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CHAPITRE 3 : THÉORIES PARALLÈLES

II. La théorie des prototypes

II.1 Historique de la théorie des prototypes

La théorie des prototypes a été introduite dans les années 1970 pour soulever le problème des relations entre le langage et le monde, et plus précisément entre le langage et les représentations mentales du monde. Complétée et corrigée à maintes reprises, c’est le travail expérimental et théorique développé par la psychologue Eleanor Rosch (1973, 1975, 1977, 1978 ; Rosch et Mervis 1975 ; Rosch et Lloyd 1978) qui restera la référence fondamentale dont se servent jusqu’à présent de nombreuses disciplines scientifiques. Rosch utilise le concept de prototype pour définir le mécanisme cognitif de la catégorisation. Ses premiers travaux ont porté sur la classification des couleurs et ont ensuite été étendus à d'autres catégories, où elle a retrouvé les mêmes phénomènes de typicalité ou de centralité. Selon Rosch, certaines couleurs, tout comme certaines formes géométriques (telles que le cercle, le carré ou encore le triangle) ou orientations spatiales (verticale et horizontale) que nous rencontrons plus fréquemment dans la vie, sont plus saillantes que d’autres qu’elle considère comme des déviations ou des extensions de ces formes. Ces couleurs, formes et orientations spatiales ont donc un statut prototypique. Beaucoup de catégories sont structurées de la même façon. De manière plus générale, l'interprétation qui a été donnée à ces résultats expérimentaux est la suivante : les phénomènes de typicalité révèlent que les membres d'une catégorie ne sont pas tous

« égaux » et que les concepts possèdent une structure interne qui favorise les membres typiques par rapport aux moins typiques. Nous avons tous l’intuition que certains éléments d’une catégorie sont de meilleures instances que d’autres, ce qui implique que la typicalité et la représentativité d’un élément au sein d’une catégorie est quantifiable. Par exemple, une pomme est un élément typique de la catégorie FRUIT alors que l’amande ne l’est pas. Cela veut dire que la pomme est considérée comme plus similaire au prototype abstrait de la catégorie FRUIT que l’amande, qui reste en marge de cette même catégorie.

De là est venue l'idée que les concepts ne sont pas représentés mentalement par un ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes – comme l’avait défendu Aristote147 et comme le prétend l’approche structuraliste moderne – mais sous la forme d'un prototype, entité abstraite qui combine les propriétés typiques de la catégorie :

147 Le modèle traditionnel d’Aristote est connu sous le nom de « modèle des CNS » (Conditions Nécessaires et Suffisantes).

Les concepts du langage naturel sont représentés dans la mémoire sémantique par une série de traits qui ne sont pas strictement des conditions nécessaires et suffisantes pour l’appartenance du concept, mais qui sont caractéristiques des éléments qui appartiennent à la catégorie. (Storms et al. 2000 : 69 ; ma traduction148)

On peut alors expliquer que certains exemplaires sont jugés comme étant de meilleurs représentants d'une catégorie que d'autres. Un exemplaire est jugé comme étant un « bon exemplaire » s'il possède les propriétés jugées typiques de la catégorie, autrement dit les propriétés qui sont possédées par un grand nombre des membres de la catégorie, mais que peu de membres des catégories voisines vérifient.

Il est possible, dans la théorie des prototypes, comme dans la théorie de la marque, de représenter ces propriétés par des traits binaires positifs ou négatifs selon que la propriété est présente ou non. Parallèlement, la théorie des prototypes conçoit la catégorisation comme une procédure d'appariement : on décide de ranger un objet dans une catégorie en fonction de son degré de similitude avec le prototype. Que X soit membre de la catégorie Y dépend du degré de rapprochement de X avec le membre central/typique de Y (qui s’oppose aux membres typiques d’une autre catégorie Z). L'idée essentielle de la théorie dite standard des prototypes est que chaque catégorie se forme autour de son meilleur exemplaire, qui en est l’élément central. Tous les membres de la catégorie partagent une ou plusieurs caractéristiques avec le meilleur exemplaire, qui, de son côté, dispose du plus grand nombre de propriétés présentes chez les différents membres de la catégorie. L’identification du meilleur exemplaire de la catégorie s’effectue de manière strictement empirique, car ce sont les sujets parlants qui décident quel est le meilleur exemplaire. Le critère d’appartenance à une catégorie n’est plus la présence de traits nécessaires et suffisants mais la ressemblance de famille, l’appariement ; ce qui n’est pas sans évoquer la notion « d’air de famille » proposée par Wittgenstein ([1953] 2005) :

[…] la mesure du prototype par Rosch et Mervis (1975) est directement liée aux idées de Wittgenstein (1953) sur les concepts, où une relation d’air de famille existe parmi une série d’unités et où chaque unité a au moins un, et probablement plusieurs, éléments en commun avec une ou plusieurs autres unités, mais aucun, ou peu d’éléments, sont communs à toutes les unités. Les concepts du langage naturel sont envisagés comme des réseaux d’attributs qui se chevauchent et les membres d’une catégorie sont envisagés comme

148 Natural language concepts are represented in semantic memory by a set of features that are not strictly necessary and sufficient conditions for concept membership, but that are characteristic for items belonging to the category.

prototypiques dans la mesure où ils ont des attributs que l’on retrouve chez d’autres membres de la catégorie. (Storms et al. 2000 : 69 ; ma traduction149)

Par conséquent, la représentativité de la catégorie des différents membres est graduelle (sur la représentativité et la typicalité, voir Hampton 1995, 2006, 2007).

Cela signifie que plus un élément partage d’attributs avec les autres membres de sa catégorie et moins il a d’attributs communs avec les éléments des catégories voisines ; plus il est central, plus il est prototypique. Cela suggère que les membres typiques sont les plus représentatifs de leurs catégories et les moins représentatifs des autres catégories voisines.

Il se trouve aussi que le système de classification n'est pas accidentel et n’est pas non plus sans conséquence. Malgré sa complexité, il est gouverné par des principes. Rosch a mis en évidence une structure de la catégorisation se faisant sur deux axes : l’axe vertical et l’axe horizontal. Sur l’axe vertical, elle présente une hiérarchie de trois niveaux d’inclusion : le niveau superordonné, le niveau de base et le niveau subordonné sur lequel la catégorisation s’établit le mieux. C’est sur l’axe horizontal que les comparaisons de typicalité peuvent avoir lieu.

ANIMAL

Niveau superordonné

CHIEN CHAT OISEAU Niveau de

base

Axe vertical

LABRADOR CANICHE SIAMOIS PERSAN MERLE AUTRUCHE

Niveau subordonné

Axe horizontal

Les phénomènes de typicalité se manifestent de plusieurs façons : un élément prototypique s’identifie et se catégorise plus rapidement et en faisant moins d’erreurs, il s’apprend en premier lors de l’acquisition du langage et est cognitivement activé en premier lorsqu’une catégorie est citée : il est un point de

149 […] Rosch and Mervis’ (1975) prototype measure is directly related to Wittgenstein’s (1953) ideas about concepts, where a family resemblance relationship exists among a set of items and where each item has at least one, and probably several, elements in common with one or more other items, but no, or few, elements are common to all items. Natural language concepts are viewed as networks of overlapping attributes and members of a category are viewed as prototypical to the extent that they have attributes in overlap with other members of the category.

référence cognitif (Hampton 2007 : 356). Ce point de référence possède un certain nombre d’attributs ou de traits. Pour un objet, par exemple, les traits utilisés pour le définir seront sa forme, sa taille et son utilisation caractéristiques. Généralement, les traits sont la plupart du temps descriptifs, fonctionnels et interactionnels.

Avant de passer à la suite de l’analyse, il est important de noter que la théorie des prototypes ne confond pas appartenance à une catégorie et représentativité dans la catégorie. À maintes reprises, cet argument a été utilisé comme une insuffisance de la théorie qui pourtant ne clame pas que l’appartenance soit une question de degré. Ce n’est pas parce que le kiwi ou le pingouin sont jugés être des membres moins typiques de la catégorie OISEAU que cela implique que le kiwi ou le pingouin appartiennent moins à cette catégorie que le moineau. La théorie des prototypes distingue donc bien appartenance et représentativité. Ce point est très important à retenir.