’artisan). Plus nous avons de l’enthousiasme et moins nos sens sont usés, comme sont ceux des gens de métier, plus nous apprécions l’ouvrage correctement, à sa juste valeur.

260 Folkierski, Entre le classicisme et le romantisme, 1969, (op. cit.), p. 176. 261

Les sens l’emportent sur la raison cartésienne, ce sont eux qui nous donnent la connaissance des œuvres d’art et non plus la raison. La raison reste importante pour Dubos, mais au second degré d’appréciation des œuvres d’art et seulement pour une partie du public, le public instruit. Le public instruit seulement (qui a les connaissances nécessaires pour apprécier si l’ouvrage est bon ou mauvais), et pas n’importe quelle partie du public, comprend les beautés cachées à la majorité car il en a les clés grâce à ses connaissances acquises (en opposition avec le discernement naturel). Mais le public qui comprend ces beautés voilées n’est pas nombreux, les beautés voilées ne sont pas présentes en grand nombre, et donc l’évaluation de l’œuvre se fait en ignorant ces beautés voilées, négligeables.

La majorité juge par le sentiment ; alors que quelques ouvrages (tableaux et poèmes) ont des mérites qui ne tombent pas sous le sentiment (mais sous la raison - lorsque l’ouvrage traite des connaissances purement spéculatives, dans les poèmes surtout) ; on appelle ces mérites le mérite étranger. Ce public instruit est restreint « à un étage d’esprit, à un point de lumière, à une telle condition »262 ; il est composé des « personnes qui ont acquis des lumières, soit par la lecture, soit par le commerce du monde […] Le public dont il s’agit ici est borné aux personnes qui lisent, qui connaissent les spectacles, qui voient et entendent parler des tableaux, ou qui ont acquis de quelque manière que ce soit, ce discernement qu’on appelle goût de comparaison »263. La comparaison se fait entre l’ouvrage présent, qui se présente à notre jugement esthétique, et l’ouvrage absent, pris comme modèle, référence. Ces deux ouvrages procurent du plaisir à des degrés différents, la comparaison se fait dans l’âme du public, qui peut comparer le plaisir actuel au plaisir passé, considéré comme point de repère, comme modèle. La comparaison se fait donc entre les degrés de plaisir, le plus grand favorisant sa source, le tableau ou le poème.

Dans le deuxième tome des Réflexions, section XXII, Dubos affirme : « Puisque le premier but de la poésie et de la peinture est de nous toucher, les poèmes et les tableaux ne sont de bons ouvrages qu’à proportion qu’ils nous émeuvent et nous attachent […] Or, le sentiment enseigne bien mieux si l’ouvrage touche, et s’il fait sur nous l’impression qu’il doit faire, que toutes les dissertations composées par les critiques pour en expliquer le mérite et pour en calculer les perfections et les défauts ».

262 Ibid., tome II, § 352. 263

Dubos n’est pas essentiellement un adepte du cartésianisme. La raison compte, mais l’essentiel est de l’ordre du sentiment. Dubos préfère le fait, l’expérience aux spéculations de la raison : « Plus les hommes avancent en âge, et plus leur raison se perfectionne ; moins ils ont de foi pour tous les raisonnements philosophiques et plus ils ont de confiance pour le sentiment et pour la pratique […] Combien l’expérience a-t- elle découvert d’erreurs dans les raisonnements philosophiques qui étaient tenues dans les siècles passés pour des raisonnements solides ? Autant qu’elle en découvrira un jour dans les raisonnements qui passent aujourd’hui pour être fondés sur des vérités incontestables. Comme nous reprochons aux anciens d’avoir cru l’horreur du vide et l’influence des astres, nos petits neveux nous reprocheraient un jour de semblables erreurs, que le raisonnement entreprendrait en vain de démêler, mais que l’expérience et le temps sauront bien mettre en évidence »264.

Dubos affirme aussi : « Le raisonnement se tait devant l’expérience ». L’expérience est la source de vérité incontestable. C’est elle qui décide lequel des philosophes a raison. Les spéculations de la raison, les divers systèmes philosophiques doivent trouver leur vérification dans l’expérience et non pas dans une autre philosophie. Pour vérifier, il est besoin d’une instance différente. C’est l’instinct, le sentiment.

Dubos donne quand même crédit à la raison : elle trouve son rôle bienvenu, souhaitable, à la suite de l’expérience, dans le groupement des faits, dans l’arrangement, pour arriver à des théorèmes dans les sciences naturelles, à des vérités générales. Les sciences naturelles sont, pour Dubos, les suivantes : la botanique, l’astronomie, la médecine, l’histoire des animaux.

Souvenons-nous que la raison a son rôle bien défini dans les arts, dans la connaissance des causes, pour le mérite étranger des œuvres, (qui ne tombe pas sous le sentiment), pour l’élite du public qui a des compréhensions supplémentaires dans l’évaluation d’une œuvre d’art, à laquelle les beautés se dévoilent, qui a acquis des connaissances supplémentaires et qui, grâce à ces connaissances, peut pénétrer les beautés de l’œuvre toute entière.

N’oublions pas que Dubos favorise le sentiment et donc, les sens : « j’ai vu » a plus de crédibilité que le raisonnement philosophique du « j’ai conclu ».

264

Le sentiment devient meilleur par l’effet de deux causes : la première consiste dans le fait que les organes sont mieux composés, la deuxième consiste dans le perfectionnement de ces organes par le moyen d’un usage fréquent.

Une nouvelle critique se met en place, pour remplacer la vieille critique cartésienne. C’est l’apport de Dubos, qui remplace le principe philosophique en vogue à l’époque cartésienne, la raison, par un principe nouveau, qui est le sentiment. Celui-ci juge des œuvres d’art ; il est la réaction d’un sens nouveau dont les organes existent chez tous les humains, plus ou moins délicats.

Le mérite de Dubos est d’avoir créé un système nouveau avec comme fondement le sentiment ; ce qui fait de Dubos le premier philosophe de l’art. L’objet du sentiment, c’est l’art, sur lequel il juge dorénavant. Le mot « jugement » n’est pas compris ici comme une activité de la raison, mais comme une réaction émotionnelle. C’est l’émotion seule qui nous donne la connaissance de la valeur d’une œuvre d’art, et cela principalement et en grande partie (voire au-dessus, le cas du mérite étranger).

La voie du sentiment ne remplace pas, chez Dubos, tout le rôle de la raison. La raison n’est pas éradiquée du domaine de la connaissance. La raison reste utile quand il s’agit de trouver les causes d’un jugement de goût ; on examine les causes par voie d’analyse. Mais c’est toujours le sentiment qui va nous répondre si l’ouvrage plaît ou s’il ne plaît pas. La raison et le sentiment deviennent des termes complémentaires, dans des domaines différents. Chacun a son rôle bien défini dans les arts, avec des usagers différents. Mais, si on regarde de loin, on voit que le sentiment est victorieux, et que la raison vient en aide et reste sur un second plan, constituant une réserve lorsqu’on veut approfondir ses connaissances. Ce qui jugera de la valeur des tableaux ou des poèmes, ce sera le sixième sens.

« Croire » et « sentir » sont les deux mots qui vont de pair respectivement avec la raison et le sentiment. Le sentiment est plus fort que la raison, car le monde sent avec certitude. Il est plus facile d’être influencé dans ses croyances, que dans ses sentiments, qui sont sûrs. L’homme est ainsi formé, que les sens ne le trompent pas, sauf si leur constitution est maladive.

Pour Dubos, ce qui fait appel au sentiment dans un tableau c’est l’expression, le coloris, alors que dans un poème c’est la poésie du style. Nous lisons un poème pour

« s’occuper plus agréablement »265. Dans la même section266, Dubos fait une distinction entre la poésie et les autres arts et sciences : « Nous faisons donc le contraire en lisant un poète de ce que nous faisons en lisant un autre livre. En lisant un historien, par exemple, nous regardons son style comme l’accessoire. L’important, c’est la vérité, c’est la singularité des faits qu’il nous apprend. En lisant un poème, nous regardons les instructions que nous y pouvons prendre comme l’accessoire. L’important, c’est le style, parce que c’est du style d’un poème que dépend le plaisir de son lecteur. Si la poésie du style du Roman de Télémaque eût été languissante, peu de personnes auraient achevé la lecture de l’ouvrage, quoiqu’il n’en eût pas été moins rempli d’instructions profitables. C’est donc suivant que la lecture d’un poème nous plaît que nous le louons […] je ne parle ici que des personnes qui étudient (note : ici-les gens de métier) ; car celles qui lisent principalement pour s’amuser, et en second lieu pour s’instruire (c’est l’usage cependant que les trois quarts du monde font de la lecture) aiment encore mieux les livres d’histoire dont le style est intéressant, que les livres d’histoire mal-écrits, mais pleins d’exactitude et d’érudition ».

265 R.C., tome I, section XXXIV, § 303. 266

2.5° Le changement dans l’attitude du public

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