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II. Le système de traits

II.3 Système unaire et système binaire

II.3.2 Exemple de système binaire (Jakobson)

Dans Six leçons sur le son et le sens (1976), Jakobson procède à l’analyse du système consonantique du français et adopte un système de traits distinctifs binaires.

Estimant que les lieux d’articulation ne se prêtent pas particulièrement au jeu des oppositions nécessaires à l’élaboration de traits binaires convaincants, Jakobson choisit plutôt d’axer son étude sur les propriétés acoustiques des productions phoniques :

Un examen plus attentif de l’œuvre jakobsonienne démontre que ce dernier penchait vers une priorité de la perception sur la production. Cette position est

articulée de façon très nette dans [The Sound Shape of Language], écrit en collaboration avec Waugh, mais elle caractérisait déjà [Fundamentals of Language] où il est affirmé que l’expérience auditive est le seul aspect du message encodé qui soit effectivement partagé par l’émetteur et le receveur, puisque l’émetteur normalement s’entend parler lui-même. (Durand 2005 : 6)

Selon Jakobson, les distinctions entre les phonèmes et leurs descriptions ne doivent pas directement se faire d’après leurs points d’articulation, du moins pas avec la méthode traditionnelle ; chaque analyse doit plutôt se concentrer sur les caractères distinctifs des phénomènes acoustiques en jeu lors de leurs réalisations :

La tâche ultérieure était de reconnaître que le classement habituel des consonnes selon leur point d’articulation était insuffisant pour dresser leur typologie phonologique, qui, comme l’avait clairement vu Sapir, n’a rien à voir avec le simple ‘point d’articulation’. Trois facteurs distincts devraient être distingués : le volume relatif et la configuration de la chambre de résonance, […] la relation entre le volume de la chambre de résonance et la position du rétrécissement le plus étroit […], et la relation entre le flux d’air et l’obstruction… (Jakobson 1973 : 147)

Après avoir concentré ses travaux sur le résonateur buccal, Jakobson conclut que ce dernier ne fonctionne pas comme un continuum régulier suivant lequel les propriétés acoustiques s’enchaîneraient de façon croissante ou décroissante. Par conséquent, il estime que les lieux d’articulation – dont les limites ne peuvent clairement être définies – doivent être regroupés selon les propriétés acoustiques des sons qu’ils produisent. Chaque « zone acoustique » présente ainsi un caractère différent qui s’oppose aux autres zones. Ainsi, un système d’oppositions basiques fondé sur l’argument acoustique mènerait à des résultats plus décisifs concernant la classification des phonèmes. Jakobson aboutit au tableau suivant concernant le système consonantique de la langue française :

Tableau 5 : Système consonantique du français (Jakobson 1976 : 101)

Centrifuges Centripètes

Dentales Labiales

n Nasales m

t / d p / b

Occlusives k /

Orales

s / z f / v

Constrictives /

Selon lui, le trait intrinsèque indispensable à ce système consonantique est [±COMPACT]. Dans son analyse, il utilise l’adjectif « centrifuge » pour décrire les phonèmes compacts au son plein et perceptible. Les phonèmes diffus, plus à l’avant de l’appareil articulatoire, sont quant à eux « centripètes ». Une autre qualité distinctive essentielle est le caractère grave ou aigu de la consonne. On aboutit ainsi au système suivant :

115

116

Tableau 6 : Système consonantique du français décrit à l'aide de traits binaires (Jakobson 1976)

[-COMPACT] [+COMPACT]

[+GRAVE] [-GRAVE]

[-CONTINU] p b t d k

[-NASAL] [+CONTINU] f v s z

[+NASAL] m n

Comme le montre le Tableau 6, cinq traits intrinsèques binaires sont donc utilisés pour décrire le système consonantique du français117 : [±COMPACT] ; [±GRAVE] ; [±CONTINU] ; [±NASAL] et [±VOISÉ]118.

La méthode binaire de Jakobson nous paraît plus adaptée à notre étude pour plusieurs raisons. Il est évident que du point de vue du nombre de termes utilisés pour décrire les consonnes du français, Jakobson présente un système bien plus économique que celui de Martinet. En effet, les neuf points d’articulation décrits par Martinet dans son système partiel du français sont réduits à deux traits binaires dans celui de Jakobson.

ARTICULATOIRE ACOUSTIQUE

115 Angl. Outward-flanged.

116 Angl. Inward-flanged.

117 Précisons que Jakobson, tout comme Martinet, ne traite qu’un sous-ensemble du système consonantique du français puisqu’il n’inclut pas les phonèmes /l/ et /r/.

118 Les consonnes de droite de chaque paire ont le trait [+VOISÉ].

Termes utilisés par

Martinet et dans la linguistique traditionnelle

Termes utilisés par Jakobson

Traits binaires de Jakobson

/p/ bilabiale périphérique centripète GRAVE DIFFUS

/f/ labio-dentale périphérique centripète GRAVE DIFFUS

/t/ apicale médian centripète AIGU DIFFUS

/s/ sifflante médian centripète AIGU DIFFUS

/ / chuintante médian centrifuge AIGU COMPACT

/ / palatale périphérique centrifuge GRAVE COMPACT

/k/ vélaire périphérique centrifuge GRAVE COMPACT

De plus, l'approche théorique de Jakobson permet de rendre compte des oppositions entre les phonèmes. En effet, l'utilisation des traits binaires tels que +T ~ -T met en lumière de façon très nette quelle(s) propriété(s), par leur présence ou leur absence, permet(tent) de différencier un phonème d’un autre.

Cependant, cette approche présente aussi des points faibles. Jakobson, en ne traitant pas la question des réalisations phonétiques, n'aborde pas les faits de diachronie et de réalisations articulatoires divergentes d'un même phonème au sein de langues différentes. Prenons par exemple le phonème /t/ du français. Dans cette langue, [t] a une réalisation dentale. Cette production peut être contrastée avec le phonème /t/ de l’anglais qui connaît plusieurs réalisations selon le contexte dans lequel il apparaît. Autrement dit, dans des contextes articulatoires différents, le /t/

de l’anglais se prononcera différemment. Par exemple :

• dans two, [t] est alvéolaire (il s’agit de sa réalisation de base en anglais) ;

• dans eighth, [t] est dental (notons cependant qu’il est placé plus en avant du point d'articulation du [t] dental du français) ;

• dans tree, [t] est postalvéolaire.

La liste de traits binaires distinctifs de Jakobson ne permet pas de rendre compte des détails des réalisations phonétiques. Dans l’exemple que nous venons de citer, elle ne pourrait pas rendre compte des différentes réalisations phonétiques du phonème /t/ dans la mesure où elle ne permet pas de décrire ces différentes réalisations.

Une autre critique peut être faite en ce qui concerne le trait [±COMPACT].

Comme nous l'avons déjà mentionné119, ce trait binaire décrit des phénomènes acoustiques liés à la forme et au volume du résonateur buccal en avant et en arrière du point de constriction. Nous avons vu que des consonnes et les semi-voyelles telles que [ ], [ŋ], [k], [ ], [j] et [w] sont compactes (et ont donc le trait [+COMPACT]), alors que d'autres consonnes telles que [p], [t] et [s] sont diffuses (et ont ainsi le trait [-COMPACT]). Le caractère [±COMPACT] se teste donc sur l’axe horizontal pour les consonnes ; axe qui correspond au lieu d’articulation des consonnes. Cependant, Jakobson utilise aussi ce trait binaire pour classer les voyelles, avec les résultats suivants : [a] est une voyelle compacte alors que [i] et [u] sont des voyelles diffuses. Or [i] et [u] se trouvent dans la zone des productions phoniques compactes des consonnes. En d’autres termes, il utilise, pour les voyelles, le même trait que pour les consonnes mais teste la compacité des voyelles sur l’axe vertical, c’est-à-dire l’axe qui correspond à leur degré d’aperture :

On a donc des équivalences entre les consonnes et les voyelles qui peuvent être établies :

Consonnes COMPACT GRAVE Voyelles

/t/ - - /i/

119 Voir « Partie 1, Chapitre 1, II.3.1 Les traits de sonorité ».

/p/ - + /u/

/k/ + + /a/

Le système de Jakobson vérifie donc les rapports d’équivalence suivants :

Le problème réside ici dans la réunion de deux paramètres différents – le lieu d’articulation des consonnes et le degré d’aperture des voyelles – en un seul trait de compacité. Le fait que le caractère [±COMPACT] ne se teste pas sur les mêmes axes pour les deux classes majeures mène à des contradictions notables. Par exemple, même s’il existe une différence infime entre les phonèmes /i/ et /j/ ou encore /u/ et /w/, les deux voyelles /i/ et /u/ ont le trait [-COMPACT], alors que les deux semi-voyelles /j/ et /w/ (que Jakobson évalue de la même manière qu’il le fait pour les consonnes) ont le trait [+COMPACT]. Ainsi, en choisissant d’utiliser ce même trait pour les voyelles et les consonnes et en postulant que la compacité ne se teste pas sur les mêmes axes pour ces deux catégories de phonèmes, Jakobson aboutit à un système qui ne reflète pas les affinités importantes que partagent certains phonèmes. /j/ et /w/ sont les contreparties vocaliques (ou semi-consonantiques) de /i/ et /u/ respectivement, et la divergence qu’entraîne le trait [±COMPACT] entre ces deux « couples » de phonèmes est très gênante.

II.4 Conclusion

Nous avons tenté de démontrer que l’utilisation des traits unaires de type martinetiste est une méthode peu économique et peu adaptée au traitement de la marque. Nous ne la retiendrons donc pas pour ces deux raisons. Dans notre approche structurelle des systèmes des différentes composantes de la langue, nous choisirons d’avoir recours à un système de traits distinctifs binaires. Deux raisons majeures motivent notre choix : tout d’abord, le caractère économique des traits binaires qui requièrent une terminologie concise – un trait binaire représente deux valeurs

puisque le trait peut être positif ou négatif – entre tout à fait dans le cadre de la théorisation que nous voulons atteindre. De plus, nous pensons qu’un système de traits binaires peut jouer un rôle déterminant dans la mesure de la complexité, alors que les traits unaires ne sont pas révélateurs pour l’identification et la mesure de la complexité. Décrire les différentes langues à l’aide d’un système de traits binaires unique nous permettra ainsi de procéder à des analyses diachroniques, mais aussi contrastives de ces langues.

III. Le binarisme

Dans notre étude, bien que nous adoptions la logique binaire utilisée par Jakobson et ses collaborateurs et par Chomsky et Halle, nous utiliserons un système de traits distinctifs différent de celui qu’ils ont créé et utilisé120. Dans notre élaboration d’un tel système, nous ferons face à certaines difficultés. En effet, comme Troubetzkoy ([1939] 1976) l’a souligné, les oppositions ne sont pas nécessairement privatives et c’est pour cette raison, entre autres, que le binarisme a été critiqué et rejeté121.