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IV. Extensions et applications récentes à différentes composantes de la linguistique composantes de la linguistique

IV.2 L’essor des années 1980

Au milieu des années 1980, la théorie connaît un essor important : de nombreux linguistes y ont recours dans leurs analyses, de nombreuses extensions sont proposées et d’autres théories s’en inspirent. Deux ouvrages importants sont à l’image de cette progression de la théorie et font de la notion de marque un objet d’étude fondamental en linguistique : Markedness (Eckman, Moravcsik et Wirth [eds] 1986) et Markedness in Synchrony and Diachrony (Tomić [ed.] 1989b). Ces ouvrages regroupent les travaux de nombreux chercheurs qui travaillent sur la théorie de la marque et sont très représentatifs de la diversité des analyses qu’elle permet d’aborder. Nous en citerons quelques exemples.

Dans Markedness, Comrie (1986) établit une relation entre la complexité linguistique et la complexité extralinguistique :

[…] je soutiens que le type de construction qui est le moins marqué formellement est aussi le moins marqué en termes de propriétés du monde réel, ou plus précisément en termes de la conception du monde qu’ont les gens […].

(Comrie 1986 : 86 ; ma traduction85)

Comrie base ses hypothèses sur des analyses syntaxiques et morphologiques et tente de démontrer qu’il existe des corrélations entre la marque linguistique et ce qu’il nomme « la marque situationnelle86 ». Les constructions linguistiques les moins marquées correspondent, selon lui, aux situations extralinguistiques les plus

84 This correlates with the observation that certain phonological sub-systems tend to be more differentiated than others. For example, since in the consonantal system, nasality is marked, there is a general tendency not to elaborate the nasal consonants more than or even equally to the oral consonants … a non continuant∼continuant distinction is often missing in the nasals while it is most often present in the orals … the tense∼lax or voiceless∼voiced distinction may be missing in the nasals and present in the orals … the nasals may evidence less ‘points of articulation’ than the corresponding stops/fricatives and in particular velars and palatals may be missing since they are marked (compact) vis-à-vis the dentals and labials.

85 […] I argue that the construction type which is least marked formally is also least marked in terms of properties of the real world, or more accurately in terms of people’s conception of the world […].

86 Angl. Situational markedness.

attendues ou les plus naturelles. Par opposition, les constructions linguistiques les plus marquées correspondent quant à elles à des situations extralinguistiques moins courantes ou moins ordinaires, autrement dit, ressenties comme étant moins naturelles par les locuteurs de la langue analysée. Par conséquent, la marque n’est pas uniquement un phénomène linguistique mais un reflet de l’interaction de l’humain avec le monde extralinguistique. Comrie inscrit ainsi la théorie de la marque dans des études linguistico-cognitives. Cette tendance va être reprise par plusieurs linguistes et va considérablement se développer dans les années 1990 (voir, par exemple, Witkowski et Brown 1983 ; Comrie 1989 ; Croft 1990 ; Givón 1990 ; Brekhus 1998) :

[…] puisque le langage est une faculté humaine, la supposition générale des linguistes fonctionnalistes a été que la structure du langage devrait être comparée à la conceptualisation humaine du monde. (Croft 1990 : 171 ; ma traduction87)

C’est à la suite de ces applications que la théorie de la marque est associée aux notions de « préférences » et de « normes fonctionnelles » (voir, par exemple, Janda 1996) : les unités et les structures linguistiques non marquées représentent des normes dans l’esprit des locuteurs qui tendent donc à les utiliser par défaut, à les préférer à leurs équivalents marqués.

Les travaux de Cairns (1986) s’inscrivent quant à eux dans la recherche de la définition de la théorie. Selon lui, la notion de marqueur n’est pas un critère définitoire de la marque. Rappelons que Jakobson a étendu le concept de la marque à la morphologie en 1939 dans son article « Signe zéro ». Depuis cet article, la linguistique classique praguoise considère que les éléments morphologiquement complexes sont marqués. Cairns tente de démontrer que le critère du marqueur n’est pas probant. Il estime, par exemple, que dans la composante phonologique, aucun marqueur n’est ajouté à aucun niveau. Entre autres, il illustre aussi son argument par un exemple en morphologie : en espagnol, le féminin – le genre marqué – porte le marqueur [-a] (la hija « la fille »). Cependant, le masculin – le genre non marqué – porte lui aussi un marqueur [-o] (el hijo « le fils »). Ainsi, dans cette opposition, ce n’est pas le marqueur qui permet de distinguer le genre marqué du genre non marqué puisque les deux genres portent une marque non révélatrice en termes de complexité. Cairns propose donc trois autres critères définitoires pour distinguer les

87 […] since language is a human faculty, the general assumption on the part of functional linguists has been that the structure of language should be compared to human conceptualization of the world.

éléments marqués des éléments non marqués : la neutralisation, la syncrétisation et l’implication universelle. Pour reprendre l’exemple de l’espagnol, il donne deux exemples :

(1) Los hijos. « Les enfants. »

(2) El hijo y la hija son buenos. « Le fils et la fille sont bien. »

Dans ces deux exemples, on observe des neutralisations qui se font en faveur du masculin. Dans la phrase (1), quand le genre est neutralisé par le contexte extralinguistique, alors le masculin apparaît et dans la phrase (2), l’adjectif bueno porte le morphème du genre masculin, ce qui mène Cairns à dire que quand la distinction masculin/féminin est neutralisée, c’est le genre masculin qui subsiste.

Cairns conteste aussi le critère de fréquence (utilisé, entre autres, par Greenberg et Troubetzkoy). Selon lui, même s’il existe peut-être une relation entre la fréquence et la marque, la fréquence n’est que le résultat de la syncrétisation et de la neutralisation.

Nous allons à présent nous tourner vers le second grand ouvrage dédié à la théorie de la marque : Markedness in Synchrony and Diachrony (Tomić [ed.]

1989b). En introduction, Tomić (1989a) fait une synthèse de l’application de la théorie de la marque en linguistique. Elle soulève alors le problème des critères définitoires de la marque qui varient selon le linguiste et la discipline étudiée et qui, de ce fait, semblent faire naître des doutes au sujet de la légitimité de la théorie de la marque :

Au début de la linguistique praguoise, lorsque la théorie de la marque était principalement restreinte à la phonologie, ‘marquer’ voulait dire augmenter la complexité formelle de l’unité linguistique. Quand la distinction « marqué/non marqué » a été étendue à des domaines linguistiques variés, la simple corrélation non marqué formellement simple a été brisée. Pendant un moment, on aurait dit que la simplicité formelle serait simplement remplacée par la simplicité en général. Mais cette substitution risquait de rendre la

‘marque’ vague, non vérifiable et finalement inutile. Pour sauver la notion, les critères de fréquence, de poids fonctionnel, de facilité d’apprentissage, d’interprétabilité ont été ajoutés au tableau. (Tomić 1989a : 3-4 ; ma traduction88)

88 In early Praguian linguistics, when markedness was mainly restricted to phonology, ‘marking’

meant increasing the formal complexity of the linguistic unit. When the distinction

‘marked/unmarked’ was extended over a variety of linguistic domains, the simple correlation unmarked ↔ formally simple was destroyed. For a while, it seemed that formal simplicity would simply be replaced by simplicity in general. But this replacement threatened to make

Markedness in Synchrony and Diachrony est un exemple de l’argument de Tomić, dans la mesure où l’ouvrage regroupe des articles dans lesquels la théorie de la marque, appliquée dans des composantes et des analyses linguistiques diverses, est définie par des critères différents à chaque fois. Néanmoins, selon Tomić, le point de convergence entre ces différents critères est la notion de naturalité : le marqué est une déviation du naturel, de la normalité, alors que le non marqué est assimilé au naturel, à la normalité. La théorie de la marque peut donc être interprétée comme une théorie de la naturalité qui s’exprime de différentes façons dans les différentes analyses linguistiques, d’où les diverses combinaisons de critères utilisées.

Dans le même ouvrage, Andersen (1989), quant à lui, retrace l’histoire de la théorie de la marque et la compare au principe de la Gestalt, principalement utilisé en psychologie. La perception humaine est fondée sur une distinction entre la figure et le fond89 qui ne se fait pas de façon aléatoire : le fond est naturellement perçu avant la figure. Selon Andersen, il existe dans la théorie de la marque les mêmes relations entre les éléments marqués et non marqués que dans les relations entre figure et fond.

Selon Stein (1989), les analyses diachroniques faites à partir de la théorie de la marque ont démontré qu’il existait dans les langues, une « directionnalité diachronique » vers le non marqué. En d’autres termes, il existerait une préférence des structures linguistiques non marquées qui provoquerait la disparition des structures linguistiques marquées dans l’histoire des langues. Cependant, Stein soulève alors les questions suivantes :

 Comment apparaissent les formes marquées ?

 Si la marque a tendance à disparaître, alors pourquoi n’est-elle jamais réduite à zéro ?

Pour répondre à la première question, Stein distingue alors deux types de changements : ceux qui naissent de développements linguistiques internes (ou naturels) et ceux qui naissent de développements linguistiques externes (ou non naturels). Les changements internes, c’est-à-dire provoqués par des dynamiques linguistiques purement internes, ont tendance à créer des éléments non marqués alors que les changements externes, c’est-à-dire provoqués par des faits sociaux (comme, par exemple, les emprunts), ont tendance à créer des éléments marqués.

Pour répondre à la seconde question, c’est-à-dire pourquoi la marque n’est-elle

‘markedness’ vague, unverifiable and ultimately useless. To save the notion, the criteria of frequency, functional load, learnability, interpretability were brought into the picture.

89 Angl. Figure vs ground.

jamais réduite à zéro, Stein défend que dans les changements internes, l’abolition d’une unité (ou d’une structure) linguistique marquée mène immanquablement à la création d’une autre unité ou (ou d’une autre structure) marquée, que ce soit dans la même composante ou non. Cet argument sera plus tard repris et développé par Fenk-Oczlon et Fenk (2008) et Gil (2008) qui postulent l’existence d’un compromis – ou d’un équilibre – entre complexité et simplicité parmi les différentes composantes d’une langue (et non à l’intérieur de celles-ci).