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CHAPITRE 4 : ESSAI DE THÉORISATION

I. Critiques de la théorie de la marque

I.2 Des conclusions illusoires

Nous allons à présent nous intéresser à une autre critique visant la théorie de la marque et qui concerne le caractère illusoire des conclusions auxquelles mène cette théorie. Cette critique a principalement été exposée dans les travaux de Hume (2004) et de Gurevich (2001).

Hume estime que la théorie de la marque se base souvent sur des diagnostics contradictoires : « Un autre problème avec l’approche traditionnelle concerne les incompatibilités et contradictions parmi les diagnostics » (Hume 2004 : 12 ; ma traduction210).

Son premier exemple concerne la saillance perceptuelle. Un son correspondant à des signaux acoustiques ou auditifs faibles est plus souvent soumis à certains phénomènes tels que l’assimilation ou la réduction, qu’un son correspondant à des signaux acoustiques ou auditifs importants. Étant donné que le son ayant la plus faible saillance a plus de chances d’être modifié, il est légitime de postuler que dans une opposition dyadique entre deux sons, c’est celui qui aura une saillance plus faible qui sera considéré comme l’élément non marqué. Cependant, Hume ajoute que de nombreuses analyses contredisent cette règle et démontrent que ce sont les éléments présentant une saillance plus forte qui sont en fait non marqués.

210 A further problem with the traditional approach to markedness has to do with apparent inconsistencies and contradictions among the diagnostics.

Par exemple, il est très souvent admis que les syllabes du type CV sont universellement non marquées très précisément parce qu’elles présentent une saillance plus forte que les syllabes qui suivent d’autres schémas.

Un second exemple illustrant les corrélations contradictoires que l’on peut retrouver dans certaines utilisations de la théorie de la marque concerne les phonèmes. Il est communément admis, selon Hume, qu’un phonème non marqué est enclin à être supprimé d’un système phonique. En d’autres termes, l’effacement d’un son dans un système est censé révéler son statut non marqué dans ce système.

Cependant, il a aussi été démontré qu’un son non marqué est enclin à être inséré dans un système phonique : c’est le cas de l’épenthèse (un phonème épenthétique est généralement jugé comme étant non marqué). Hume souligne donc que les critères utilisés pour identifier les éléments marqués et non marqués sont divergents ; ce qui révèle, selon elle, des incohérences frappantes dans la théorie de la marque, comme

« le segment non marqué est à la fois le segment le plus préféré et le moins préféré dans la langue » (Hume 2004 : 3 ; ma traduction211).

Dans ce second exemple, nous pensons que Hume commet deux erreurs importantes. La première est que les phonèmes non marqués d’un système phonique ne sont généralement pas supprimés. Au contraire, ce sont les éléments marqués qui présentent une plus grande instabilité et qui sont les premiers à disparaître des systèmes phoniques en fusionnant (généralement) avec leurs contreparties non marquées. La seconde erreur de Hume est de confondre les axes paradigmatique et syntagmatique : les analyses des systèmes phoniques se font sur l’axe paradigmatique, alors que les phénomènes tels que l’épenthèse ont lieu sur l’axe syntagmatique, l’axe de la chaîne parlée. Un élément peut être non marqué sur un axe mais marqué sur l’autre212. Si dans une analyse, il y a confusion entre paradigmatique et syntagmatique, il n’est pas étonnant que les résultats puissent paraître incohérents. Selon nous, le second exemple de Hume ne remet absolument pas en cause la théorie de la marque.

Considérons à présent les critiques formulées par Gurevich (2001). Bien qu’elle admette que la théorie de la marque puisse être utile dans certaines études linguistiques, elle tente de démontrer que cette théorie se base souvent sur un raisonnement circulaire dans lequel la majorité des assertions et conclusions se soutiennent elles-mêmes : « Je […] soutiens que [la théorie de la marque] est une

211 the unmarked segment is both the most preferred and the least preferred segment in the language.

212 Voir « Partie 1, Chapitre 2, I.2 Axes paradigmatique et syntagmatique ».

notion mal définie qui se base sur un raisonnement circulaire et qui, assez souvent, mène à des prédictions contradictoires et vides de sens » (Gurevich 2001 : 89 ; ma traduction213).

Tout d’abord, elle souligne la nature circulaire des corrélations décrites dans la théorie de la marque. Certains phénomènes – tels que la fréquence, la difficulté articulatoire, etc. – sont utilisés dans la théorie de la marque, soit en début d’analyse comme critères définitoires des éléments marqués et non marqués, soit en fin d’analyse comme résultant des valeurs marquées et non marquées des éléments.

Prenons l’exemple du rôle que joue le phénomène de fréquence dans la théorie de la marque. La fréquence est utilisée, dans certaines analyses, comme un indicateur de la valeur marquée ou non marquée d’une unité ou d’une structure linguistique : si un élément est relativement plus fréquent (dans la langue ou dans plusieurs langues), alors il est considéré comme non marqué (et inversement, si un élément est relativement plus rare, alors il est considéré comme marqué). Mais, dans d’autres analyses, la fréquence est aussi définie comme consécutive à la valeur marquée ou non marquée d’un élément : si un élément est non marqué, alors nous déduirons qu’il sera relativement plus fréquemment employé que son équivalent marqué, alors que s’il est marqué, nous déduirons qu’il sera relativement moins fréquemment employé que son équivalent non marqué. Un autre exemple pour cet argument est le phénomène de neutralisation : dans une opposition entre deux phonèmes, c’est celui qui est non marqué qui subsiste en contexte de neutralisation. Mais inversement, on peut aussi décrire ce phénomène de la manière suivante : dans une opposition entre deux phonèmes, le phonème qui subsiste en contexte de neutralisation doit être considéré comme l’élément non marqué de l’opposition.

Selon Gurevich, les théories inspirées de (et basées sur) la théorie de la marque présentent aussi un défaut de circularité dans leur raisonnement. Elle cite, par exemple, les travaux menés par Greenberg qui visent à établir un lien entre la théorie de la marque et les universaux du langage :

Greenberg tente d’étendre la notion de marque à une certaine réalité psychologique, ou même à la nature humaine, en se basant sur le fait que ses caractéristiques peuvent s’appliquer à la phonologie, à la grammaire et au lexique. Il prétend que le concept de marque offre la possibilité de trouver des universaux plus spécifiques que ceux qui peuvent être décrits par des méthodes purement empiriques. Cette affirmation plutôt grandiose repose sur des

213 I […] argue that it is an ill-defined notion that relies on circular reasoning and, quite often, leads to conflicting or vacuous predictions.

arguments circulaires : Greenberg cherche la connexion entre la marque et les universaux en isolant les traits communs de la marque dans les différents domaines de la linguistique ; il utilise ensuite le fait qu’il puisse identifier de tels traits communs comme preuve de la connexion entre la théorie de la marque et les universaux. (Gurevich 2001 : 101 ; ma traduction214)

Enfin, Gurevich ajoute que l’utilisation de la notion de marque dans SPE (1968) mène aussi Chomsky et Halle à des raisonnements circulaires : dans leur théorie générative, ils décrivent les règles phonologiques naturelles observables dans les langues et présentent ces règles phonologiques sous la forme de « conventions de marque ». Par la suite, ces conventions de marque sont utilisées comme métrique d’évaluation pour sélectionner les règles phonologiques naturelles.