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II. Le système de traits

II.3 Système unaire et système binaire

II.3.1 Exemple de système unaire (Martinet)

Martinet ([1960] 1980), du point de vue phonémique, classe les consonnes du français uniquement selon leurs points d’articulation :

C’est en référence à la façon dont ils sont réalisés au moyen des ‘organes de la parole’ que seront identifiés ci-dessous les traits phoniques pertinents et que seront décrites les variantes des unités phonologiques. […] [L]a phonétique articulatoire reste plus familière à la plupart des linguistes et, en général, elle

permet de mieux percevoir la causalité des changements phonétiques. (Martinet [1960] 1980 : 38)

Notons tout d’abord que dans ses analyses, Martinet part de l’a priori théorique – inspiré des travaux de Troubetzkoy ([1939] 1976) – que pour normaliser les points d’articulation d’un système phonique d’une langue, il faut qu’au moins une fricative, par exemple, ait exactement le même lieu d’articulation qu’une occlusive, par exemple, sur le plan strictement phonétique. Prenons une langue fictive X ayant la classification phonétique suivante :

Dans cette langue fictive X, aucune fricative n’a exactement le même lieu d’articulation qu’une occlusive et par conséquent, Martinet ne normaliserait pas les points d’articulation de ce système. Il aboutirait donc au tableau phonémique suivant :

Au contraire, dans le cas d’une langue fictive Y ayant un système phonétique dans lequel une occlusive et une fricative sont produites au même lieu d’articulation, Martinet régulariserait les autres productions phoniques :

LANGUE

Nasales m n

D’où le système phonémique suivant pour la langue fictive Y :

Alvéo-dentales LANGUE

FICTIVE Y Labiales Vélaires

k Plosives p b t d

x Fricatives f v s z

Nasales m n

Cependant, pour en revenir au système de la langue française, celui-ci se rapproche plus de la langue fictive X dans la mesure où il ne vérifie pas la condition nécessaire pour la normalisation des points d’articulation. Ainsi, Martinet décide – sur le plan phonémique – de ne regrouper aucun couple de points d’articulation décrits au niveau phonétique et aboutit au Tableau 4.

La classification phonologique que propose Martinet peut être critiquée sur certains points. Tout d’abord, nous retrouvons, dans une même série , des phonèmes qui ont des modes d’articulation différents. En effet, en ne normalisant pas le système sur le plan phonémique, Martinet aboutit à un tableau où, par exemple, des plosives (telles que /p/) et des fricatives (telles que /f/) se retrouvent classées sur une même ligne. Par conséquent, Martinet est contraint – sur le plan strictement phonémique – de ne plus définir les séries à partir des modes d’articulation mais uniquement à partir du lieu.

113

Tableau 4 : Système consonantique du français décrit à l'aide de traits unaires (Martinet [1960] 1980 : 73)

Série

Labio-dentales

Bilabiales Apicales Sifflantes Chuintantes Palatale Vélaires Ordre

Sourdes p f t s k

Sonores b v d z

113 Une série est, selon Martinet ([1960] 1980 : 74), « une classe de phonèmes consonantiques caractérisés par un même trait […] qui s’ordonnent le long du chenal expiratoire ».

Nasales m n

Sur l’axe des séries comme sur l’axe des ordres , nous retrouvons des caractéristiques qui pourraient être regroupées sous des dénominations communes.

Martinet utilise trois caractéristiques distinctives qu’il nomme « sourde », « sonore » et « nasale ». Néanmoins, les propriétés « sourde » et « sonore » décrivent les deux pôles opposés d’une même caractéristique : la présence ou l’absence de la vibration des cordes vocales. Cette caractéristique n’est pas pertinente pour la catégorie des

« nasales ». Nous proposons donc la présentation étagée suivante (dans laquelle le trait [±VOISÉ] est utilisé pour caractériser l’opposition sourd ∼ sonore :

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-NASAL +NASAL

-VOISÉ +VOISÉ

Un autre exemple de classification étagée qui rendrait l’analyse de Martinet plus nette et plus précise concerne les productions phoniques dites bilabiales et labio-dentales. Ces dernières ont en commun l’intervention des lèvres lors de leur articulation. Par conséquent, il serait logique de les classer ensemble dans une même colonne regroupant toutes les consonnes labiales (parmi lesquelles certaines sont produites avec les deux lèvres et d’autres avec les lèvres et les dents). On pourrait même aller plus loin dans ce type de classification étagée et considérer qu’il existe deux catégories de consonnes : l’une regroupant les consonnes produites à l’aide des lèvres et l’autre regroupant les consonnes produites avec la langue :

114 Un ordre est, selon Martinet ([1960] 1980 : 74), une « [classe de phonèmes consonantiques] qui s’articulent au même point de ce chenal [expiratoire], et au moyen du même jeu du même organe ».

Or Martinet ne tient pas compte de cette distinction dans son analyse et sépare les différentes consonnes linguales au même titre qu’il sépare les consonnes labiales et linguales. Ainsi, les frontières entre les points d’articulation choisis par Martinet sont difficiles à délimiter.

Un autre exemple de critique qui pourrait être faite à la classification de Martinet concerne ce qu’il nomme « les sifflantes » et « les chuintantes ». Tout d’abord, ces termes ne désignent pas des lieux d’articulation, mais relèvent d’un phénomène acoustique causé par la forme du chenal expiratoire. En effet, les sifflantes et les chuintantes forment des sous-catégories de fricatives (les

« sulcales ») articulées avec un creusement en sillon de la partie antérieure de la langue. En ce qui concerne leurs points d’articulation, les sifflantes (/s/ et /z/) sont alvéolaires, alors que les chuintantes (/ / et / /) sont postalvéolaires. Lors de la classification des consonnes d’une langue, la distinction sulcale ∼ non sulcale n’est nécessaire que lorsque cette opposition a lieu pour un même point d’articulation ou pour deux points d’articulation pouvant être ramenés à un seul (par

« normalisation »). C’est le cas, par exemple, de l’anglais où il existe une opposition fricatives dentales non sulcales (/θ/ et /ð/) contre fricatives alvéolaires sulcales (/s/

et /z/). En français, ce type d’opposition n’a pas lieu et la distinction entre ces deux catégories de consonnes pourrait bien s’avérer inefficace lors de l’identification des éléments phoniques.

Enfin, les qualités distinctives choisies par Martinet sont de natures différentes : articulateurs supérieurs et inférieurs (exemple : « bilabiales »), articulateurs inférieurs uniquement (exemple : « apicales »), caractéristiques acoustiques (exemple : « sifflantes »), articulateurs supérieurs uniquement (exemple : « palatale ») :

Fricatives

Bilabiales Labio-dentales Apicales Sifflantes Chuintantes Palata

Nature de

L’utilisation des traits unaires par Martinet, selon une logique aussi dite « n-aire », se révèle donc être inadaptée à notre étude. Tout d’abord, une classification qui privilégie (et ne prend en compte que) les points d’articulation s’avère imprécise dans la mesure où les frontières entre les différents lieux sont floues. De plus, cette classification peut paraître incohérente car elle fait disparaître les modes d’articulation et mélange propriétés articulatoires et acoustiques. Il est aussi important d’ajouter que l’utilisation des « traits unaires » comme ceux de Martinet se révèle peu économique car les mêmes termes reviennent souvent à plusieurs niveaux. Enfin, cette logique n-aire, si elle permet une classification des phonèmes d’une langue, ne fait pas apparaître de degrés de complexité, que cette complexité soit absolue ou relative.