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Les cartésiens : la règle : fondement de l’œuvre d’art et critère de jugement esthétique L’opposition de

Dubos, substituant à l’universalité de la raison (des

cartésiens) l’universalité du sentiment.

Lorsqu’on apprécie la valeur d’une production artistique, ses mérites et ses défauts, on utilise généralement le mot « critique » au sens de « jugement, examen ».

Le siècle de Descartes, le XVIIIe siècle, est le siècle de la raison, le siècle « intellectualiste », d’après Marcel Braunschvig239. L’existence d’une vérité absolue est le principe de la critique cartésienne, donc cette critique est « dogmatique », d’après le même philosophe.

La période qui vient après Dubos est le XIXe siècle ; le principe du jugement esthétique n’est plus la raison, mais le sentiment (« critique impressionniste »), et ce principe n’est pas universellement valable, mais varie selon les individus ; la critique est, en conséquence, « relative » (Braunschvig).

À la rencontre de ces deux époques, Dubos trouve sa place (critique impressionniste et dogmatique).

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Essayons maintenant de décrire un peu l’ambiance dans laquelle se plaisait la critique dogmatique et intellectualiste, qui baignait le siècle de Dubos.

S’il y a une vérité universelle, il y a une règle, une méthode unique qui mène à cette vérité, dont la source est la raison. Le jugement esthétique dans ce cas est une affaire de calcul : l’œuvre d’art est-elle conforme à la règle ou pas ? Si tel est le cas, peut-elle être digne de figurer parmi les objets artistiques ? La réponse, à cette époque, est positive : une œuvre conforme aux règles établies est un objet d’art. C’est le critère unique et l’unique exigence.

Qu’est-ce que cette doctrine a donné ? Sûrement et surtout des écrivains et des peintres médiocres qui croyaient aux miracles : la conformation à une recette prescrite pouvait créer des génies et des prodiges. Et cela s’est produit, des poètes médiocres comme Lilius Geraldus (1479-1552 ; auteur de Historiae poetarum), Vida, Heinsius (1580-1655 ; auteur de Aristotelis poetica), et Vossius (1577-1649 ; auteur de

Commentarii rhetorici) ont été comparés et mis ensemble avec Horace, Plutarque et

Aristote.

Cette conformité à une règle dans la création encourageait tout candidat au monde des Lettres à poser sa candidature en toute confiance, car il devait être sûr de son succès s’il appliquait la recette connue, préparée à l’avance.

En peinture, les préceptes dispensent du contact permanent avec la nature. Cela empêche les jeunes peintres de faire des découvertes, d’inventer et de sortir à la lumière du jour les mystères cachés de la nature, fait qui est le signe de l’originalité, de la singularité (voir Lebrun, dans son amas de préceptes, Expression des passions).

L’obsession des règles était telle que Terrasson240 a réalisé une formule de l’épopée. Selon ce compendium, l’ossature de l’Iliade n’était pas conforme, donc elle n’était pas comptée parmi les chefs-d’œuvre.

Aux grands écrivains cartésiens de 1670, succédèrent les disciples de 1715, par exemple, Terrasson dont nous avons parlé plus haut. Il parlait en géomètre : « Tout homme qui ne pense pas sur toute matière littéraire comme Descartes prescrit de penser sur les matières physiques, n’est pas digne du siècle présent […] Rien ne prépare mieux

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que les mathématiques à bien juger des ouvrages d’esprit »241. L’esprit géomètre de Terrasson, son approche toujours penchant vers l’universel, va transformer l’idée de « goût » présente à l’époque ; celle-ci va subir une double transformation, d’une part, de Jean Terrasson, d’autre part, de Dubos.

Premièrement, suivant la tendance d’isoler et écarter le sensible, en mettant toute la confiance dans l’élément rationnel du jugement sur les ouvrages de l’esprit, cette transformation est opérée par Terrasson : « il n’y a d’infaillible pour les choses humaines que la raison seule, et c’est à elle qu’il faut soumettre le sentiment même »242.

En second lieu, on va voir que Dubos oppose radicalement à cette démarche de la raison la démarche de la faculté opposée et complémentaire, le sentiment. Dubos n’est pas exclu du cercle des cartésiens, justement parce que son principe, le sentiment, est universel ; il est présent dans tous les hommes de la même façon, pourvu qu’ils aient les organes correspondants sains. C’est à cause de cette prétention à l’universalité du sentiment, à l’unanimité de sa présence et de son contenu, que Dubos est rattaché aux dogmatiques. Il discourt ainsi sur le goût : « Or s’il est quelque matière où il faille que le raisonnement se taise devant l’expérience, c’est assurément dans les questions qu’on peut faire sur le mérite d’un poème. C’est lorsqu’il s’agit de savoir si un poème plaît ou s’il ne plaît pas : si, généralement parlant, un poème est un ouvrage excellent, ou s’il n’est qu’un ouvrage médiocre »243.

Dubos change radicalement la faculté qui prétend à l’universalité : de la raison (principe du jugement de goût terrassonien), il arrive au sentiment (nouvelle instance impliquée dans le jugement de goût).

Terrasson et Dubos font surgir la réflexion philosophique dans la Querelle entre les anciens et les modernes, car ils posent une contradiction évidente, une déchirure dans la pensée. Il ne s’agit pas chez eux d’une doctrine artistique, mais de l’intelligibilité du jugement esthétique, qui devient objet de pensée, objet sur lequel la philosophie doit faire une analyse bien plus profonde.

241

Terrasson Jean, Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère, où, à l’occasion de ce poème, on cherche

les règles d’une Poétique fondée sur la raison et sur les exemples des anciens et des modernes, Paris,

Fournier et Coustelier, 1715, vol. I, Préface, p. 65.

242 Ibid. 243

On conclut donc que la question de l’époque était celle-ci : quelle est la faculté qui doit juger des ouvrages d’esprit ? Ce sont les débuts de l’esthétique, dont la racine véritable se revendique de Descartes.

Par sa démarche de rationalisation, Descartes a suscité une nouvelle discipline théorique, dont la base est l’évidence et la clarté. Ce qui est évident est vrai, car notre conscience ne nous trompe pas. Terrasson, disciple de Descartes, soutient que, si le sentiment est corruptible, la Raison est la seule qui n’est pas influençable de dehors, qui mène sur son chemin calmement, sans prévention : la raison « nous fait rapporter chaque chose à ses principes propres et naturels, indépendamment de l’opinion qu’en ont eue les autres hommes »244. En revanche, Dubos se révolte contre cette raison, favorisant l’expérience des sens ; il se montre toutefois influencé par l’universalité, principe de Descartes : « les hommes de tous les temps et de tous les pays sont à peu près semblables par le cœur et par le sentiment »245. L’évidence et la clarté cartésiennes sont dans le sentiment, chez Dubos, la raison ne fait qu’obscurcir, que rendre fausses, les décisions du sentiment. La vérité consiste dans la réaction du sentiment face à l’œuvre d’art : « on ne s’abuse point sur les vérités qui tombent sous le sentiment »246. Le sentiment est l’équivalent d’une « démonstration en géométrie »247. Dubos est subtilement un cartésien, esprit qui l’abrite profondément (par l’universalité du jugement et le principe d’évidence), tout en gardant sa propre particularité, celle d’avoir fondé cette « science nouvelle »248 sur le sentiment.

La discipline baptisée tardivement « esthétique » devient en 1715 (année de l’apogée de la Querelle, et donc de la décomposition du classicisme français) et après 1719, l’année de la parution des Réflexions Critiques, la science nouvelle qui décrit un jeu des facultés différentes, le sentiment et la raison ; en affirmant l’une, on exclut l’autre, mais les deux contraires apparaissent ensemble, et se définissent l’une par l’exclusion de l’autre. À la mesure, l’élégance, on oppose maintenant le naturel, qualité innée et non cultivée.

244

Terrasson Jean, op.cit., ibid.

245 R.C., tome II, § 516. 246 Ibid., § 518.

247 Ibid., section XXXIV. 248

Les idées de Terrasson vont retenir notre attention pendant ces recherches, on va profiter ainsi à l’occasion d’autres circonstances pour nous servir des réflexions de Terrasson.

2.2° Illustration du cartésianisme en prenant

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