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Critique d’une application récente en phonologie (de Lacy 2002, 2006) (de Lacy 2002, 2006) (de Lacy 2002, 2006)

IV. Extensions et applications récentes à différentes composantes de la linguistique composantes de la linguistique

IV.4 Critique d’une application récente en phonologie (de Lacy 2002, 2006) (de Lacy 2002, 2006) (de Lacy 2002, 2006)

Nous allons à présent nous concentrer sur les récents travaux de de Lacy (2002, 2006) concernant la théorie de la marque. C’est en phonologie que la théorie de la marque s’est initialement développée, ce qui peut expliquer pourquoi la théorie est toujours restée particulièrement influente dans cette composante. En 2002, de Lacy présente une thèse intitulée The Formal Expression of Markedness. Cette étude phonologique, basée sur la théorie de l’optimalité91, est guidée par deux principes :

(1) Les relations de marque entre catégories peuvent être ignorées mais jamais inversées.

(2) Plus un élément est marqué, plus grande est la pression pour le préserver92.

Le premier principe de de Lacy concerne le fait que si une catégorie X est plus marquée qu’une catégorie Y dans une langue, alors X sera toujours plus marquée que Y dans toutes les langues dans lesquelles l’opposition X ~ Y existe. Il est certes difficile de ne pas souscrire au premier principe présenté par de Lacy, mais le second principe nous paraît a priori plus difficile à admettre. Il s’agit pourtant là d’une hypothèse que de Lacy maintient et défend à plusieurs reprises dans ses travaux :

Une autre difficulté apparente pour la théorie de la marque est qu’occasionnellement les éléments moins marqués peuvent être éliminés alors que les éléments plus marqués subsistent. Cette situation est apparemment contraire à ce à quoi l’on pourrait s’attendre : la notion traditionnelle sous-jacente à la marque est que les grammaires cherchent à éliminer les structures

91 Voir « Partie 1, Chapitre 3, VI. La théorie de l’optimalité ».

92 Notons qu’il n’exclut pas que le contraire soit aussi possible : les éléments non marqués peuvent subsister alors que les éléments marqués peuvent être éliminés (2002 : 26).

très marquées – c’est-à-dire la réduction de la marque. (de Lacy 2006 : 7 ; ma traduction93)

Reprenons tout d’abord l’un des principaux exemples donnés par de Lacy pour illustrer son argument : les consonnes épenthétiques. Les consonnes épenthétiques sont des consonnes insérées. Par exemple, dans l’histoire du passage du latin au français, une épenthèse a eu lieu lorsqu’on est passé de simulare à sembler. Après la chute de la voyelle /u/, il y a eu rencontre de /m/ et /l/ et un [b] (en tant que phase non nasale de [m]) s’est inséré entre ces deux consonnes. De Lacy (2002 : 285) postule que les consonnes épenthétiques qui ne s’assimilent pas sont toujours coronales ou glottales, mais jamais labiales ou dorsales. Il prend l’exemple de /p/, /t/ et /k/ et traite de la question de la débuccalisation (c’est-à-dire de la transformation d’un phonème en glottale) en yamphu. Il part tout d’abord du postulat que les coronales sont moins marquées que les labiales et les dorsales. Il démontre par plusieurs exemples qu’en yamphu, le /t/ peut devenir glottal ([ ]) alors que /p/ et /k/ restent toujours intacts : il n’y a donc que la coronale (qu’il considère, rappelons-le, être le moins marqué des trois phonèmes) qui est désarticulée et qui peut se transformer en glottale.

L’argumentaire de de Lacy nous paraît justifié à la seule condition que nous acceptions l’hypothèse que les coronales sont moins marquées que les labiales et les dorsales. Or bien que plusieurs linguistes défendent cette hypothèse (voir, par exemple, Paradis et Prunet [eds] 1991), ce postulat est arbitraire si l’on en croit Troubetzkoy ([1939] 1976) qui défend que ces trois catégories de phonèmes sont en relation d’opposition équipollente94. En d’autres termes, rien ne peut laisser croire que l’une de ces trois catégories serait plus marquée qu’une autre puisqu’elles sont logiquement équivalentes. D’après les exemples cités par de Lacy, il semblerait qu’en effet, /t/ présente une plus grande fragilité si on le compare à /p/ ou /k/.

Cependant, on peut avancer l’objection que ce n’est pas la théorie de la marque qui est concernée ici mais plutôt la force articulatoire. /p/ et /k/ sont souvent plus fortes que /t/, il est donc normal qu’elles résistent tout simplement mieux à l’affaiblissement. /t/ semble présenter un degré de force insuffisant pour être maintenu mais cela pourrait ne concerner en rien la marque. Par conséquent, il est

93 Another apparent difficulty for markedness is that occasionally less marked elements can be eliminated while more marked elements remain. This situation is apparently contrary to expectations: the traditional notion behind markedness is that grammars seek to eliminate highly marked structures—i.e. markedness reduction.

94 Voir « Partie 1, Chapitre 2, III.1 Taxonomie des types d’oppositions phonologiques ».

possible de penser que de Lacy confond deux paramètres distincts : plus faible (articulatoirement) et non marqué. Il ne fait pas la distinction entre la fragilité du point de vue du système et la fragilité articulatoire : /p/, /t/ /k/ sont à égalité pour la marque, mais ils ne sont pas à égalité pour la force articulatoire. De Lacy n’aura raison que dans les cas où il y a coïncidence entre force articulatoire et marqué/non marqué (et c’est sans doute ce qui se passe en yamphu).

Par ailleurs, nous ajouterons que l’argument de de Lacy est aussi contre-intuitif. Il est en effet contre-intuitif d’imaginer que les éléments marqués sont mieux préservés. Tout indique dans l’histoire des langues que les éléments marqués sont plus fragiles du point de vue du système. Par exemple, prenons l’exemple de mouse mice (« souris » au singulier ~ « souris » au pluriel) en anglais.

Historiquement, quatre stades antérieurs au Grand Changement Vocalique95 ont mené à ces formes :

Singulier Pluriel

Stade 1 /mu:s/ /mu:si/

Stade 2 /mu:s/ /my:si/

Stade 3 /mu:s/ /my:s/

Stade 4 /mu:s/ /mi:s/

/u:/ et /i:/ sont intrinsèquement non marqués alors que /y:/ est intrinsèquement marqué. On se retrouve au « stade 3 » avec un phonème non marqué /u:/ et un phonème marqué /y:/. Au « stade 4 », on observe que c’est le phonème marqué qui a disparu. Ce cas n’est qu’un contre-exemple de l’hypothèse de de Lacy concernant la préservation de la marque. Sa démonstration, bien qu’originale et bien menée, va à l’encontre de la majorité des analyses et nous semble peu convaincante.

Pour finir, nous voudrions aussi faire quelques remarques sur ce que de Lacy nomme en anglais « multi-valued features » ou encore « xo-theory » (de Lacy 2002 : 36). Il s’agit d’une approche qui veut combiner le système traditionnel de traits et la théorie de l’optimalité. Il utilise ce système de traits afin de pouvoir rendre compte de la similarité relative des éléments entre eux : « Cette approche permet une notion de similarité relative formellement définissable […] » (de Lacy 2002 : 37 ; ma

95 Voir « Partie 2, Chapitre 2, IV.1 Phonologie ».

traduction96). Par exemple, en ce qui concerne les lieux d’articulation, il aboutit à l’échelle de similarité suivante :

| dorsal • labial • coronal • glottal |

La « xo-theory » consiste à représenter cette échelle à l’aide de traits x et de traits o de façon à ce que plus les éléments sont similaires, plus ils comptent de traits identiques :

Dans la théorie de Prince et Smolensky (1993), les échelles sont converties en contraintes, alors que dans la théorie ici présentée les échelles sont exprimées comme des traits. On attribue à la valeur marquée de l’échelle une chaîne de valeurs entièrement constituée de x, avec une chaîne dont la longueur dépend du nombre de distinctions faites dans l’échelle. Toute valeur moins marquée diffère de toute valeur plus marquée grâce au nombre de x qu’elle contient […].

(de Lacy 2002 : 37 ; ma traduction97)

Cette échelle le mène à décrire les différents points d’articulation de la manière suivante :

[xxxPlace] dorsal [xxoPlace] labial [xooPlace] coronal [oooPlace] glottal

Ainsi, de Lacy postule un trait de lieu (en anglais, Place) et il attribue à chaque lieu des valeurs x et des o en sachant que plus il y a de x, plus on est dans une certaine propriété. Autrement dit, il attribue à chaque lieu des coefficients de similarité. Or nous pensons que ces coefficients sont arbitraires et ne permettent pas d’exprimer correctement les classes naturelles. D’après ce qu’il propose, on peut avoir une classe naturelle formée des dorsales et des labiales (elles ont au moins deux x), ou une classe naturelle formée des labiales, des coronales et des dorsales (elles comptent toutes au moins un x). Dans une telle présentation, une classe formée

96 This approach allows for a formally definable notion of relative similarity […].

97 In Prince et Smolensky’s (1993) theory, scales are converted into constraints, while in the present theory scales are expressed as features. The marked value of the scale is assigned a string value consisting entirely of x’s, with the length of that string depending on the number of distinctions made in the scale. Every less marked value differs from the most marked value in terms of its x content […].

uniquement des dorsales et des coronales est inexprimable, ce qui est gênant, puisqu’après tout il s’agit de la classe des linguales.

Par ailleurs, nous pensons que les traits binaires sont vraiment plus pratiques que les « traits à multiples valeurs » dans la mesure où seuls les traits binaires peuvent exprimer non seulement ce qu’un élément est, mais aussi ce qu’il n’est pas.

Sans traits binaires, comme nous le prouve la présentation de de Lacy, on ne peut pas exprimer ce que l’élément n’est pas.

Enfin, une dernière critique que nous ferons concernant la « xo-theory » de de Lacy concerne le fait que le continuum physiologique formé par les différents lieux d’articulation n’est pas respecté. Du point de vue articulatoire, il existe bien une séquence d’avant en arrière dans le tractus vocal labial/coronal/dorsal/glottal et de Lacy ne propose pas le même ordre dans son analyse. Par conséquent, sa description donne une impression de disjonction entre les points d’articulation.

Encore une fois, cette disjonction laisse entendre que certaines classes naturelles pourtant reconnues (telle que la classe des coronales/dorsales, c’est-à-dire des linguales) n’existent pas.

Nous avons donc deux critiques à adresser à la thèse de de Lacy. La première critique concerne le fait que son analyse repose sur un postulat décrété et non démontré : son argumentaire basé sur les consonnes épenthétiques du yamphu ne tient que si l’on admet que les coronales sont non marquées alors que les labiales et les dorsales sont marquées. Toute sa démonstration s’écroule dès lors que nous considérons que les labiales, les coronales et les dorsales sont logiquement équivalentes et sont égales en matière de complexité. La seconde critique concerne la « xo-theory » qui ne permet pas de rendre compte de certaines classes naturelles, contrairement aux traits binaires.

V. Conclusion

Pour conclure cette partie sur l’historique de la théorie de la marque, nous dirons que l’ampleur de la résonance (en linguistique mais aussi dans d’autres domaines) de cette théorie se mesure au nombre d’analyses qui y ont eu recours. À la suite des travaux de Jakobson et de Chomsky et Halle, elle a parfois été reprise telle quelle mais elle a aussi été adaptée de façon à pouvoir rendre compte des diverses analyses dans les différentes composantes de la linguistique. Ces multiples applications ont donné naissance à de nouvelles conclusions concernant les éléments

marqués et non marqués, mais un principe unificateur se trouve à la base de toutes les analyses faisant appel à la théorie de la marque : il s’agit de la relation d’opposition entre des éléments linguistiques caractérisée par différents degrés de complexité.

La superstructure évaluative imposée par le code linguistique prend la forme d’une hiérarchisation implicite de termes polaires de telle façon qu’un terme d’une opposition est plus simple et plus général que son opposé.

Techniquement parlant, le terme marque renvoie à la relation entre deux pôles : le pôle le plus simple et le plus général est le terme non marqué de l’opposition alors que le pôle le plus complexe et le plus spécifique est le terme marqué.

(Battistella 1990 : 1 ; ma traduction98)

98 The evaluative superstructure imposed by the linguistic code takes the form of an implicit hierarchization of polar terms such that one term of an opposition is simpler and more general than its opposite. In technical parlance, the term markedness refers to the relationship between the two poles: the simpler, more general pole is the unmarked term of the opposition while the more complex and focused pole is the marked term.

CHAPITRE 2 : UNE THÉORIE DE LA COMPLEXITÉ

Dans le chapitre précédent, nous avons présenté la théorie de la marque à travers son historique et son exploitation par Jakobson et par Chomsky et Halle.

Nous avons aussi fait état de ses applications récentes dans diverses composantes de la linguistique. Dans ce deuxième chapitre, il sera question de faire un premier bilan de la terminologie utilisée dans le cadre de cette théorie. Ainsi, nous présenterons les notions fondamentales et récurrentes d’une théorie basée sur l’identification et la mesure de la complexité. La présentation de ces notions qui seront fréquemment utilisées dans notre étude sera principalement faite en relation avec la composante dans laquelle elles sont, à l’origine, apparues, c’est-à-dire la phonologie.