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Public instruit, ignorants, gens de métier : définitions Le sentiment décidant de la vérité et non

pas la raison, ainsi, le public ignorant et instruit

décidant du succès d’un ouvrage et non pas les gens

de métier. Le goût.

Toute œuvre sera soumise au jugement du public. Ce jugement dépend de l’organisation physique de chacun, mais Dubos essaye d’être régulier ; il veut bâtir une esthétique, donc il a besoin des principes généraux (lois). Les humains, construits physiquement selon une même matrice doivent avoir des sensations, des plaisirs communs. Dubos ne veut pas totalement nier les difformités individuelles physiques, d’où le goût bizarre, mais il admet une certaine régularité : « les hommes de tous le temps et de tous les pays sont semblables par le cœur »368. Dans un autre endroit, Dubos admet, quand même, que le goût varie de nation à nation et d’époque à époque : « En un mot, comme le premier but de la poésie est de plaire, on voit bien que ses principes deviennent plus souvent arbitraires que les principes des autres arts, à cause de la diversité du goût de ceux pour qui les poètes composent »369. Les variations se succèdent sur un terrain constant, commun, d’une même substance. Ces règles de l’art ou principes généraux sur lesquels on peut construire une théorie de l’art sont, chez Dubos, des principes extraits de l’expérience.

Le public participe à l’œuvre d’art, il la complète, il apporte, par son sentiment, le témoignage de ses organes, délicats ou moins délicats. Nous essayerons de voir plus longuement le fonctionnement de l’âme du public, au contact avec l’ouvrage du peintre

368R.C., tome II, § 516. 369

ou du poète. On parlera dans la sixième partie de notre dissertation de deux genres de poésie, les Comédies et les Tragédies. En quoi suscitent-elles les passions humaines ? Quels sont les artifices que les poètes doivent employer pour que leurs poèmes nous touchent ? (ex. choix des sujets) Représentées sur la scène, elles deviennent des pièces de théâtre, des poèmes dramatiques.

La tragédie veut exciter en nous la terreur et la compassion.

Le public juge des œuvres d’art par comparaison. Ce goût de comparaison naît progressivement en nous lorsque nous jugeons d’un tableau établissant un rapport avec un autre tableau, dont les mérites sont consacrés, bien établis. Le jugement esthétique se fait en mettant en lumière le tableau présent par un tableau absent, qu’on connaît bien. Dubos est d’opinion qu’on doit « être nourri dans le sein de la Peinture », afin d’acquérir ce goût de comparaison. (C’est l’expérience qui le forme. Le goût contient un mélange des idées fournies par l’intelligence, des habitudes, des préjugés ; des composants intellectuelles). Une autre exigence est d’avoir un esprit tranquille, qui permet qu’une impression nouvelle s’imprime facilement dans l’imagination, afin de « sentir toute la beauté d’un ouvrage », et aussi de contribuer avec son apport en tant que spectateur à l’œuvre d’art, « la composer », comme Dubos dit à la page 245 de ses

Réflexions370.

Essayons de connaître les définitions que Dubos donne à la notion de « public ». L’approche est complexe, car les définitions sont nombreuses.

Le public : les ignorants, le public instruit, les gens de métier : ces trois types de spectateurs constituent les récepteurs de l’art. Les ignorants sont ceux qui sont doués du sixième sens, mais qui ne l’ont pas perfectionné par le commerce des livres ou du monde.

Les gens de métier sont des ceux qui prononcent leur jugement sur les œuvres d’art d’une manière officielle. Par « gens de métier » Dubos comprend non seulement les personnes qui écrivent sur les poèmes et sur les peintures, ceux qui vulgarisent, mais aussi les personnes qui composent et qui peignent. Ils apportent au public une information déformée ou modifiée et souvent trompeuse. Ce qu’on reproche aux gens de métier c’est qu’ils jugent par voie de discussion, qu’ils ont la sensibilité usée et qu’ils

370

ont des préjugés sur certaines parties de l’art. Les gens de métier sont blâmés par Dubos, car ils manquent d’enthousiasme, donc ils ne sont pas réceptifs à l’enthousiasme de l’artisan, donc ils ne sont pas en mesure d’épouser le sentiment que l’artiste communique. Avoir la sensibilité usée c’est dire qu’ils manquent d’enthousiasme, ce qui fait qu’ils ne ressentent pas celui des autres, surtout du poète et du peintre, donc ils n’arriveront jamais à saisir le sentiment de l’artiste. Les gens de métier, jugeant par analyse, émettent des raisonnements ; ces raisonnements n’aident pas à rendre un jugement de goût (fruit du sentiment), en conséquence il y a erreur dans les jugements émis sur les œuvres d’art. L’enthousiasme est propre au public, comme à l’artiste doué de génie. Le public ne fait pas de raisonnements là où il n’y a pas lieu de raisonner, ne juge pas par voie de discussion.

Les gens de métier n’ont jamais exprimé une opinion qui fasse office de loi. Leur opinion est temporaire et c’est toujours le public qui décide sur le sort des ouvrages d’art. Dubos n’accorde pas de crédit aux gens de métier, qui portent un jugement trop théorique (pensant aux règles), il donne la liberté de juger sur les œuvres d’art au public, doué d’un sixième sens : « Tous les hommes, à l’aide du sentiment intérieur qui est en eux, connaissent sans savoir les règles, si les productions des arts sont de bons ou de mauvais ouvrages »371.

Parmi les artistes, on trouve des artisans de génie et des artisans sans génie. Ces deux catégories d’artistes sont différentes par le degré d’engagement dans leur création. Les artisans sans génie créent dans des moments où ils ne sont pas prêts à inventer sous l’influence des Muses, dans un état d’enthousiasme. Souvent ennuyés, ils sont insensibles au pathétique.

Le génie est l’esprit, la délicatesse des organes, la fusion avec le pathétique. Cela se retrouve aussi bien dans le public que parmi les poètes et les peintres.

Seul le public apprécie l’ouvrage à sa juste valeur, avec désintéressement et par le sentiment : « Il y a en nous un sens […] C’est ce qu’on appelle communément le sentiment »372. Le sixième sens est inhérent à toute personne humaine, même aux ignorants. Il peut être développé par l’expérience (développer le goût de comparaison).

371 Ibid., section XXII, § 348. 372

Dubos se moque des règles, car il s’agit d’être touché et non pas d’être spécialiste dans le métier d’écrivain (qui sait composer d’après des règles) : « Lorsqu’il s’agit du mérite d’un ouvrage fait pour nous toucher, ce ne sont pas les règles qui font la montre, c’est l’impression que l’ouvrage fait sur nous. Plus notre sentiment est délicat, ou si l’on veut, plus nous avons d’esprit, plus la montre est juste »373. Ou encore : « Le public est capable de bien juger des vers et des tableaux sans savoir les règles de la poésie et de la peinture ; tous les hommes, à l’aide du sentiment intérieur qui est en eux, connaissent, sans savoir les règles, si les productions des arts sont des bons ou des mauvaises ouvrages, si le raisonnement qu’ils entendent, conclut bien »374. Chez Dubos, même dans la matière scientifique, du géomètre, du logicien, le sentiment est appelé à remplir sa fonction, celle de dire si le raisonnement est correct ou pas (le sentiment ne s’exprime pas sur les causes de l’erreur, les gens sentent, par leur sens, que le raisonnement est faux). Tout homme qui a vécu dans ce monde et a acquis une certaine expérience, peut dire si le raisonnement le touche ou pas. Même si le raisonnement est par endroits défectueux, dans son ensemble il peut toucher, et donc il peut être excellent, s’il conclut bien. On ne peut pas apprécier un raisonnement par un autre raisonnement. On émet une opinion sur un raisonnement par un « mouvement intérieur » (Quintilien).

Dubos nomme le public par un terme équivalent : « le parterre ». « Le parterre » doit abandonner les règles, ou, s’il ne les connaît pas, il faut les négliger - toujours une protestation de Dubos contre les règles : « Le parterre, sans savoir les règles, juge d’une pièce de théâtre aussi bien que les gens de métier »375. Ce passage est un peu confus, car nous avons vu que les gens de métier ne jugent pas correctement des œuvres d’art. Le parterre, la foule, ne reconnaît pas dans l’œuvre d’art certaines beautés, « voilées »376. Il y a là une réponse de Dubos à une objection possible377, sentie par notre auteur, à laquelle il répond que le succès d’un poème n’est jamais fondé sur ces beautés voilées : « D’ailleurs je ne pense point que le public jugeât mal d’un ouvrage en 373 Ibid., § 345. 374 Ibid., § 348. 375 Ibid., § 349.

376 Les beautés voilées sont destinées à des spectateurs d’une certaine érudition, étant inaccessibles à la

grande majorité. Elles se traduisent par des messages cryptés, par un langage maîtrisé et acquis par une élite uniquement.

377 L’objection consisterait en ce que le public en sa majorité serait incapable d’émettre un jugement de

goût valide sur les œuvres d’art, que celui-ci serait réservé aux des gens de métier, aux initiés, familiarisés avec les « beautés voilées ». Dans ce cas, la notion de public dans le champ de l’esthétique serait vide ou très restreinte. Voir la suite.

général, quand bien même quelques-unes de ces beautés lui seraient échappées. Ce n’est point sur de pareilles beautés qu’un auteur sensé qui compose en langue vulgaire, fonde le succès de son poème […] si une pièce tombe, on peut dire qu’elle serait tombée de même, quand le public entier aurait eu l’intelligence de ces beautés voilées »378.

Les gens de métier connaissent les règles, mais ils se trompent dans l’appréciation des œuvres d’art, car la sensibilité, la partie de l’homme capable de juger des œuvres d’art, est, chez eux, usée. Dans leur connaissance, ils sont supérieurs au public, mais du point de vue de l’esprit, ils ne viennent pas vers les œuvres d’art avec un potentiel correct.

Dubos donne un aperçu du public : « des personnes qui ne savent point les règles d’art, sont capables de donner des décisions sur l’effet d’un ouvrage fait pour toucher les hommes parce qu’ils sont doués d’un naturel très sensible »379. Même si le public ne peut pas expliquer son sentiment (d’ailleurs on évite la voie de discussion, car éloignée de la juste appréciation des œuvres qui s’adressent au sentiment), l’effet produit par son goût est apprécié au maximum, il est enregistré parmi le vrai, le juste, l’opportun.

L’objection faite à Dubos est contre les ignorants (N’oublions pas que les ignorants sont membres du public, comme par exemple la serveuse à laquelle on faisait entendre des poèmes, qui ne savait rien de l’art, mais cela ne l’empêchait pas de rendre une décision juste).

Dubos dit que, dans un poème ou dans un tableau, il faut, pour le comprendre et l’apprécier à sa juste valeur, connaître le sujet et l’expression qui enveloppe le contenu. Il y a des personnes auxquelles quelques beautés échappent (les ignorants), car ils n’ont pas la clé de l’univers poétique. On comprend par cela que l’expression des sentiments est hors de leur champ d’expérience. Alors, le poème, le tableau ne seront pas appréciés à leur juste valeur. Mais, puisque le peintre ou le poète écrit pour le vulgaire, il n’emploie pas souvent des expressions mystérieuses, il doit éviter le galimatias. Eviter le galimatias, c’est l’exigence que Dubos impose spécialement aux peintres. Il est nécessaire d’apporter quelques précisions sur le galimatias, qui passe, autrement, sans être bien compris.

378R.C., tome II, section XXII, § 354. 379

En peinture, le galimatias, ce sont des figures pas faciles à reconnaître. Le peintre crée des personnages chimériques, ou allégoriques, qui perdent leur rôle, celui d’émouvoir, car le public ne les reconnaît pas. Le peintre crée des personnages chimériques car il veut ainsi trouver l’issue d’un embarras qu’il ne pourrait pas éviter par la route ordinaire (en termes de Dubos). L’allégorie est un moyen de concentrer dans un seul tableau plusieurs toiles, plusieurs actions. Dubos blâme les poètes et les peintres qui abusent de l’allégorie pour faire une bonne impression sur le public, et qui oublient ainsi leur but, qui est celui d’émouvoir. Ils doivent, dit Dubos, « parler la langue des passions, qui est commune à tout le monde »380. Remplis du désir de se montrer pleins d’esprit et avec une imagination plus élevée que celle du public, les artisans cachent le sens, qui ne se montre qu’à la pénétration des élites, qui ont les organes très délicats, ou/et qui sont instruits. Le sens transcende le pouvoir d’imagination des plus subtils.

C’est la réponse de Dubos à l’objection : « Il y a des beautés […] dont les ignorants ne peuvent sentir le prix ; […] les ignorants ne sauraient juger d’un poème en général, puisqu’ils ne conçoivent qu’une partie de ses beautés »381.

Au début, la réaction de Dubos est une prise de recul : le bas peuple n’est pas inclus dans le public : « C’est que je ne comprends point le bas peuple dans le public capable de prononcer sur les poèmes ou sur les tableaux, comme de décider à quel degré ils sont excellents »382. On voit très bien que Dubos exclut de la notion de public le bas-peuple, les ignorants ; mais il va l’excuser ensuite, en l’incluant dans le vulgaire ; le peintre et le poète écrivent pour le vulgaire aussi et non pas seulement pour le public qui a acquis des lumières. Il doit se faire comprendre par tous et éviter le galimatias.

Dubos restreint sa notion de public, comme réaction à l’objection. Il définit ainsi le public : « les personnes qui ont acquis des lumières, soit par la lecture, soit par le commerce du monde [...] Le public dont il s’agit ici est borné aux personnes qui lisent, qui connaissent les spectacles, qui voient et qui entendent parler des tableaux, ou qui ont acquis de quelque manière que ce soit, ce discernement qu’on appelle goût de

comparaison »383. Dubos restreint le public à une élite de la société, une société

380 R.C., tome I, section XXIV, § 210. 381 Ibid., tome II, section XXII, § 350-1. 382 Ibid., § 351.

383

d’artistes, de littéraires, qui ont développé leur faculté d’apprécier, leur esprit, leur sixième sens. Ils ont de l’esprit et de l’expérience.

La définition du public se restreint, mais pas pour longtemps. « Le public est restreint à un étage d’esprit, à un point de lumière, à une telle condition »384. On verra que la définition va souffrir une extension.

Dubos s’inscrit dans la lignée de ceux qui jugent suivant l’histoire, les capacités du public varient suivant les lieux et le temps, l’époque : « Le mot de public est encore ou plus resserré, ou plus étendu, suivant les temps et suivant les lieux dont on parle »385. Les lumières peuvent manquer chez des gens dans une province ; mais ceux qui habitent une autre province peuvent en disposer ; aussi les lumières peuvent manquer en un siècle et peuvent être présentes dans un autre. Le public varie suivant le temps et le lieu. Dubos favorise le public italien au public français, car en Italie le goût de comparaison se fait plus facilement, là où l’œuvre d’art est présente dans la rue, dans le cabinet des barbiers, etc.

Si la première réponse à l’objection consistait en la quantité (public-nombre), la seconde réponse à l’objection consiste en la qualité, dans le temps dont le public a besoin pour apprécier les œuvres qui ont du mérite, « le public ne fait pas le procès en un jour aux ouvrages qui ont réellement du mérite »386. Même si les quelques beautés des ouvrages sont incompréhensibles au public, si elles attirent l’attention, le public les observe ; « l’explication des vers passe de bouche en bouche et descend jusqu’au plus bas étage du public »387.

Le public juge par comparaison, expérience, par le sentiment. Le sentiment esthétique prend la forme d’une émotion. Cette émotion est émise par le sixième sens, plus délicat que les autres, et dépendant de notre état physique.

Le poète écrit pour le public, en langue vulgaire. Ainsi, il fait en sorte que son ouvrage soit accessible à la compréhension du public. Si son poème contient des idées qui sont d’un accès difficile aux cœurs du public, elles ne sont pas nombreuses et donc n’empêchent pas l’appréciation de l’ouvrage dans sa complexité (réponse à l’objection

384 Ibid., § 352. 385 Ibid., § 352-3. 386 Ibid., § 353. 387 Ibid., § 354.

qui dit que les jugements du public ne sont pas justes, que le public se trompe dans son jugement).

Pour Dubos, « public » signifie « tout homme qui n’est pas stupide », donc qui est doué d’un discernement naturel, qu’il a hérité en tant qu’homme de ses prédécesseurs à la naissance. C’est l’extension maximale de la définition de la notion de public.

La stupidité est du ressort de l’intelligence naturelle et non pas acquise. Chez Dubos, le poème philosophique, pour être compris, doit être apprécié par des gens qui ont acquis des lumières et des connaissances dans le domaine scientifique, particulièrement dans celui de la philosophie. Pareil pour les autres sciences. Le public n’est pas un scientifique, il ne peut pas démontrer des faits ni trouver la cause d’un effet donné dans les œuvres d’art.

Le jugement du public établit le temps nécessaire pour qu’une œuvre s’impose. Il a besoin de deux ans, estime Dubos, pour bien juger si une peinture ou un poème est bon et d’un siècle pour en juger sur tout le mérite. Ainsi, il faut que le public développe son goût de comparaison et il faut qu’il s’instruise dans le domaine des « beautés voilées », qu’il acquière des connaissances supplémentaires, un savoir nécessaire pour juger de l’ensemble du mérite d’un ouvrage. Le public n’étend pas ses lumières au domaine de la géométrie comme les géomètres par exemple ; les informations (principes et notions) ne tombent pas sous le sentiment, mais les ouvrages de peinture ou de poésie tombent sous le sentiment, et c’est au public que l’on fait appel pour qu’il exprime son sentiment au contact de l’œuvre. Le public ne peut pas juger autre chose que les ouvrages qui tombent sous le sentiment. Il y a, dit Dubos, des œuvres d’art qui, pour être appréciées à leur juste valeur, ont besoin d’un public instruit ; leur mérite ne tombe pas sous le sentiment, mais il est nécessaire d’avoir des connaissances qui s’acquièrent par l’application et l’étude minutieuses. Ainsi, le sentiment ne se suffit pas à soi-même. Cette sorte d’ouvrages a « un mérite étranger », un mérite qui suppose une autre faculté chez le public, autre que le sixième sens. Cette faculté doit remplir le même rôle que l’intellect ; Dubos ne la nomme pas, il annonce seulement sa présence requise, sa nécessité. Les connaissances que cette faculté permet sont des connaissances qui appartiennent à d’autres domaines, des domaines scientifiques, étrangers à la poésie et à la peinture. La poésie et la peinture donnent une sorte de connaissances, les

connaissances qui sont nécessaires pour juger du mérite étranger d’une œuvre sont différentes. Ainsi, la faculté nécessaire est différente tout comme le domaine est

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