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I. Contexte scientifique

II.2 L’hypothèse universaliste

Dans la suite de ses recherches, Jakobson s’est distingué du Cercle linguistique de Prague en émettant plusieurs objections à la théorie saussurienne, ce qui l’a mené à une hypothèse universaliste basée sur la théorie des traits distinctifs.

Selon Jakobson, en considérant le phonème comme unité minimale de la langue, la théorie structuraliste classique d’obédience saussurienne connaît des limites importantes. Tout d’abord, elle ne permet pas d’aboutir à une structure phonémique pertinente d’une langue car elle n’est pas en mesure de révéler des liens de « parenté » profonde entre plusieurs phonèmes et donc d’organiser les phonèmes en classes naturelles. De plus, si elle permet de dire que deux phonèmes sont différents, elle ne peut pas non plus rendre compte de la nature de cette différence et donc identifier la structure de la langue à partir de l’inventaire de ses phonèmes.

Enfin, Jakobson nuance l’hypothèse de l’arbitraire du signe en phonologie et démontre aussi qu’il est possible de rendre compte des changements diachroniques – considérés par Saussure comme des événements accidentels et fortuits – grâce à la structure des langues.

Toutes ces objections vont mener Jakobson à émettre l’hypothèse que le phonème n’est pas le composant minimal de la langue : selon lui, le phonème n’est pas une entité irréductible ; il doit être considéré comme une forme constituée de traits distinctifs. La théorie des traits distinctifs prend alors une orientation tout à fait différente et comme l’explique bien Rastier,

[s]i le phonème est sans conteste une unité linguistique, aussi bien sur le plan paradigmatique que sur le plan syntagmatique, c’est maintenant une unité composée : un faisceau (‘bundle’) de traits. (Rastier 1967 : 96)

Chaque phonème est en effet décomposable en un complexe de traits distinctifs qui sont les véritables unités ultimes du langage. À partir de cette étude et officiellement dans Preliminaries to Speech Analysis (Jakobson, Fant et Halle [1952] 1965) et dans Fundamentals of Language (Jakobson et Halle 1956), Jakobson et ses collaborateurs

se démarquent de l’école structuraliste en démontrant que le phonème n’est pas un élément atomique, irréductible, inanalysable :

Les traits distinctifs sont les entités distinctives ultimes de la langue puisque aucun d’eux ne peut être découpé en unités linguistiques plus petites. Les traits distinctifs combinés en paquet simultané ou, comme Twaddel le suggère fort bien, concomitant, forment un phonème. (Jakobson, Fant et Halle [1952] 1965 : 3 ; ma traduction27)

Les traits distinctifs sont donc des unités primitives établies sur des critères purement relationnels. Dans une analyse, ils permettent de décrire les phonèmes à l’aide de paramètres similaires et donc de définir les caractéristiques partagées par les phonèmes afin d’établir des classes naturelles. À plus grande échelle, ils permettent de concevoir l’inventaire des phonèmes d’une langue sous la forme d’un système.

Dans sa théorie des traits distinctifs, Jakobson adopte une logique binaire extrême. Selon lui, et contrairement à l’idée défendue par Troubetzkoy28, toutes les oppositions sont de nature binaire. En ce qui concerne la mesure de la complexité, l’approche théorique binaire permet de rendre compte des oppositions entre les phonèmes. En effet, l'utilisation des traits binaires tels que +T ~ -T entraîne une nette distinctivité dans la présence et l'absence des propriétés fondamentales en jeu lors de la production des phonèmes. Souligner clairement quelle(s) caractéristique(s) distingue(nt) les phonèmes les uns des autres par leur présence ou par leur absence, permet au phonologue de comparer plus aisément les phonèmes entre eux et de mettre en place une échelle de complexité pertinente.

Durant la seconde guerre mondiale, alors qu’il séjourne à Harvard, dans le Massachusetts, au Danemark, en Norvège et en Suède, Jakobson concentre ses recherches sur le caractère universel des oppositions phonologiques. Il existerait, selon lui, des lois structurelles sous-jacentes à tous les systèmes phonémiques des langues. Dans Langage enfantin et aphasie ([1941] 1968) qui traite de l’acquisition et de la perte (aphasie) du langage29, il intègre une dimension supplémentaire à ses recherches en proposant une hiérarchie des oppositions phonologiques et par conséquent, des traits distinctifs. Ces hiérarchies sont, par exemple, le résultat de

27 The distinctive features are the ultimate distinctive entities of language since no one of them can be broken down into smaller linguistic units. The distinctive features combined into one simultaneous or, as Twaddell aptly suggests, concurrent bundle form a phoneme.

28 Voir « Partie 1, Chapitre 2, III.1 Taxonomie des types d’oppositions phonologiques ».

29 Voir « Partie 1, Chapitre 3, I.3 Universaux du langage et théorie de la marque ».

lois implicationnelles universelles telles que « l’existence d’un phonème y implique l’existence d’un phonème x dans le système phonologique » ou « l’existence d’un phonème y exclut l’existence d’un phonème x dans le même système phonologique ».

Ces lois implicationnelles ont permis à Jakobson d’approfondir son étude structurale et de tirer de nouvelles conclusions concernant le fonctionnement des phonèmes dans des analyses inter- et intrasystémiques. Il va postuler une distribution complémentaire des différentes réalisations articulatoires d’un phonème correspondant à un même paramètre acoustique. Par exemple, soit une langue A possédant le phonème /t/ dans son système phonémique. Cette langue ne pourra avoir qu’un seul phonème présentant un trait de bémolisation le distinguant d’un /t/

simple. En d’autres termes, trois possibilités sont envisageables : A pourra avoir la paire de phonèmes /t/ et / /30, ou la paire de phonèmes /t/ et /t°/31, ou la paire de phonèmes /t/ et /ta/32 ; mais en aucun cas, A n’aura deux phonèmes possédant des caractéristiques articulatoires correspondant au même trait [+BÉMOLISÉ].

C’est aussi grâce à cette méthode d’analyse binaire que Jakobson a pu introduire la notion d’« optimalité ». Par exemple, considérons les trois phonèmes /p/, /f/ et / /. Le premier (/p/) est une plosive articulée avec les deux lèvres (bilabiale). /f/ est une fricative articulée avec la lèvre supérieure et les dents inférieures (labio-dentale). Ces deux phonèmes partagent des points communs avec le phonème / / : celui-ci a le même mode d’articulation que /f/ (il s’agit aussi d’une fricative) et le même point d’articulation que /p/ (il est aussi articulé à l’aide des deux lèvres). Selon Jakobson, la condition d’optimalité, basée sur des critères physiologiques, mène à la conclusion qu’une plosive bilabiale et qu’une fricative labio-dentale sont des productions phoniques optimales33.

30 / / est une rétroflexe.

31 /t°/ est un /t/ dental ou alvéolaire vélarisé.

32 /ta/ est un /t/ dental ou alvéolaire pharyngalisé.

33 Ce point sera davantage développé plus loin dans notre étude. Voir « Partie 2, Chapitre 2, I.2.2 La rétroflexe et les fricatives bilabiales de l’éwé ».

Jakobson estime qu’il y a finalement plus de « parenté » entre /p/ et /f/ (parce que leurs réalisations phonétiques sont optimales, à la fois sur le plan articulatoire et sur le plan acoustique ; l’une étant une plosive bilabiale et l’autre étant une fricative labio-dentale) qu’entre /p/ et / / dans la mesure où / / ne remplit pas la condition d’optimalité en tant que fricative bilabiale.