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Le beau en tant que plaisir surgissant de la satisfaction d’un besoin en faisant appel à l’art ; ce

besoin, chez Dubos, consistant dans le fait que

l’esprit soit occupé. Distinction entre passion

artistique, bienfaisante, et passion éprouvée face aux

objets réels, dangereuse ; le rôle de l’intérêt dans le

plaisir esthétique ; la relation original/copie : objet

réel/œuvre artistique.

L’effet bienfaisant résulte, dit Dubos, d’un besoin satisfait. Plus le besoin est grand, plus la satisfaction est intense et relaxante.

Le besoin est l’appétit de l’homme pour l’action, pour l’occupation. L’ennui, le fait de se retrouver abandonné à soi, qui suit l’inaction de l’âme, est un mal douloureux pour l’homme, qui essaie par tous les moyens d’y échapper : « L’âme a ses besoins comme le corps ; et l’un des plus grands besoins de l’homme est celui d’avoir l’esprit occupé. L’ennui qui suit l’inaction de l’âme est un mal si douloureux pour l’homme, qu’il entreprend souvent les travaux les plus pénibles, afin de s’épargner la peine d’en être tourmenté »284.

Il y a pour l’homme deux moyens de s’occuper : soit il se livre aux impressions du dehors et le processus s’appelle alors « sentir », soit il se livre à des méditations, spéculations sur les objets extérieurs qui suscitent sa curiosité, le processus s’appelle alors « méditer et réfléchir ».

Les hommes qui choisissent de réfléchir sont très rares, et ils le font avec hésitation, car l’homme est destiné à vivre ses passions dans le monde, et tout homme doit satisfaire ses besoins pour sa propre conservation. Dubos ajoute : « Quand les

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hommes dégoutés de ce qu’on appelle le monde prennent la décision d’y renoncer, il est rare qu’ils puissent la tenir »285.

Qu’est-ce que cherche l’homme dans une œuvre d’art ? Il cherche à être ému. Il cherche la passion. Dans la vie réelle, cette passion est trop violente, et peut avoir des conséquences néfastes, comme par exemple dans le cas du jeu de dés, ou des combats sanglants des gladiateurs dans les temps anciens, etc. Ces passions dangereuses sont remplacées par des copies des passions, qui ne sont pas, par la suite, dangereuses, et se consument avant de pénétrer les profondeurs de l’âme. Ces passions, causées par l’art, sont les passions artificielles.

L’œuvre d’art réussit à accomplir sa mission si elle fait appel aux passions ressenties par le public, ou qui l’occupent au moment où il se laisse charmer par l’art. Il doit illustrer des scènes connues largement, empruntées à l’Écriture Sainte ou à l’Histoire Universelle, pour que le public se retrouve ou retrouve ses connaissances, ses sentiments dans l’œuvre d’art.

Les œuvres d’art font de l’effet sur les hommes : elles leur procurent du plaisir, tout simplement, en tenant leur esprit occupé. Si les œuvres d’art réussissent à tenir l’esprit occupé, elles apportent le plaisir, donc elles accomplissent leur destinée : l’art « […] produisant des objets qui excitent en nous des passions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous les sentons, et incapables de nous causer dans la suite des peines réelles et des afflictions véritables »286.

L’art crée des copies des objets réels, des imitations. Elles produisent une impression moins forte que les objets réels, et la passion ressemble à la passion originale, mais elle est « moins profonde, moins sérieuse, superficielle, n’affecte que l’âme sensitive »287. Les objets-imitations intéressent dans la mesure où les originaux intéressent. Si on veut attirer l’attention et l’intérêt du public, il faut trouver dans la Nature des objets qui intéressent. Si l’on prend plaisir à la copie plus qu’à l’objet imité, c’est que le talent du peintre nous a charmés. « La copie nous attache plus que l’original »288.

285 Ibid., § 11.

286 Ibid. section III, § 26. 287 Ibid., § 28.

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La nature de l’homme est telle, qu’il ne peut pas vivre sans se libérer de cet ennui par les passions. On peut se demander en quoi consiste cet ennui, cet état que l’homme fuit. Est-ce qu’il est une agitation intérieure, une angoisse, en termes modernes ? Que faire pour l’apaiser, pour s’apaiser ? Dubos, et non seulement lui, le problème étant posé par maints philosophes, comme Pascal par exemple, nous suggère une solution : l’action, ce labeur où l’homme est tombé et dont il est devenu esclave. L’homme, esclave sur cette terre, condamné à ne pas s’arrêter de chercher ce qui le dépasse, qui le transcende, la quiétude dans les plus affreuses souffrances. Pourquoi l’homme cherche-t-il l’affliction ? Pour échapper à un tourment plus affreux, celui de l’inaction : « L’âme a ses besoins comme le corps ; et l’un des plus grand besoins de l’homme, est celui d’avoir l’esprit occupé. L’ennui qui suit bientôt l’inaction de l’âme, est un mal si douloureux pour l’homme, qu’il entreprend souvent les travaux les plus pénibles, afin de s’épargner la peine d’en être tourmenté »289. Pourquoi l’homme cherche-t-il à être affligé par les œuvres d’art ? Quel est le plaisir qu’il éprouve dans la représentation théâtrale ? Les comédies, aussi bien que les tragédies, lui procurent des impressions, l’occupent par le pathétique. Les arts mentionnés ont un second rôle, qui est celui de fournir des méditations. Dubos pense que « méditer » est un état languissant, ennuyeux, où on ne se fixe pas sur un seul sujet, mais on mélange « une infinité d’idées sans liaison et sans rapport, qui se succèdent tumultueusement l’une à l’autre »290. Dubos continue la description de cet état second où l’esprit essaye de se tenir occupé : « rêverie morne […] durant laquelle il ne jouit précisément d’aucun objet est l’unique fruit des efforts qu’il a faits pour s’occuper lui-même. Il n’est personne qui n’ait éprouvé l’ennui de cet état, où l’on n’a point de force de penser à rien ; et la peine de cet autre état, où malgré soi l’on pense à trop de choses, sans pouvoir se fixer à son choix sur aucune en particulier »291.

S’occuper en se livrant « aux impressions que les objets étrangers font sur nous »292 est une manière d’échapper à l’ennui commune à la plupart des gens. Si dompter l’esprit par des méditations ciblées est une méthode très rarement réussie, tous les hommes ont besoin de « se prêter au plaisir du commun des hommes »293. S’occuper 289 Ibid., section I, § 6. 290 Ibid., § 7. 291 Ibid., § 7-8. 292 Ibid., § 9. 293 Ibid.

par la méditation est un moyen propre aux élites, mais ces élites doivent, pour « ne point tomber dans la langueur qui suit la durée de la même occupation »294, accepter le moyen de se distraire du commun des hommes.

Dubos pose le problème de l’affliction éprouvée au contact des œuvres d’art, qui est paradoxal : « On éprouve tous les jours que les vers et les tableaux causent un plaisir sensible ; mais il n’en est pas moins difficile d’expliquer en quoi consiste ce plaisir qui ressemble souvent à l’affliction, et dont les symptômes sont quelquefois les mêmes que ceux de la plus vive douleur. L’art de la poésie et l’art de la peinture ne sont jamais plus applaudis que lorsqu’ils ont réussi à nous affliger »295. L’art présente des spectacles qui, dans la réalité, nous procureraient de la douleur. Ces spectacles artistiques atténuent, dans leurs effets, toute violence faite à notre esprit.

L’attrait de l’affliction vient du fait, dit Dubos, que nous éprouvons du plaisir en ressentant de la pitié lors de la représentation de la souffrance ; nous compatissons, nous souffrons avec notre semblable. Cette conception, pas bien définie et délimitée chez Dubos, trouve une explication, une extension, chez le disciple de Dubos, qui a analysé l’attrait de l’affliction, Lessing. Il affirme : « Toute passion, même douloureuse, est cependant agréable en tant que passion »296. Dubos dit que le plaisir vient du fait qu’on vit la passion, vivre la passion est équivalent avec le plaisir (un plaisir négatif qui signifie absence de déplaisir, déplaisir causé par l’ennui). Donc, toute passion est positive, car cela est utile à la conservation (de l’homme), satisfaisant son besoin de pathétique : « Les hommes souffrent encore plus à vivre sans passions, que les passions ne les font souffrir », souligne Dubos297. L’ennui se traduit par une souffrance résultant d’un besoin insatisfait, qui est plus grande, bien sur, que lorsque le besoin trouve l’objet de sa satisfaction dans la tragédie.

On s’aperçoit vite que la tragédie est une illusion, et que le cadre est celui d’une fiction. Fontenelle analyse le plaisir de la tragédie chez l’homme : « Le cœur aime naturellement à être remué. Aussi les objets tristes lui conviennent, et même les objets douloureux, pourvu que quelque chose les adoucisse. Il est certain qu’au théâtre la représentation fait presque l’effet de la réalité ; mais enfin elle ne le fait pas

294 Ibid. 295 Ibid., § 4.

296 Lessing, Lettre à Mendelssohn, 1757, t. 12, p. 70. 297

entièrement ; quelque entraîné que l’on soit par la force du spectacle, quelque empire que les sens et l’imagination prennent sur la raison, il reste toujours au fond de l’esprit je ne sais quelle idée de la fausseté de ce qu’on voit. Cette idée, quoique faible et enveloppée, suffit pour diminuer la douleur de voir souffrir quelqu’un que l’on aime, et pour réduire cette douleur au degré où elle commence à se changer en plaisir »298. Pour Fontenelle, l’idée de l’art en tant que convention, suffit pour changer en plaisir les douleurs les plus affreuses. Si, en réalité, ces vécus sont des douleurs, les mêmes vécus dans l’art sont un pur plaisir. On s’aperçoit que dans l’art il n’y a pas de mal, qu’une autre réalité se substitue à la réalité vraie. Cette réalité d’un ordre secondaire, la réalité de l’art, se soumet à d’autres lois, faites par l’homme. La tragédie devient l’empire de l’imagination humaine, qui se donne en spectacle.

On observe la nuance dans l’interprétation de l’art fournie par Fontenelle. Toute passion est adoucie, transformée par cette idée de fausseté des choses douloureuses. L’intensité de l’émotion est diminuée jusqu’à un degré où elle se change en plaisir.

Chez Dubos, cette idée de fausseté de l’art est absente. L’art imite les passions vraies. Dubos garde ce caractère de douleur que les passions artificielles fournissent ; la passion est moins intense dans une œuvre d’art que dans la réalité et elle n’est pas dangereuse. C’est le degré d’intensité qui sépare une passion vraie d’une passion artificielle (celle-ci est moins profonde, pas sérieuse, n’affecte que l’âme sensitive, s’efface bientôt, n’a pas de suites durables). Toute passion est bonne car elle enlève l’ennui, qui est un mal plus grand que toute douleur provoquée par la passion. La douleur provoquée par la passion artificielle est moins intense que celle provoquée par la vraie passion. L’art a une vie, pour Dubos, elle naît de la Nature, de l’imagination du génie, elle n’est donc pas, fausse. L’art est une réalité qui concourt à la vraie réalité (ses objets sont vraisemblables).

Vivre ses passions dans la réalité, constitue un risque ; celui d’être blessé, d’être violenté, d’être en péril. Le plaisir de la tragédie, en revanche, est celui de s’apercevoir qu’on est à l’abri du danger, en sécurité, car cela n’est que de l’art, qu’une copie de la réalité, qu’une convention (selon Hutcheson, car Dubos affirme que les hommes tirent du plaisir de la passion, et non pas du sentiment de sécurité). Les copies des vraies passions donnent à l’homme l’impression qu’il vit vraiment, et elles n’ont pas de

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répercussions négatives. L’art « trouve le moyen de séparer les mauvaises suites de la plupart des passions d’avec ce qu’ils ont d’agréable […] L’art produit des objets qui excitent en nous des passions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous les sentons, et incapables de nous causer dans la suite des peines réelles et des afflictions véritables »299. La passion excitée par la poésie ou par la peinture est différente de l’original seulement en ce qu’elle est moins forte. Elle est produite par la copie de l’objet original, et elle est donc une imitation de la passion originale, s’efface facilement après qu’elle a été suscitée sans avoir des effets secondaires, comme c’est le cas avec la passion suscitée par l’objet original. L’imitation de la passion véritable est une passion « artificielle », qui a sa source dans la créativité humaine, l’imagination.

Pour que la tragédie puisse nous émouvoir, nous remuer le cœur, il est nécessaire que le personnage qui représente le bien et la vertu soit blessé par une injustice ou par un malheur qui lui arrive et qui lui enlève le statut de personnage respectable, alors qu’il le méritait pleinement. Cet événement malheureux est source d’affliction pour le public, qui sympathise avec les personnages, qui veut que le mérite soit récompensé, et non pas se sentir, par comparaison, bien, parce que le malheur n’est pas tombé sur lui.

Pour que les tableaux des peintres nous plaisent, il est nécessaire que l’objet présenté nous intéresse. S’ils traitaient des objets qui nous attirent, la copie nous attirerait elle aussi. L’art imite les objets réels, il est une imitation du réel. L’original doit nous attirer plus que la copie, sinon nous admirons le talent du peintre ou du poète de bien imiter : « Un tableau d’histoire aussi bien peint qu’un corps de garde de Teniers, nous attacherait bien plus que ce corps de garde »300. Ces tableaux ont le mérite d’être bien exécutés : « Lorsque nous regardons avec application les tableaux de ce genre, notre attention principale ne tombe pas sur l’objet imité, mais bien sur l’art de l’imitateur. C’est moins l’objet qui fixe nos regards que l’art de l’imitateur »301.

La théorie de Dubos comprend le concept des émotions superficielles et artificielles. L’art est celui qui permet de vivre ces émotions, car les œuvres d’art les créent en nous. L’art a cette fonction de permettre à l’homme de jouir de ses plaisirs sans retours fâcheux ; de vivre ses passions sans se mettre en péril.

299 R.C., tome I, section III, § 25-6. 300Ibid., section X, § 70.

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Dubos explique cela : « Les peintres et les poètes excitent en nous ces passions artificielles, en présentant les imitations des objets capables d’exciter en nous des passions véritables. Comme l’impression que ces imitations font sur nous est du même genre que l’impression que l’objet imité par le peintre ou par le poète ferait sur nous ; comme l’impression que l’imitation fait n’est différente de l’impression que l’objet imité ferait, qu’en ce qu’elle est moins forte, elle doit exciter en notre âme une passion qui ressemble à celle que l’objet imité aurait pu exciter […] comme l’impression faite par l’imitation ne va pas jusqu’à la raison pour laquelle il n’y a point d’illusion dans ces sensations, elle s’efface bientôt. Cette impression superficielle faite par une imitation disparaît sans avoir des suites durables »302. « L’imitation la plus parfaite n’a qu’un être artificiel elle n’a qu’une vie empruntée, au lieu que la force et l’activité de la nature se trouvent dans l’objet imité »303.

Tel est le rôle de l’art, celui de procurer du plaisir sans suites fâcheuses. Il procure des émotions artificielles qui sont à distinguer des émotions sérieuses, associées à des inconvénients. L’art, comme on le disait plus haut, est une imitation, fruit de l’imagination poétique. Ce qui nous procure le plaisir, ce n’est pas l’objet naturel, sans vie, mais l’apport de l’imitateur, qui lui donne un rôle, qui lui procure une vie. Cette idée, on la retrouve chez Aristote : « Des monstres et des hommes morts ou mourants que nous n’oserions regarder, ou que nous ne verrions qu’avec horreur, nous les voyons avec plaisir imités dans les ouvrages des peintres. Mieux ils sont imités, plus nous les regardons avidement »304. Si les objets réels sont des monstres, l’objet imité, par l’apport poétique, devient un objet beau, un objet qui fait plaisir.

L’art produit des émotions artificielles, supérieures aux émotions provoquées par l’objet, tel qu’il est dans la nature. L’art est un raffinement, « une volupté supérieure »305. Si Dubos affirme que nous nous intéressons aux objets que l’art procure dans la mesure où nous nous intéressons à l’objet réel qui lui correspond, il est vrai que cela est une partie de notre satisfaction. Mais pour que l’objet nous plaise, l’art de l’imitateur qui l’embellit est nécessaire. L’esprit du peintre ou du poète, transporté ou exprimé dans l’œuvre d’art, saisit un caractère, exprime un trait, que lui, l’artisan (peintre ou poète), a observé ou qui l’a intrigué. Le génie prend comme modèle le réel,

302 Ibid., section III, § 27-8. 303 Ibid.

304 Ibid., § 29. 305

mais il va loin, il dépasse les premières données, et crée, par son imagination enflammée, une chose différente, qui peut quand même avoir des connivences avec l’original.

Pour qu’un tableau ou une poésie nous plaise, il faut que l’objet imité nous intéresse et que le talent du peintre y concoure (deux exigences de la part du public envers l’imitateur ou l’ « artisan » (cet usage du terme est initié par Dubos et remplace « poète et/ou peintre »)). Dubos souligne l’importance du réel dans le choix des sujets, du côté de l’artisan et, du côté du public, l’importance de retrouver ses intérêts dans l’œuvre d’art, ses propres vécus et ses passions : « L’imitation ne saurait nous émouvoir, quand la chose imitée n’est point capable de le faire »306.

Les imitations des objets réels sont les objets esthétiques. Les objets réels sont soit les passions, soit les éléments de la nature. C’est le filtre de l’imagination artistique qui donne naissance respectivement à des passions artificielles (copies des passions vraies), et à des objets esthétiques, qui attachent et émeuvent, à condition de garder le vraisemblable et de choisir ainsi, de sorte à respecter l’intérêt humain des sujets.

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3.3°

Le plaisir de l’art :

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