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CHAPITRE 3 : THÉORIES PARALLÈLES

IV. La théorie de la sous-spécification

Dans cette partie, nous nous intéresserons au modèle théorique de la sous-spécification174. Cette théorie s’inscrit, comme la phonologie de dépendance, dans la lignée de la phonologie générative de Chomsky et Halle (1968). Nous ne traiterons que de l’application de la théorie de la sous-spécification en phonologie, composante dans laquelle elle a tout particulièrement été développée175. L’analyse de la théorie de la sous-spécification nous permettra de nous positionner vis-à-vis de la non

174 Angl. Underspecification theory.

175 Concernant l’application de la théorie de la sous-spécification en grammaire, voir, par exemple, Farkas (1990) et Lumsden (1992).

spécification de certains traits considérés comme prévisibles et de ce que l’on peut qualifier de binarisme restreint.

Cette théorie part de l’hypothèse que la mentalisation d’un élément linguistique, pour être optimale, se fait de manière restreinte et minimale. Par conséquent, alors que certaines informations ou propriétés de l’élément sont retenues, toutes celles qui peuvent être attribuées par défaut – parce qu’elles sont prévisibles – sont éliminées. Dans ce cadre, il est donc possible, parmi les différentes propriétés d’un élément, d’en distinguer deux types : celles qui sont mentalement « actives » et celles qui sont mentalement « inactives ». La théorie de la sous-spécification propose un cadre descriptif fidèle à ce processus cognitif en ne spécifiant que certaines propriétés des éléments. En phonologie, l’hypothèse de la mentalisation est la suivante : les représentations mentales associées à un signal sonore contiennent bien moins d’informations que le signal n’a réellement de propriétés, et ces représentations mentales correspondent aux propriétés non prévisibles du signal. Par conséquent, selon la théorie de la sous-spécification, seules les propriétés non prévisibles des éléments phoniques sont nécessaires dans une analyse et une représentation phonologique optimale consiste donc à ne spécifier que ces propriétés non prévisibles. Selon les partisans de cette théorie, la sous-spécification n’est qu’une généralisation d’une pratique déjà largement utilisée dans la description linguistique (Archangeli 1988 : 184) : beaucoup de détails prévisibles (par exemple, l’accentuation dans certaines langues comme le polonais) sont souvent non spécifiés. Cependant, il n’existe pas de consensus entre les différents partisans de cette théorie concernant la définition d’une propriété prévisible, et deux modèles sont nés de la théorie de la sous-spécification : la sous-spécification dite

« radicale » et la sous-spécification dite « contrastive ». Nous commencerons par analyser en quoi, de manière générale, la sous-spécification consiste et nous présenterons par la suite les deux modèles proposés dans le cadre de cette théorie.

IV.1 Le modèle théorique de la sous-spécification : l’asymétrie des valeurs des traits phonologiques

Le modèle théorique jacent à la spécification radicale et à la sous-spécification contrastive repose sur le postulat que les éléments phoniques possèdent des propriétés de différentes natures. Il existerait donc – comme cela est d’ailleurs aussi proposé dans la métrique d’évaluation de SPE176 – une asymétrie entre les

176 Voir « Partie 1, Chapitre 1, III.2 The Sound Pattern of English (Chomsky et Halle 1968) ».

valeurs des différents traits. Dans la description d’un élément, certains traits représentent des propriétés non prévisibles – et donc plus révélatrices de cet élément – alors que d’autres traits représentent des propriétés prévisibles (ces propriétés sont déductibles des traits non prévisibles et sont parfois appelées les « propriétés dérivées »). La théorie de la sous-spécification veut exprimer cette prévisibilité de certaines propriétés et de ce fait l’asymétrie des valeurs des propriétés, en éliminant des représentations sous-jacentes toute propriété conjecturable. La spécification totale des propriétés d’un élément est superflue : elle est considérée comme une

« surinformation ».

En ce qui concerne le cadre descriptif adopté, les propriétés sont représentées à l’aide de traits binaires. Mais alors que les propriétés non prévisibles sont spécifiées, et donc présentes dans la représentation phonologique, celles qui sont prévisibles sont non spécifiées et donc absentes. La valeur – positive ou négative – d’un trait non spécifié est censée être déductible (des traits spécifiés ou, comme nous le verrons, de règles de redondance). Nous pensons donc, comme Durand et Lyche (2001), que la théorie de la sous-spécification propose une binarité restreinte dans la mesure où, dans ce modèle, toute représentation phonologique doit être restrictive.

Si le principe de sous-spécification est adopté, il convient ensuite de déterminer quelles propriétés doivent être spécifiées et lesquelles ne doivent pas l’être. Cette question a mené à deux approches assez différentes : la sous-spécification radicale dans laquelle seuls les traits idiosyncratiques (ou spécifiques) doivent être spécifiés et la sous-spécification contrastive dans laquelle seuls les traits contrastifs (ou distinctifs) doivent être spécifiés. Notons que quelle que soit l’approche adoptée, l’avantage que pourrait présenter la théorie de la sous-spécification dans notre étude est que les valeurs des traits spécifiés sont censées correspondre à des valeurs de traits universellement marquées.

IV.2 La sous-spécification radicale

Les principaux partisans de la sous-spécification radicale sont Kiparsky (1982), Archangeli (1984, 1988), et Pulleyblank (1986, 1988)177. Dans ce modèle, les propriétés non spécifiées dans la représentation phonologique sont celles qui sont considérées comme idiosyncratiques, c’est-à-dire spécifiques au segment phonique.

177 Notons qu’il existe deux types de sous-spécification radicale : en anglais, ces deux modèles se nomment Context-Sensitive Radical Underspecification (défendu par, entre autres, Kiparsky) et Context-Free Radical Underspecification (défendu par, entre autres, Archangeli).

Les valeurs des autres traits peuvent quant à elles être déduites à partir des valeurs des traits idiosyncratiques : ces valeurs sont donc non spécifiées et remplacées par des règles de redondance qui permettent de les déduire. Selon Archangeli (1984), il existerait deux types de règles de redondance : alors que certaines règles sont universellement applicables (en anglais, default rules), d’autres sont spécifiques à la langue étudiée (en anglais, complement rules). Prenons l’exemple d’un système vocalique, comme celui de l’espagnol ou du japonais, qui compte les cinq voyelles /i, e, , o, u/. Trois représentations phonologiques (nommées a., b. et c.

dans la Figure 9) sont possibles en sous-spécification radicale :

Figure 9 : Sous-spécification radicale (Archangeli 1988 : 193)

Il nous semble cependant qu’il n’existe pas de valeur véritablement non spécifiée dans la sous-spécification radicale. En effet, même si certaines valeurs ne sont pas reportées dans le tableau, les règles de redondance représentent – sous une formulation différente – la spécification de ces valeurs. Dans ce modèle, la sous-spécification n’est, selon nous, qu’illusoire. En fait, la présentation sous forme de tableau accompagné de règles de redondance rappelle beaucoup les tableaux de Jakobson, Fant et Halle ([1952] 1965 : 43)178, de Halle (1959)179 et de Chomsky et Halle (1968)180, dans lesquels les traits redondants ne sont pas spécifiés car déductibles à partir de règles de redondance. La seule différence avec le modèle de

178 Voir Tableau 1 dans « Partie 1, Chapitre 1, II.3.4 Exemple d’analyse ».

179 Voir Tableau 2 dans « Partie 1, Chapitre 1, III.1 The Sound Pattern of Russian (Halle 1959) ».

180 Voir Tableau 3 dans « Partie 1, Chapitre 1, III.2 The Sound Pattern of English (Chomsky et Halle 1968) ».

la sous-spécification que nous venons de présenter est que la non-spécification peut se faire soit en laissant un espace vide à la place du trait, soit en mettant un symbole

« O ».

IV.3 La sous-spécification contrastive

La sous-spécification contrastive est défendue par, entre autres, Steriade (1987), Clements (1988), et Mester et Ito (1989). Dans cette approche, seuls les traits permettant de distinguer un élément d’un autre dans le système doivent être spécifiés. Les traits non distinctifs (ou non contrastifs) ne sont pas spécifiés.

Reprenons le même exemple utilisé pour la sous-spécification radicale (c’est-à-dire un système vocalique comprenant les phonèmes /i, e, , o, u/). Dans la sous-spécification contrastive, la représentation phonologique de ce système est obtenue après plusieurs étapes d’analyse qui visent à dégager les propriétés distinctives devant être spécifiées. Tout d’abord, les propriétés de chacune des voyelles sont analysées sous la forme de traits distinctifs binaires. Par la suite, les voyelles sont regroupées par paires qui ne diffèrent que d’un seul trait et donc d’une seule propriété. L’ensemble de ces traits distinctifs seront spécifiés dans la représentation phonologique du système, alors que tous les autres traits seront éliminés car considérés comme redondants et donc prévisibles. Cette analyse aboutit donc au schéma suivant :

Figure 10 : Sous-spécification contrastive (Archangeli 1988 : 191)

Les contrastes ainsi spécifiés sont censés rendre compte de toute la structure de ce système vocalique de façon optimale. Cependant, la spécification totale des

propriétés de chaque phonème est une étape obligatoire pour déterminer quelles propriétés sont distinctives dans le système :

D’une certaine manière, ce modèle requiert la connaissance de la spécification totale de chaque segment : […] une telle connaissance est requise pour déterminer la représentation appropriée de /a/ et de /o/ : [bas] distingue ces deux segments seulement si l’on sait que /a/ et /o/ sont toutes les deux [-haut, +arrière] même si ces traits ne sont pas contrastifs pour /u/. (Archangeli 1988 : 191 ; ma traduction181)

Nous reconnaissons comme essentielle la distinction qui doit être faite entre traits distinctifs et traits redondants. Nous avons toutefois deux critiques à adresser au modèle que nous venons de présenter : le fait qu’une spécification totale des traits est préalable à la représentation phonologique finale prouve, selon nous, qu’une spécification totale est nécessaire et obligatoire dans l’analyse d’un système phonique. Nous nous interrogeons donc sur l’intérêt de la sous-spécification contrastive si elle ne révèle rien de plus que la hiérarchie qui existe entre traits distinctifs et traits redondants.

IV.4 Critique

Du point de vue du modèle proposé par la théorie de la sous-spécification, nous pensons qu’il se rapproche sur de nombreux points du modèle auquel nous adhérons : les oppositions trait distinctif ∼ trait redondant et valeur marquée d’un trait ∼ valeur non marquée d’un trait sont acceptées et reconnues comme centrales dans l’analyse d’un système. Cependant, nous restons sceptique concernant l’intérêt des différents modèles théoriques de sous-spécification. Tout d’abord, les représentations phonologiques finales ne sont pas aisées à produire pour le descripteur (dans la sous-spécification contrastive, il n’est pas non plus aisé, pour un analyste, de les décoder). Par conséquent, si la sous-spécification est censée présenter un intérêt sur le plan de l’économie notationnelle, elle n’apporte rien sur le plan du contenu de la représentation. Elle ralentit cependant l’interprétation des données et l’analyse du système global. De plus, il nous semble que les deux modèles de sous-spécification, à l’inverse de l’objectif qu’ils se sont fixé, sont la

181 In some way, this model requires knowledge of the full specification of each segment: […] such knowledge is required in order to determine the appropriate representation of /a/ and of /o/: [low]

distinguishes these two segments only if we know that /a/ and /o/ are both [-high, +back] even though these features are not contrastive for /u/.

preuve que la spécification totale (la « surinformation ») est nécessaire et inévitable, au moins à un certain niveau structurel : dans la sous-spécification radicale, la spécification totale reste présente à travers les règles de redondance et dans la sous-spécification contrastive, elle est préalable à la représentation finale. D’une manière ou d’une autre, tous les détails de la description phonémique (prévisibles ou non) sont en fait spécifiés. Pour conclure, la théorie de la sous-spécification ne propose finalement rien de nouveau par rapport aux modèles jakobsonien et chomskyen ; elle n’en est, selon nous, qu’une variante notationnelle.